68 à Caen Une radicalité d’avant-garde

Caen, « l’Athènes normande », va connaître une forte secousse sociale quelques mois avant mai 1968, et « son » Mai sera quelque peu différent de celui d’autres régions.

Une région Basse-Normandie qui a connu une forte mutation…

I- Les années d’expansion

Dans les années 1950/1960, la région de Caen s’est profondément transformée avec le déclin des activités rurales et la décentralisation qui donne naissance à une jeune classe ouvrière. Le contexte de croissance favorise une relative paix sociale. Jusqu’alors, Caen était principalement une ville commerçante, universitaire et administrative. Des centres industriels anciens existaient à sa périphérie : sidérurgie, métallurgie (SMN, Tréfimétaux à Dives-sur-mer), mines de fer (au sud de Caen), chantiers navals de Blainville-sur-Orne. Ces lieux étaient les centres traditionnels du mouvement ouvrier, essentiellement le PCF et la CGT.

L’accélération de l’industrialisation est favorisée par la politique de décentralisation, dont bénéficie la région caennaise qui vient d’achever sa reconstruction. Ses atouts : la proximité de Paris et une main d’œuvre réputée dans les milieux patronaux « sérieuse et docile ». L’implantation de Moulinex, de la Radiotechnique, de Sonormel, Jaeger, Citroën et surtout de la SAVIEM crée une nouvelle classe ouvrière. De 1962 à 1966, ce sont 4 000 emplois créés en moyenne chaque année.

Ces nouveaux ouvriers sont en majorité sous qualifiés, ce sont des OS (Ouvriers Spécialisés) qui viennent en partie du monde rural. La croissance de l’emploi est accompagnée d’une forte poussée démographique. L’évolution du nombre d’habitants pour l’agglomération caennaise est parlante :

1962 : 117 466

1968 : 149 948

Cette croissance entraîne une urbanisation accélérée dans les quartiers de la périphérie caennaise. La population est, avec celle de Grenoble, la plus jeune de France. En 1968, 54,4% ont moins de 30 ans et 35,6% ont moins de 20 ans [32% de la population française a moins de 20 ans].

Cette jeunesse de la région et son expansion ont créé des espoirs, déçus fortement en cette année 1968.

Le malaise de 68

En 1967 le contexte économique se modifie. En effet, la crise économique amène un ralentissement de la production. Les grandes unités sont touchées par le chômage technique, c’est ainsi qu’en juin 1967 on passe à la semaine de 45 heures au lieu de 47, et des petites entreprises ferment. C’est aussi la fin des mines de fer de May-sur-Orne en décembre 1967.

Le nombre de demandeurs d’emploi augmente de 60% par rapport à 1962. Le pouvoir d’achat baisse, alors qu’il est déjà inférieur à celui de la région parisienne (25% pour Jaeger). Les cadences, l’encadrement hiérarchique pesant, accentuent le malaise des jeunes ouvriers. Pour ces jeunes ouvriers, OS pour la plupart, l’avenir semble bouché.

Le malaise social s’exprime fortement en cette année 1967, depuis la grève nationale du 1er février jusqu’à celle du 29 septembre contre les ordonnances sur la Sécurité Sociale. Les paysans ne sont pas en reste, le 2 octobre, ils sont 15 000 dans la rue derrière les pancartes de la FNSEA, le cortège, rassemblé au Château, se rend à la Préfecture où des échauffourées ont lieu avec les forces de l’ordre.

Le malaise de la jeunesse s’exprime notamment par des débats dans les MJC, interdits par la Municipalité en janvier 1967.

La sexualité, la contraception, le refus d’une autorité pesante dans les lycées, le désir de la majorité à 18 ans, la censure au cinéma, font l’objet de nombreuses discussions chez les jeunes. Le mouvement étudiant s’est politisé au travers de la guerre d’Algérie, en liaison avec le mouvement ouvrier. Il pèse sur la ville et sera un acteur important des « évènements ».

