3 textes de discussions autour de la théorie marxiste de la valeur

Michel Husson, dans Forme et mesure de la valeur et Tran Hai Hac, dans Critique de la valeur-travail : forme valeur, abstraction réelle et concept de la monnaie discutent des analyses de Jean-Marie Vincent sur le thème Critique de l’économisme chez Marx et économisme chez Marx.


Critique de l’économisme et économisme chez Marx
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Jean-Marie VINCENT

On reproche souvent à Marx d’avoir conçu son œuvre de critique de la société capitaliste dans une perspective économiste, en sacrifiant à un paradigme de la production, en particulier dans ses écrits de la maturité. La réalité sociale serait ainsi réduite à la production de la vie et au travail comme activité d’autoréalisation. L’économique deviendrait, par là même, la clé permettant de comprendre la constitution des sociétés. Pour prendre un exemple contemporain de ces critiques, on peut se référer à Jurgen Habermas qui croit pouvoir discerner chez Marx une sous-estimation préjudiciable de la communication et de son rôle dans les rapports sociaux, en même temps qu’une surestimation des aspects instrumentaux et cognitifs dans l’agir humain. Il est vrai que, pour avancer de telles vues, Jurgen Habermas peut s’appuyer sur la tradition marxiste elle-même, sur ces innombrables commentaires, traités, manuels qui ont ressassé la prédominance de l’économie, du travail, et ont interprété le passage à un autre type de société comme fondamentalement lié à une réorganisation de l’économie.

Pourtant si l’on veut bien se donner la peine de lire Marx avec attention, sans dévotion ni déférence, mais aussi sans prévention, on peut trouver chez lui des mises en question explicites de l’économisme propre aux sociétés contemporaines. On peut d’abord constater qu’il refuse d’hypostasier le travail, et d’en faire une sorte de relation instrumentale transhistorique des hommes à la nature et à leur environnement. Le travail dont il parle n’est pas un donné anthropologique, une activité de production qui se caractériserait essentiellement par ses prolongements techniques (les instruments de travail, les outils de production) et par ses résultats observables (produits, services). Ce n’est donc pas au premier chef une activité (ou un ensemble d’activités coordonnées), c’est un rapport social, un agencement social spécifique d’activités. Il explique inlassablement dans les Grundrisse, comme dans le Capital, que le travail concret des individus dans la production est le support du travail abstrait qui alimente le renouvellement et l’extension du capital. En d’autres termes, le rapport social de travail est un mode de captation d’une part essentielle des activités humaines au bénéfice d’une immense machinerie sociale (le mouvement des capitaux). Le travail dans la société capitaliste n’est en aucun cas dominé par la recherche de valeurs d’usage ou par une logique de la consommation, mais bien par une logique de la production pour la production de valeurs (capitaux et marchandises). L’économisme est inhérent à la société capitaliste, il est fondé sur l’autonomisation des mouvements de valorisation par rapport à ceux qui en sont porteurs, les travailleurs salariés, qui voient leur échapper les conditions de production, et les capitalistes, qui ne sont guère plus que des fonctionnaires du capital. Le rapport social de travail n’est pas une confrontation directe, immédiate entre capitalistes et salariés, il est surtout rapport entre des capitaux, rapport entre les différentes composantes du capital, capital constant et capital variable, absorption du travail vivant par le travail mort.

C’est tout cela que Marx se propose d’élucider et de déconstruire en mettant en évidence les aveuglements de l’économie politique. Dans les Théories sur la plus-value (Theorien iiber den Mehrwert) (1), il s’efforce notamment de montrer les faiblesses de la théorie de la valeur-travail de Ricardo. Pour ce dernier, il s’agit essentiellement d’une théorie de la mesure de la valeur par le temps de travail et les quantités de travail. Or, avant même de mesurer, il faut savoir ce que l’on mesure et se demander, comme dit Marx, ce qui constitue la substance du travail, et bien sûr, de la valeur. Pour cela, on doit se garder de faire appel à des référents naturels, mais, au contraire, on doit analyser des formes sociales en mouvement, et des dynamiques qui donnent forme à des relations sociales. Le travail comme activité n’est pas spontanément une réalité homogène, et pour qu’il puisse devenir la partie variable du capital, il faut qu’il subisse toute une série de conditionnements et de métamorphoses. Il faut en particulier qu’il y ait conditionnement de la capacité d’agir et de travail des salariés pour en faire une force de travail, c’est-à-dire un mode d’intervention répétitif et estampillé (qualification, formation) dans la production. Le temps de travail, en ce sens, ne relève pas d’une temporalité naturelle, il est une résultante des métamorphoses du capital (le retour à lui-même après des transformations successives). Ces substances, le travail et la valeur, sont en ce sens des substances en mouvement qui passent de formes en formes et il serait vain de vouloir les étalonner à partir d’instruments de mesure simples, statiques et fixés une fois pour toutes. Comme le fait observer Marx contre Ricardo, la journée de travail n’est jamais identique à elle-même, et partagée selon les mêmes proportions entre travail nécessaire et survaleur.

