Henri Weber, réservant à un second volume de ses mémoires l’histoire de son parcours, de membre, responsable et élu du Parti socialiste, a consacré ce livre à son enfance, ses premiers engagements politiques. En particulier à la Jeunesse communiste révolutionnaire, dont il fut un des fondateurs, et son rôle dans mouvement de Mai 68, puis à sa progressive prise de distance avec la voie révolutionnaire.
Les événements de Mai s’inscrivent donc comme un moment décisif d’un long parcours politique personnel, dont Henri Weber ne renie rien – ce qui, rappelle-t-il avec humour, l’a amené à produire un livre tous le dix ans à eux consacré.
A l’heure de ce cinquantenaire, le registre autobiographique adopté, qui évite de faire des histoires, et de prétendre à l’objectivité historique, offre un récit fort alerte et de lecture agréable. Le choix est celui de la subjectivité, pour rendre compte des enthousiasmes et des certitudes illusoires, ainsi que de la difficulté d’accepter le nécessaire retrait une fois la vague retombée.
La question du pouvoir se trouva-t-elle posée ?
Le problème a été soulevé à plusieurs reprises. Une nouvelle fois Henri Weber remet le sujet sur le métier, sans épuiser toutes les interrogations.
« Certes, le « constat de Grenelle« présenté par Georges Séguy devant l’assemblée générale des ouvriers de Renault fut copieusement sifflé, le 27 mai, et le secrétaire général de la CGT dut promettre de revoir sa copie. Mais la majorité des travailleurs qui l’ont censuré voulaient davantage d’avancées sociales, un meilleur accord, pas la révolution. A aucun moment, en mai-juin 1968, l’hégémonie de la CGT et du PCF à Renault n’a été sérieusement menacée.
Mais si la conquête du pouvoir d’État par un « conseil central des comités de grève et de citoyens« était hors de portée, quel débouché politique pouvions-nous proposer à un mouvement social d’une ampleur sans précédent ? La crise au sommet de l’État était telle que cette question devenait chaque jour plus lancinante ». (p128) Pour illustrer le propos Henri Weber cite en note les révélations de Jacques Chirac, évoquées dans le Nouvel Observateur du 15-21 janvier 1988, quant au climat de décomposition régnant alors dans les hautes sphères du pouvoir. Et également l’aveu de Raymond Aron dans ses Mémoires : « Moi aussi, les 29 et 30 mai, je craignis que la révolte ne glissât vers la révolution ». Situation qui amena la JCR à participer au meeting du stade de Charléty qui voulait porter la possibilité d’un gouvernement dirigé par Pierre Mendès-France. Henri Weber explique à ce sujet : « « Un gouvernement Mendès, ou Mitterrand-Mendès, installé par le mouvement étudiant et la grève générale ouvrière, est sans doute le maximum de ce que nous pouvons obtenir, dis-je à Krivine et à Bensaïd. A nous d’y placer des candidatures emblématiques du mouvement de Mai et de mettre à profit cette première alternance pour nous renforcer et nous implanter dans les entreprises« . A leur mine contrite, je vis qu’ils n’y croyaient pas trop. » (p130)
Rien de cela n’eut lieu. Ce qui put paraître parfaitement secondaire dès lors que de Gaulle eut repris en mains la situation, et qu’on décida que l’on venait de vivre une « répétition générale« . L’heure était à une tâche d’ampleur : construire le Parti révolutionnaire, qui venait de faire défaut pour que la mobilisation enclenche une révolution et débouche sur le pouvoir. La question du facteur subjectif, la direction révolutionnaire du mouvement ouvrier, thèse centrale du trotskisme (1), dont non sans autodérision Henri Weber explique sa capacité à expliquer tous les échecs subis. Par exemple ceux des « transitions« en Espagne et au Portugal qui ont escamoté l’espoir d’une sortie de la dictature par la révolution : « Nous ne fûmes pas surpris outre mesure par ce nouvel échec de la révolution socialiste. Les trotskistes ont une casuistique imparable pour ce genre de circonstances : en l’absence de parti révolutionnaire suffisamment implanté, répètent-ils, une situation révolutionnaire ne peut se transformer en révolution victorieuse. Les psychanalystes appellent cela la « causalité métonymique« , ou la « causalité par l’absence« » (p214)