Le champ politique et syndical caennais

Le champ politique et syndical caennais présente des particularités, même s’il est traversé par les grandes évolutions nationales. Les bastions anciens sont contrôlés par le PCF et la CGT dans leur majorité. Il faut noter que le Parti Communiste Français détient 4 municipalités dans le département : Blainville-sur-Orne, Dives-sur-mer, Fleury-sur-Orne, Potigny. La CFDT, créée en 1964 à l’issue du congrès de déconfessionnalisation de la CFTC, a su capter les nouvelles couches de la classe ouvrière, en particulier chez les femmes et les OS. Elle compte dans ses rangs des militants venus de la JOC, de l’ACO, des catholiques influencés par le journal Témoignage Chrétien, et quelques prêtres ouvriers [la CGT compte aussi dans ses membres des prêtres ouvriers]. Cette implantation CFDT s’est réalisée également à la SMN (bastion traditionnel), mais surtout à la SAVIEM.

La CFTC, affaiblie par la scission de 1964, est faiblement présente dans les entreprises, tout comme FO. Quant au monde enseignant, il est représenté par la FEN, regroupant le SNI, le SNES et le SNESUP, et se trouve divisé en trois courants : Unité et Action, d’obédience communiste, Unité, Indépendance et Démocratie, de tendance modérée, et l’Ecole Emancipée, tendance marxiste révolutionnaire. Le SNI est majoritairement proche du PC et de la CGT, dans le SNES, Jean Petite, par ailleurs candidat du PSU aux législatives de 1967, défend une autre orientation.

Des victoires ont été obtenues en 1965 à la SAVIEM sur le problème de la cantine et d’une prime de transport. Les actions sont offensives, concrètes, et tranchent avec les grèves de 24 heures dont l’efficacité est remise en cause.

Une jonction s’est réalisée au moment de la guerre d’Algérie avec l’UNEF. Les liens entre la CFTC, puis la CFDT et l’UNEF seront un facteur important de la liaison étudiants-ouvriers. Le mouvement étudiant caennais est traversé par les ESU (lié au PSU) qui dirigent l’UNEF.

L’UEC comptait 120/130 étudiants en 1964, et publiait un journal, l’Etincelle.

Elle compte une opposition liée au PCI, Parti Communiste Internationaliste (section française de la 4è Internationale). Celle-ci s’oppose sur deux points à la direction de l’UEC. D’abord sur le Vietnam, elle met en avant la « victoire du FNL » et pas seulement le « Paix au Vietnam » prôné par le PCF et le Mouvement de la Paix, et surtout elle refuse la position du Parti Communiste qui appelle à voter Mitterrand dès le 1er tour de la Présidentielle de 1965. Les opposants sont en relation avec Alain Krivine et Henri Weber du secteur Sorbonne Lettres.

Un congrès extraordinaire les exclut à Nanterre en 1966. A Caen, l’opposition de gauche est majoritaire dans l’UEC (80 voix sur 120).

A la suite du congrès, c’est la création de la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire) dont Caen devient l’un des bastions, avec Rouen ou Dijon.

Les militants JCR s’affirment dans le mouvement étudiant, mais aussi par leur participation aux manifestations de Berlin et de Liège en soutien au peuple vietnamien. Ils poursuivent la publication de l’Etincelle qui devient organe de la JCR.

Un autre groupe trotskiste existe sur le campus : Révolte, beaucoup moins représentatif que la JCR.

Un courant maoïste est également influent : L’UJCML. Après avoir participé à l’exclusion des JCR, ils sont exclus à leur tour de l’UEC.

Le mouvement étudiant caennais compte alors 4 courants principaux : les ESU, qui tiennent la direction de l’UNEF, les JCR, l’UJCML. Quant à l’UEC, affaiblie par l’exclusion des trotskistes et des pro-chinois, elle subsiste mais reste marginalisée.