Il y a, en fait, une dialectique complexe de la captation du travail vivant par le travail mort (la machinerie capitaliste). Les travailleurs salariés sont une réalité vivante, plastique, qui est elle- même confrontée aux changements incessants des rythmes de l’accumulation du capital. Des ajustements, des adaptations, voire des mutations de relations entre les procès du capital et les procès de travail sont en permanence à l’ordre du jour. Les rapports entre capital et travail ne sont ainsi jamais vraiment du repos, même si le rapport social de production se reproduit à travers le mouvement même de l’accumulation sous la dominance du capital. C’est pourquoi il faut bien voir que l’objectivité de la valeur (et de la dynamique de la valorisation), qui s’impose à tous les agents économiques, est de nature processuelle. Marx le signale en faisant remarquer que la valeur doit organiser sa propre représentation (Darstellung) et développer ses propres instruments de mesure à travers la valorisation. Il écrit de façon caractéristique, toujours dans les Théories sur la plus-value que la grandeur de valeur n’est que la forme de la valeur ou la forme de la marchandise (2), et que, pour saisir l’économique, il faut recourir à ses déterminations formelles ou encore déployer sa déterminité formelle (Formbestimmtheit). Ce langage peut sembler obscur de prime abord ; il s’éclaire assez vite, si l’on admet comme Marx que la dynamique économique autonomisée et dominante par rapport aux autres activités sociales passe par-dessus la tête des hommes. Les rapports économiques sont, certes, produits et reproduits par les agents économiques, mais ils se présentent essentiellement comme des rapports sociaux entre des choses.

Pour employer un autre langage, on pourrait dire que la socialité est comme déposée dans les formes de la valorisation, et que les représentations objectivantes, que ces dernières produisent sans discontinuer, éblouissent et aveuglent les individus. Cela a pour effet d’occulter des aspects importants de l’exploitation, notamment ses aspects collectifs, ce que Marx appelle l’exploitation du travail combiné (ou encore de la journée de travail combinée) et qui, au-delà de la coopération dans les entreprises, joue sur toutes les interdépendances et synergies dans la production, sans les reconnaître. Pour le capital, il n’y a pas en effet de travail social (ou de travaux socialisés), mais seulement des porteurs de force de travail, isolés les uns par rapport aux autres, et cela bien que les salariés constituent ensemble un travailleur collectif multiforme, en constante évolution. De ce point de vue, l’exploitation, au-delà des dépenses d’énergie consenties par les salariés individuellement, se manifeste comme négation sans cesse renouvelée des liens et des échanges qui ont lieu dans la production. La plus-value, comme la grandeur de valeur, est donc avant tout une forme sociale qui dépouille le travail de son caractère social, alors même qu’elle le quantifie. Elle est à la fois appropriation et expropriation : appropriation particulariste de forces collectives et expropriation des connexions sociales que développent les individus dans le procès de travail. C’est ce que Marx exprime avec force dans le Livre I du Capital, lorsqu’il dit que le capital s’incorpore les puissances sociales et intellectuelles de la production. C’est ce qu’il essaye de faire comprendre à certains économistes socialistes d’inspiration ricardienne, qui réclament pour les travailleurs le droit au produit intégral du travail. Le problème qu’il faut affronter n’est pas seulement de démontrer qu’il y a du travail non payé dans le procès de production, mais aussi de démonter la dynamique des formes économiques autonomisées.