En 1968 Henri Weber et Daniel Bensaïd, confinés dans l’appartement de Marguerite Duras, se livrèrent brillamment à l’exercice en écrivant le livre Mai 1968 : une répétition générale (2). Cinquante ans après, Henri Weber opère un intéressant retour critique sur ce même ouvrage : « A la relecture, ce livre reste pertinent dans sa dimension narrative et descriptive, beaucoup moins dans sa dimension interprétative. Nous lisions les événements à travers nos archaïques lunettes léninistes, ce qui nous conduisait à les solliciter passablement. Nous surestimions la volonté de la classe ouvrière de rompre avec capitalisme et de lui substituer un autre mode de production, réputé socialiste. Nous exagérions la crise de décomposition de l’État : si un certain affolement s’était emparé de ses sommets, dû principalement, à la versatilité inhabituelle du générale de Gaulle, l’Administration, l’armée, la police, restaient fermes sur leurs bases. Nous sous-estimions à l’inverse l’emprise des réformistes sur les salariés, et sonnions en conséquence à tort le glas de la social-démocratie et du national-communisme. Nous exagérions le caractère révolutionnaire de la situation et sous-évaluions ses dimensions générationnelle, libertaire, hédoniste, messianique. Notre diagnostic sur l’ « actualité de révolution socialiste en Europe« était erroné. Nous allions mettre cinq ans à nous en apercevoir. » (p138).
L’histoire a confirmé que l’analyse alors élaborée ne pouvait armer face à l’Union de la gauche qui allait se constituer dès 1972, faisant rêver que « Mitterrand serait notre Kerenski. Nouveaux bolchéviks, nous allions déborder les réformistes au pouvoir en chevauchant le tigre du mouvement social » (p235).
On pourrait chicaner Henri Weber sur sa tendance à donner à son « nous » une inclusivité aussi généreuse que contestable, mais non sur sa lucidité quant à sa propre évolution intellectuelle et politique. Il explique, après l’échec italien de 1976 : « J’éprouvais les premières atteintes d’une crise de foi. « Et si notre diagnostic sur l’actualité de la révolution socialiste en Europe était erroné ?Me demandai-je, paniqué. Et si nous prenions simpement nos désirs pour la réalité ? Et si notre conception de la transformation sociale et de la conquête du pouvoir, inspirée du modèle de révolution d’Octobre, même raffiné, était inadéquate dans nos vieilles démocraties occidentales développées ?« Autant de questions auxquelles j’allais répondre peu à peu, par l’affirmative. » (p236)
Ce fut donc entre Henri Weber et la Ligue la rupture, sans cris ni larmes, par épuisement d’une croyance : « Au tournant des années quatre-vingt, toutefois, j’avais rompu avec le trotskisme et le léninisme, et je savais précisément pourquoi ». (p242) « Peu à peu s’est imposée à moi la conviction que le trotskisme, sous se différents avatars, n’était pas voué à l’extrême marginalité, partout et toujours, parce qu’il subissait les foudres d’ennemis retors et puissants, mais tout simplement parce qu’il était faux, théoriquement et politiquement » (p244)
Verdict définitif qui valait conversion, puisque l’expérience et l’étude ont conduit Henri Weber à considérer qu’une alternative au trotskisme était réellement existante : la voie social-démocrate : « J’avais rompu avec l’utopie chimérique du communisme et embrassé l’utopie réaliste du socialisme démocratique. Je n’espérais plus instaurer le meilleur des mondes, mais édifier, plus modestement, un monde meilleur. » (265)
On attend avec impatience le deuxième volume des mémoires de Henri Weber. Nous convaincra-t-il que le Parti socialiste fut porteur d’une stratégie d’accès au socialisme démocratique ? D’autant que le débat reste à poursuivre pour savoir si l’obligation de renoncer à certaines illusions révolutionnaristes condamne nécessairement à abandonner l’hypothèse révolutionnaire, et les engagements militants en découlant…
Notes :
(1) : Cf. la phrae inaugurale du Programme de transition : « La situation politique mondiale dans son ensmeble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat. »
(2) : Voir dans ContreTemps n°37 la reprise d’un entretien dans lequel Daniel Bensaïd parlait également de ce même livre.