Notons aussi la présence d’un groupuscule d’extrême droite, Occident, regroupant surtout une poignée d’étudiants de Droit et Sciences-Eco, renforcés depuis la fin de la guerre d’Algérie par des Pieds noirs nostalgiques de l’Algérie française et dont le relatif succès de Tixier-Vignancour à la Présidentielle de 1965 a galvanisé les maigres troupes. Les militants d’Occident n’hésitent pas à faire le coup de poing contre les colleurs d’affiches et les distributeurs de tracts, mais n’arrivent pas à s’imposer auprès de la jeunesse étudiante. Ils disparaîtront de l’Université après Mai 68.

II. Janvier 68, un Mai avant l’heure

Un affrontement sans précédent

Le contexte économique de 1967 exacerbe les déceptions et les frustrations. L’affrontement sera d’autant plus violent que le préfet est un adepte de la manière forte. La visite du Ministre de l’Education Nationale, Alain Peyrefitte, le 18 janvier, déclenche la plus forte mobilisation étudiante depuis la guerre d’Algérie. Le ministre vient inaugurer le nouveau bâtiment de la faculté de Lettres :1 500 étudiants manifestent.

Le lendemain, la SAVIEM vote la grève illimitée avec piquets de grève et occupation. Ces formes de lutte offensives sont reprises volontiers par les jeunes travailleurs, souvent à l’initiative de la CFDT. Sonormel et Jaeger se joignent au mouvement. Les revendications concernent d’abord les salaires.

Le 24 janvier, les gardes mobiles attaquent le piquet de grève de la SAVIEM et 550 « jaunes » entrent dans l’usine. Les grévistes marchent alors sur Caen, ils sont stoppés par des barrages policiers au niveau de l’hôpital [aujourd’hui CHR avenue Clémenceau]. L’affrontement est violent, des poubelles servent de bouclier, les grenades offensives volent.

Cette journée du 24 est le tournant. Elle est suivie par une manifestation le 26, de 7 000 personnes (la plus forte depuis la libération). Cette fois, les manifestants, bien décidés à en découdre, sont casqués et ont avec eux des projectiles divers (roulements à billes…). Devant la Préfecture, les grilles sont jetées, dans tout le centre-ville c’est un affrontement qui dure toute la nuit. Les matériaux de construction du Drugstore (aujourd’hui le magasin C&A) servent de projectiles aux manifestants. Une guerre de rue commence, les policiers qui lancent des grenades lacrymogènes sont souvent obligés de reculer dans les petites rues, des cris fusent : « CRS-SS ! ». Des lampadaires sont arrachés, et des vitrines brisées. Le bruit de l’affrontement s’entend jusqu’aux portes de la ville, les radios comme Europe n°1 retransmettent les évènements en direct. La violence est assumée massivement par les manifestants, surtout des jeunes ouvriers.

En fin de soirée, des gens venus assister au récital du chanteur Serge Reggiani au TMC, se joignent aux manifestants. Le bilan est difficile à établir : 95 personnes appréhendées (13 inculpés), 36 blessés à l’hôpital, 250 soignés par des médecins de la ville. L’écho des évènements se répand dans toute la France et le Canard enchaîné titre : « Triques à la mode de Caen« .

Après le 26, le mouvement fait tache d’huile. Le mardi suivant, une grève générale est déclenchée dans les usines autour de Caen pour protester contre les brutalités policières. Un mouvement de solidarité sans précédent se développe dans tout le département. C’est ainsi qu’une pêche de solidarité est organisée à Trouville par les marins pêcheurs ; une collecte correspondant à une journée de pêche est apportée à la SAVIEM par l’intersyndicale de Trouville à l’initiative de la JCR. Douze mairies de la région organisent des collectes et mettent des cantines gratuites à la disposition des grévistes. Les Jeunesses Communistes collectent des fonds tout comme la JOC et la JAC. Les paysans de la région se rendent près des piquets de grève de l’usine de Blainville : leurs camions sont remplis de produits agricoles, lait, œufs, volailles, qu’ils offrent en solidarité aux grévistes. Le clergé lui-même est divisé, jusqu’à l’évêché. Le 2 février, l’évêque de Bayeux, monseigneur Jacquemin écrit dans un communiqué à la presse locale son souci du respect dû à la personne humaine et aux syndicats. Les étudiants multiplient les collectes avec les lycéens.