On voit ainsi la grande originalité de la critique de l’économie politique que Marx voulait promouvoir. Il ne pouvait se contenter de critiquer telle ou telle thèse d’Adam Smith ou de Ricardo : il lui fallait élucider également l’économie en tant que réalité sociale, en tant que construction sociale de représentations, et en tant qu’ensemble symbolique opaque et contraignant. Les grands économistes classiques ont été capables de mettre en lumière un certain nombre des forces motrices du capitalisme débutant : la faim de travail du capital, la concurrence des capitaux, la division du travail, la logique de l’accumulation. Mais, selon Marx, ils n’ont su mettre au point un appareil catégoriel susceptible de cerner, derrière la superficie, les lois du mouvement de l’économie. Ils se sont souvent égarés dans des inconsistances, et ont confondu des niveaux d’analyse. Lorsqu’ils ont voulu cerner des catégories comme le salaire, le profit, la rente foncière, ils se sont empêtrés dans les contradictions et les solutions boiteuses. En fait, leur conceptualisation est restée linéaire en cherchant à aplanir les discontinuités et à établir des connexions immédiates, là où il aurait fallu mettre au point des médiations. En fonction de tout cela, ils ont inévitablement oscillé entre généralités vides et empirisme à courte vue, sans pouvoir stabiliser leur discipline. Leurs successeurs ont, eux, purement et simplement renoncé à aller au-delà des apparences, et ont limité leur ambition à donner une formulation doctrinaire aux représentations (Vorstellungen ) ordinaires sur l’économie (3). C’est bien pourquoi la critique de l’économie politique doit mettre en question le mode de travail théorique propre à l’économie politique classique, autrement dit sa façon de penser son objet et de choisir son terrain de travail. Pour les économistes classiques, l’objet à connaître est en quelque sorte immédiatement donné : il est d’élucider les conditions d’une activité de production rationnelle. Aussi n’éprouvent-ils pas le besoin de s’interroger sur la spécificité du mode de produire dans lequel ils sont immergés. Ce qui les intéresse fondamentalement, c’est d’arriver à comprendre les obstacles qui s’opposent au développement continu de la production, et non les rapports sociaux qui s’expriment et se renouvellent à travers la production. En raison de ces impensés, ils acceptent comme évidentes, sans s’en rendre compte, les cristallisations d’automatismes de représentation et de pensée dans les formes économiques, ce que Marx appelle les formes de pensée objectives (objektive Gedankenformen) ou encore les abstractions réelles (Realabstraktionen). Ils ne peuvent, en conséquence, pénétrer le capital et le travail comme hiéroglyphes sociaux, comme fantasmagorie socialement déterminée d’une relation purement instrumentale et technique à la production ; ils pensent en définitive à l’ombre du capital en succombant au fétichisme des formes économiques.

Il en découle que la critique de l’économie politique ne peut être une meilleure théorie économique, ou encore la recherche des lois positives de l’économie. Elle ne peut être qu’une autre façon de penser l’économie et, plus encore, une autre façon de penser les rapports entre activité théorique et société. Il lui faut réfléchir à ses propres conditions d’exercice, penser ce qu’elle fait en pensant et son positionnement par rapport aux relations sociales. Elle n’aspire pas à une vaine neutralité sociale sous couvert d’objectivité scientifique, mais, pour autant, elle ne se laisse pas prendre aux pièges de la condamnation morale et du refus éthique du capitalisme. La tâche fondamentale qu’elle se fixe, c’est de mettre fin à des conceptualisations qui ne font qu’épouser les objectivités sociales sans les questionner et qui, par là même, ignorent superbement les obstacles et les barrières que rencontre le travail de connaissance.