Le 30 janvier, 10 000 ouvriers sont en grève. Pour obtenir la reprise du travail, certaines entreprises lâchent des augmentations de salaire. Cependant, à la SAVIEM, le mouvement se poursuit, la répression se met en place. 20 ouvriers sont mis à pied, dont 5 délégués CFDT.

La fin du mouvement se déroule avec de fortes tensions et l’insatisfaction domine. A la SAVIEM, la CGT s’oppose à la CFDT sur les formes de lutte. Un pôle CGT-FEN-PCF, d’un côté, et, de l’autre, un pôle CFDT-mouvement étudiant (extrême-gauche), se dessinent sur la ville. Cela n’empêche pas l’unité des travailleurs dans les assemblées générales et les intersyndicales à la base.

Les leçons du mouvement

Jean Lacouture écrit un article dans le Monde du 7 février 1968 à propos des évènements de Caen, intitulé : « de la grève à la jacquerie ouvrière« . Pour la JCR, ces évènements valident les analyses d’Ernest Mandel (dans son débat avec Herbert Marcuse) sur le fait que les ouvriers des pays capitalistes portent toujours un potentiel anticapitaliste et révolutionnaire. Le n° 29 de L’Etincelle du 7 février 1968 titre : »Le premier grand combat des jeunes travailleurs caennais : le mouvement ouvrier s’aguerrit dans la lutte« . Yves Salesse écrit dans Avant-Garde Jeunesse de janvier-février 1968 : « Le Mans, Mulhouse, Nantes, Caen, ne sont pas des accidents. Ils sont les symptômes les plus nets d’un grand mouvement national profond et diffus qui se cherche« . La Revue Quatrième Internationale de février 1968 écrit : « Caen, Redon, c’est un grand mouvement national qui échappe aux organisations syndicales, dépassant les grèves de 24 heures qui sont en gestation, une crise majeure est en train de se préparer !« 

Pour des syndicalistes caennais, janvier 1968 est une sorte de passage de témoin entre la SMN et la SAVIEM au niveau des luttes.

On le voit, des leçons sont tirées de janvier, et mai ne sera pas une surprise pour une partie des militants ouvriers.

De janvier à mai

De janvier à mai, les mouvements sociaux se poursuivent de façon plus limitée, mais ils sont autant de symptômes d’une situation grave. Cela concerne les marins-pêcheurs protestant contre les circuits de distribution, les usines de Honfleur, les imprimeries Caron et Ozanne de Caen. Après l’expérience de janvier, la jeune classe ouvrière se montrera sensible aux mouvements étudiants parisiens dans leur affrontement avec l’Etat.

Elle échappe en partie au contrôle des appareils traditionnels, en particulier le PCF, et utilise de nouvelles formes de luttes : grèves illimitées, reconductibles, piquets de grève avec occupation… Cette exemplarité peut être jouée également par le mouvement étudiant qui, lui aussi, échappe au contrôle des appareils.

III. LE MAI DE CAEN

L’extension de la grève

C’est dans cette perspective que la JCR propose une manifestation de solidarité dès le 6 mai pour protester contre l’évacuation de la Sorbonne.

5 à 600 manifestants casqués attaquent symboliquement la Préfecture, pour l’exemple. Il s’agit de déclencher par cette action la mobilisation des bataillons de la classe ouvrière. Un journaliste mal inspiré écrit : « c’est la fin des groupuscules« .

Le 10 mai, puis le 13, la grève s’étend. La SAVIEM entre en lutte suivant l’exemple de Renault-Cléon. Les cheminots, les postiers de Caen-Gare cessent le travail. Le lundi 13 mai connaît une grande manifestation à Caen pour protester contre les violences policières imposées aux étudiants parisiens, elle rassemble ouvriers, étudiants et fonctionnaires. Le 21 mai, c’est la grève sur tout le département. L’occupation est active, le drapeau rouge flotte sur la gare de Caen et sur la SAVIEM. Une banderole proclame : « la SAVIEM appartient aux travailleurs« .

Chez Jaeger, les cadences sont dénoncées : « Les compteurs défilent, les femmes tombent« . On dénonce également l’autoritarisme et les petits chefs.

Les occupations respectent l’outil de travail, en particulier à la SMN, car un haut-fourneau éteint met plusieurs mois à se remettre en route. Des équipes se constituent pour maintenir les installations en état.

Chez Moulinex, les travailleuses installent des tentes. Les piquets de grève contrôlent les entrées. La lutte est dirigée par des intersyndicales qui s’élargissent parfois à des comités de grève dans lesquels s’investissent les non-syndiqués (comme à la SAVIEM). Dans tous les cas, ce sont les assemblées du personnel qui contrôlent et décident de l’action.

A l’Université, les grévistes s’organisent en commissions de travail. Elles réunissent enseignants et étudiants, mais aussi les lycéens, en particulier ceux de Malherbe où existe un groupe JCR.

La grève étudiante est organisée par des comités d’action regroupés dans un comité de coordination qui assure les relations avec l’extérieur. Un atelier de sérigraphie crée les affiches du mouvement, signées « Université autonome et populaire de Caen ». Certaines sont reprises de l’Atelier populaire des Beaux-Arts de Paris. Enfin, le 18 mai, l’Université de Caen est déclarée autonome. Débats et assemblées générales se succèdent réunissant parfois jusqu’à 3 000 personnes dans les amphis pleins à craquer et où s’affrontent verbalement trotskistes, maoïstes et quelques anarchistes.

La place de la Mare, dans le bas du Gaillon, devient vite le point de ralliement des étudiants, avec la « cocotte-minute » [Petit promontoire métallique de couleur blanche, utilisé alors par le gardien de la paix pour régler la circulation] qui sert de tribune aux leaders étudiants. Et surtout avec la Maison de l’A, véritable quartier général où s’échafaudent les projets d’action autour d’un café ou d’un hot-dog, les murs des salles de réunion étant recouverts de papiers porteurs de slogans et d’affiches.

Le 22 mai est lancé un appel du 15è RIMCA de Mutzig (Régiment d’Infanterie Mécanisée). Ce sera un des seuls exemples en 1968. C’est un groupe de soldats qui affirme qu’il fraternisera avec les ouvriers si de Gaulle fait intervenir l’armée. Ce comité de soldats a été créé par un militant JCR de Caen. Il renoue avec les traditions de l’antimilitarisme du mouvement ouvrier.

La liaison étudiants/ouvriers

La qualité de la liaison étudiants/ouvriers est très intéressante par rapport à d’autres régions. C’est une tradition locale qui perdure depuis la guerre d’Algérie. Les échanges sont favorisés par les syndicalistes CFDT, tels Guy Robert ou Claude Cagnard, et par l’extrême gauche.

Des étudiants rendent visite aux ouvriers de la SAVIEM qui occupent leur usine. On leur fait la « visite des ateliers ». Des dirigeants CGT tentent parfois d’écarter ces « éléments extérieurs à la classe ouvrière » et suspectés de « gauchisme ». Des films comme « les raisins de la colère » ou « Potemkine » d’Eisenstein sont projetés dans les ateliers ; un groupe de rock, les What’s, se produit, tandis que les comédiens de la « contrescarpe » jouent à la SMN et à la SAVIEM.

Une « longue marche » est organisée depuis l’Université jusqu’aux usines en passant par la gare. La JCR et l’UJCML y sont très présents.

Une commission luttes ouvrières/luttes étudiantes existe d’ailleurs à la fac. De nombreux militants syndicaux et des jeunes travailleurs viennent régulièrement aux AG et découvrent des débats, parfois abstraits, où prennent la parole Claude Lefort, professeur de sociologie, membre de Socialisme ou Barbarie, Marcel Gauchet, situationniste, Jean-Louis Cardi, de l’UNEF, Yves Salesse, leader étudiant JCR, ou encore Claude Mabboux-Stromberg, professeur de physique nucléaire. Cette liaison n’empêche pas le respect de l’autonomie de chacun. Au cours des manifestations quasi-quotidiennes, les chants de l’Internationale et de la Jeune Garde sont repris en chœur, le drapeau rouge est souvent brandi, de même, et parfois, le drapeau noir.