Dans la recherche d’une nouvelle conceptualisation, la critique marxienne de l’économie ne prend pas à proprement parler le contre-pied des concepts de l’économie classique : elle les déplace et les insère dans d’autres problématiques. Il ne s’agit plus de bâtir un système ou une axiomatique, mais de suivre des enchaînements de formes économiques (c’est-à-dire sociales), de rendre compte des médiations qui conduisent de la marchandise au capital porteur d’intérêt en passant par la monnaie. Il faut toutefois faire attention à ce que cette conceptualisation prenne à chaque pas des distances avec ce qu’elle conceptualise, qu’elle ne fasse pas que théoriser des changements de forme, mais aussi des passages aux extrêmes, des déséquilibres et des crises. C’est ce qui explique l’affinité de cette conceptualisation avec la conceptualité hégélienne. Comme Hegel, Marx veut combler le fossé entre l’intellect et l’objectivité en détruisant des systèmes de représentations, et l’on comprend que la Grande Logique puisse exercer sur lui une telle fascination. Pour autant, la dialectique marxienne ne conduit pas à la réconciliation apaisée de l’Esprit, du monde et de la société. Elle thématise, au contraire, la dialectique des formes sociales comme une dialectique des séparations sans cesse renouvelées et des unifications de processus toujours précaires. Ce sont les abstractions réelles qui mènent la danse, dans un mouvement qui relève de la fuite en avant. Le capital se reproduit en multipliant les dégâts et sans se laisser arrêter par les catastrophes humaines que cela suscite. Les choses ne peuvent changer que si la nouvelle conceptualité critique se fait force sociale et politique pour remettre la société sur ses pieds et changer les modalités des activités humaines (notamment leur subsomption réelle sous le commandement du capital) (4).

L’entreprise critique de l’économie politique ainsi conçue est interminable, du moins tant que dure le règne d’un capital toujours en train de se transformer. Elle ne peut donc rester identique à elle- même et se présenter comme achevée et maîtrisant au préalable les changements de l’économie. Or, on peut douter que Marx ait été parfaitement conscient de cette constellation théorique. Le 10 octobre 1868, il écrit à Engels qu’il faut transformer l’économie politique en science positive (5) et les préfaces au Capital vont également dans ce même sens. Marx, il est vrai, n’entend pas la science dans un sens positiviste (à la même époque les références à Hegel sont toujours très nombreuses). On le sent toutefois pressé de damer le pion aux grands économistes et à leurs épigones (à cette économie vulgaire qui recherche la complétude). Marx est persuadé, en effet, que le dépassement du capitalisme est à l’ordre du jour (il est contemporain des révolutions de 1848 et de la Commune de Paris) et il est convaincu qu’il lui faut livrer à un mouvement ouvrier en plein essor, une arme théorique acérée, la formulation définitive des lois du mouvement de l’accumulation capitaliste, en vue d’affrontements plus ou moins imminents. Alors qu’il refuse des lois générales de l’histoire, il semble implicitement admettre que le sort du capitalisme est déjà scellé par ses contradictions économiques, d’ailleurs appelées à s’exacerber. La crise économique prend, dans ce contexte, une valeur emblématique : elle est le nœud où tout doit se dénouer. C’est vraisemblablement cela qui explique les longs développements sur la baisse tendancielle du taux de profit en fonction de l’élévation de la composition organique du capital (6). Marx ne s’aperçoit pas, apparemment, qu’en s’engageant sur cette voie, il se montre infidèle à ce qu’il dit par ailleurs sur la préséance de la forme par rapport à la mesure. Ce sont de fait les grandeurs de valeur qui prennent le dessus sur la valeur comme substance-mouvement dans cette loi présumée. On peut faire des remarques analogues à propos du problème de la transformation des valeurs en prix de production. Dans les formulations de Marx, les calculs des valeurs et des prix de production, de la plus-value et des profits, doivent être tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs (quantités), sans tenir compte de la variabilité des mesures dans le mouvement des formes, sans tenir compte du fait que valeurs et prix ne renvoient pas à des référents naturels. On serait tenté de dire que dans cette entreprise impossible, Marx s’est laissé prendre dans les filets de Ricardo.

Il serait faux évidemment de dire que cet économisme est affirmé et consciemment assumé. Bien des textes de Marx, en particulier les textes historiques, montrent qu’il ne néglige pas la dimension culturelle ou politique des problèmes qu’il aborde. Pourtant cet économisme, même s’il reste latent, a des effets tout à fait négatifs. Il restreint l’horizon de Marx, il l’empêche en particulier d’entrevoir toutes les conclusions à tirer de ses analyses sur le rapport social de travail, sur la captation de l’essentiel de l’activité des salariés qu’il entraîne. Il est frappant de constater qu’il ne s’interroge guère sur les conséquences du passage obligé de la socialité par les abstractions réelles, par ces objectivités sociales non maîtrisées qui imposent leur dynamique aux relations sociales. Il fait bien remarquer, dans les Grundrisse, que la société n’est pas composée d’individus, mais de rapports de rapports. Il n’essaye pourtant pas de savoir si cela n’aboutit pas à faire du rapport social quelque chose d’extérieur, de surimposé aux échanges entre les individus et entre les groupes sociaux. C’est pourquoi il lui est très difficile de saisir que les rapports sociaux ne sont pas là pour le déploiement des activités et des échanges humains, et que ce sont au contraire ces derniers qui sont là pour le déploiement des rapports sociaux. La socialité n’est pas proximité, elle est distance, elle se profile comme une seconde nature dans laquelle il faut trouver sa place et s’assurer un minimum d’espace à travers la concurrence et les affrontements. Dans ce cadre, les liens sociaux et la sociabilité ne sont jamais donnés une fois pour toutes, ils doivent en fait être conquis contre un environnement hostile, contre les rapports de valorisation-dévalorisation, d’appréciation-dépréciation dans ce que les hommes font les uns avec les autres, les uns contre les autres. Marx en a plus ou moins conscience, et il lui arrive de mentionner ce type de problèmes. Il ne les met cependant pas au centre de ses préoccupations.

On peut, de même, constater qu’il s’intéresse assez peu au sort que le rapport social capitaliste réserve à l’individuation. Il serait, bien sûr, injuste de lui reprocher d’ignorer les phénomènes d’oppression et d’exploitation auxquels les individus sont confrontés. Dans son œuvre, les dénonciations de la misère, des injustices et des souffrances infligées à la classe ouvrière, particulièrement aux femmes et aux enfants, sont très nombreuses. Il appelle de ses vœux une société où les individus seraient libérés des chaînes qui les asservissent, où le développement de chacun serait la condition du développement de tous. Dans les Grundrisse par exemple, il évoque l’apparition ou l’éclosion d’un individualisme multilatéral, fort de la multiplicité de connexions permise par l’extension des échanges et des communications. Il s’inquiète toutefois assez peu des conditions qui seraient nécessaires pour qu’un tel individualisme puisse voir le jour. Il insiste sur l’importance d’une libération de la temporalité et il estime indispensable de mettre fin aux phénomènes de séparation par le travail associé. En même temps, il admet implicitement que les individus sont de plain-pied avec leur subjectivité, et ne sont donc pas clivés, comme disent les psychanalystes, c’est-à-dire partagés entre l’adaptation aux contraintes sociales et la recherche de relations libres, entre la recherche de la jouissance dans l’affrontement avec les autres et la pacification des relations interindividuelles, et plus profondément encore, partagés dans leur affectivité, amour et haine de soi, hypertrophie et atrophie du moi. Dans le rapport social capitaliste, l’économie des relations affectives est, de fait, très clairement marquée par l’accumulation des déséquilibres et une profonde instabilité dans la perception des expériences et la mise au point des perspectives de vie. L’individualisation, en définitive, est paradoxale dans la société capitaliste : elle s’achète au prix d’une incapacité à utiliser pleinement et dans la réciprocité les connexions au monde et à la société ; elle ne constitue pas un fondement solide pour la libération et des individus et de la société.