Caen ville morte

Une autre particularité du Mai caennais est l’opération « Caen ville morte ». A Nantes, l’expérience sera poussée plus loin puisque le comité de grève dirige et contrôle la ville.

A Caen, le 29 mai, c’est le temps fort de mai 68. Cette opération suit un grand meeting qui s’est déroulé le 24 dans les rues de la ville. Il s’agit, selon la JCR, de « marquer l’emprise du mouvement sur la ville, de montrer un double pouvoir, mais sans structures du double pouvoir« . C’est l’Union Départementale CFDT qui propose en intersyndicale de déclarer « Caen ville fermée » en bloquant toutes les entrées de la ville. La CGT craint une dynamique qui déborde le cadre de la grève et n’approuve pas son principe. Les discussions sont très longues et finalement le blocage est décidé.

L’opération débute dans l’après-midi. Huit barrages bloquent les entrées de la ville, les magasins sont fermés, les rues sont vides.

Les entrées ont été réparties par entreprises ou groupes de militants. Par exemple, la SMN, Sonormel, Moulinex, Jaeger, bloquent la direction de Paris, la SAVIEM, avec les étudiants, bloque la sortie vers la Bretagne, en direction de Bayeux ce sont les électriciens et les enseignants. Tous les ponts sur l’Orne sont également bloqués. Une atmosphère de fête règne sur les points de contrôle et les discussions vont bon train entre ouvriers et étudiants.

Le blocage de la ville est levé le soir même, sans intervention de la police. Le préfet a-t-il été sensible à la visite d’une délégation de partis de gauche et de prêtres lui demandant de ne pas faire intervenir les forces de l’ordre ?

Pas de violence donc pendant le Mai Caennais, à la différence de janvier, même si parfois les pavés volent, comme ce jour de manifestation où un militant anarchiste s’en prend au commissariat de police en lançant un projectile, et même si le drapeau rouge est hissé sur le fronton de la Chambre de Commerce. La population sent confusément qu’il existe un autre pouvoir. Les militants JCR ou ESU sont interpellés par les gens sur des problèmes de circulation ou de voisinage, comme s’ils étaient le nouveau pouvoir.

Vers la fin du mouvement

A Paris, De Gaulle a lancé sa contre-offensive après sa disparition à Baden-Baden où il rencontre le général Massu, chef des armées, qui lui conseille de reprendre la main. Il lance solennellement son appel radiodiffusé : « La réforme, oui, la chienlit, non !« . De nombreux étudiants, regroupés dans la Maison de l’A, écoutent cette intervention télévisée du chef de l’Etat.

Le 30 mai, c’est le tour de la droite de manifester avec les CDR et l’UDR, aux cris de « Vive de Gaulle ! A bas la chienlit ! « . Ils sont 4 à 5 000 à Caen. Des contre-manifestants sont présents, la situation est très tendue.

Le lendemain, 20 000 manifestants défilent dans les rues de Caen, la manifestation, qui doit se disloquer place de la Mare, est appelée à passer devant la clinique de la Miséricorde, les leaders arrivent à imposer aux manifestants le silence total sous les murs de la clinique. C’est d’ailleurs un des seuls exemples au niveau national de riposte à la manifestation organisée par l’UDR.

Caen se distingue encore : « Le fascisme ne passera pas ! » ou « Nous sommes la majorité !« .

Les élections législatives sont en marche. Il s’agit de faire rentrer le fleuve dans le lit. La gauche traditionnelle retrouve là son terrain de prédilection et prépare activement ces élections.

L’extrême gauche appelle à l’abstention, des bulletins de vote factices, sur lesquels est imprimée la phrase « j’ai déjà voté pour la révolution en me battant sur les barricades« , sont distribués aux étudiants. Alain Krivine, leader national de la JCR parle de « farce électorale » [rappelons que le droit de vote, comme la majorité, est alors fixé à 21 ans].

Le gouvernement veut accélérer la reprise du travail en organisant la répression. La JCR organise encore un meeting à Caen de 500 personnes. Mais pour ses militants comme pour ceux de l’UJCML, c’est la dissolution et la traque des militants. Yves Salesse, dirigeant local de la JCR est renvoyé de l’Education Nationale.

Dans les entreprises, le patronat n’est pas en reste, des militants sont menacés physiquement. Guy Robert, militant CFDT à la SAVIEM, ne sera pas réintégré à l’issue de son service militaire, et il faudra une longue bataille pour obtenir sa réintégration. Des dizaines de syndicalistes sont réprimés dans la région, tels R. Masseron (SMN), ou R. Lebris (David). La répression est à la mesure de la peur qu’ont connue les dirigeants patronaux.

Les effets de 68

Après 1968, le mouvement ouvrier sera durablement modifié. La CFDT bas-normande sera touchée par le reflux du mouvement et par la répression, mais elle s’affirmera dans la décennie suivante comme une force motrice des luttes. Une nouvelle génération ouvrière a fait l’expérience de formes de lutte offensives. Elles seront reprises dans les luttes chez Caron-Ozanne et chez Pirou à Bretoncelles avec contrôle ouvrier à l’image de Lip. Le mouvement étudiant a montré lui aussi sa force sous l’impulsion d’une extrême-gauche puissante. La jeunesse scolarisée a acquis des droits nouveaux et entend s’en servir.

La JCR et le PCI vont donner naissance au journal Rouge et à la Ligue Communiste (janvier 1969). La descendance de l’UJCML sera représentée par la Cause du Peuple, le PCR ou l’Humanité Rouge. Le PSU connaîtra encore une audience importante et Révoltes muera en AJS. Une agence de presse d’extrême gauche, l’APL, sera créée.

Le courant socialiste, discret en tant que parti en 1968, se reconstruit autour de Louis Mexandeau, animateur caennais de la Convention des Institutions Républicaines. Le congrès d’Epinay de 1971, créant le Parti Socialiste et le Programme commun avec les Communistes et les Radicaux de gauche, sonnera l’heure du renouveau pour les socialistes.

Le Parti Communiste Français a raté, lui, le rendez-vous avec la génération de 68, cela n’apparaîtra que beaucoup plus tard.

Les mobilisations massives se répèteront tout au long des années 1970. Elles commencent fin juillet 1968 avec l’affaire du TMC de Caen (Théâtre Maison de la Culture). En effet, Jo Tréhard, son directeur, est remercié par la mairie en raison d’une programmation jugée « non-conforme au goût des Caennais« . Des manifestations massives, souvent violentes, vont achever une année 68 décidément bien « chaude » à Caen.

André Delorme

Sigles

ACO : Action Catholique Ouvrière

AJS : Agence des Jeunes pour le Socialisme

APL : Agence de Presse Libération

CDR : Comités de Défense de la République

CFTC : Confédération Française des Travailleurs Chrétiens

CFDT : Confédération Française et Démocratique du Travail

CGT : Confédération Générale du Travail

ESU : Etudiants Socialistes Unifiés

FEN : Fédération de l’Education Nationale

FNSEA : Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles

FO : Force Ouvrière

JAC : Jeunesse Agricole Chrétienne

JCR : Jeunesse Communiste Révolutionnaire

JEC : Jeunesse Etudiante Chrétienne

JOC : Jeunesse Ouvrière Chrétienne

MJC : Maison des Jeunes et de la Culture

PCF : Parti Communiste Français

PCI : Parti Communiste Internationaliste

PCMLF : Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France

PCR : Parti Communiste Révolutionnaire

PSU : Parti Socialiste Unifié

SNES : Syndicat National de l’Enseignement Secondaire

SNESUP : Syndicat National de l’Enseignement Supérieur

SNI : Syndicat National des Instituteurs

UDR : Union pour la Défense de la République

UEC : Union des Etudiants Communistes

UNEF : Union Nationale des Etudiants de France

UJCML : Union des Jeunesses Communistes

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