Cela revient à dire que les individus, avec leurs ambiguïtés, leurs ambivalences, et les faiblesses de leurs subjectivités, participent de la reproduction des rapports sociaux, notamment parce qu’ils n’épargnent pas leurs efforts pour reproduire leur individualité paradoxale. Chacun essaye de défendre des acquis ou de conquérir de nouvelles positions dans le champ de la valorisation. Les « fortes » personnalités, qui sont telles parce qu’elles peuvent s’appuyer sur l’activité de beaucoup d’autres sans avoir à le reconnaître, cherchent, bien entendu, à être des hommes d’élite, voire des démiurges qui « réalisent » par-dessus la tête du commun des mortels. Ils sont prêts pour cela à se couler dans tous les mouvements de la valorisation et à favoriser les asymétries de pouvoir dans les rapports sociaux. Ceux qui sont placés en position d’infériorité, parce qu’ils sont du côté du travail salarié, tentent soit d’échapper à leur condition, soit d’améliorer une situation précaire en faisant mieux que le voisin. Très souvent, c’est l’échec qui sanctionne ces efforts, en laissant derrière lui des sentiments d’impuissance et de résignation, mais aussi de l’amertume et du ressentiment qui peuvent être projetés contre les plus faibles. Même si on admet qu’on peut toujours trouver de la révolte – au-delà de l’adaptation et de la résignation qui prédominent –, cette révolte n’est pas, par elle-même, un mouvement social, pas plus qu’elle ne permet forcément d’accéder à une connaissance adéquate de ce qui se passe, surtout si l’on prend en compte les mécanismes de la subsomption réelle sous le commandement du capital, pour utiliser la terminologie de Marx. Les connaissances sont produites socialement, en effet, et les intelligences individuelles ne peuvent s’abstraire de ce que Stephen Toulmin (7) appelle l’écologie de l’esprit, de l’organisation spatio-temporelle des échanges symboliques, c’est-à-dire des rapports sociaux de connaissance. Il serait, certes, absurde de postuler que les pratiques cognitives sont à sens unique et qu’elles ne traduisent pas des pluralités de points de vue et de grandes diversités subculturelles. Il faut néanmoins ne pas fermer les yeux sur le fait qu’elles sont fortement aimantées et polarisées par les activités de valorisation, qui induisent des divisions et cloisonnements du travail intellectuel, ainsi que des modalités différentielles de circulation et d’élaboration des informations. Comme le dit encore Stephen Toulmin, les idées sont des institutions et sont très souvent sélectionnées parmi les productions cognitives en fonction des contributions qu’elles peuvent apporter aux stratégies de recherche. Les idées, en conséquence, sont dépendantes de relations de pouvoir et des inégalités dans la répartition des ressources cognitives. Toutes les interrogations et toutes les argumentations n’ont pas le même poids dans la production cognitive. Certains savoirs deviennent légitimes, d’autres au contraire ne sont pas reconnus, voire purement et simplement refoulés à partir de critères qui ne sont pas toujours transparents (par exemple, les savoirs pratiques des opérateurs dans l’industrie).

Les notations, les ébauches d’élaborations théoriques sur ces thèmes sont nombreuses chez Marx. Dans Le Capital, il parle de la captation des puissances intellectuelles de la production par la machinerie sociale capitaliste, il critique avec beaucoup d’acuité la fétichisation des formes sociales (la chosification des marchandises, par exemple) dans les pratiques quotidiennes et dans les pratiques théoriques. Il déconstruit, avec beaucoup de virtuosité, les catégories de salaire, profit et rente de l’économie classique, pour éclairer les formes économiques et sociales. Mais, de façon surprenante, il s’arrête en cours de route ! Il abandonne un certain nombre de ces acquis théoriques, en particulier lorsqu’il est question de la lutte des classes et de l’analyse des classes. Sans qu’il le dise jamais explicitement, la classe ouvrière est posée par lui comme une entité forte, comme une sorte de structure qui produit des effets puissants sur ceux qui y sont inclus. L’exploitation économique (le travail non payé dans la consommation productive de la force de travail par le capital) est censée être le point de départ de phénomènes majeurs de résistance et de solidarité, puis d’organisation et de lutte politique. Les seuls obstacles que Marx envisage sont la concurrence sur le marché du travail et les pesanteurs idéologiques, obstacles qui, à la longue, ne doivent pas empêcher le passage de la défense des intérêts immédiats (la vente de la force de travail dans de bonnes conditions) à la promotion des intérêts historiques, à la libération du travail. Il n’examine donc pas la réalité de la classe ouvrière dans tout ce qu’elle peut avoir de contradictoire, de complexe et surtout d’oppressif. Les formes de vie dans lesquelles les ouvriers doivent organiser le conditionnement de leur force de travail, sa mise à la disposition du capital et sa reproduction, sont rien moins que transparentes. Pour les individus, elles sont à la fois familières et opaques, rassurantes et pleines de menaces. Elles ont toutes les apparences du naturel et de l’horizon indépassable, mais elles ne donnent pas les moyens de pénétrer les mécanismes de la socialisation capitaliste et de comprendre comment elle codifie et enferme les activités humaines en les séparant les unes des autres. Cela n’interdit pas qu’il y ait des résistances aux pressions du capital, ni non plus que la coalition gréviste se prolonge en solidarité syndicale et en activité politique pour certains. Cela n’autorise pas à tirer la conclusion que formes de résistance et formes d’organisation mettent fin à la subordination des formes de vie aux formes de la valorisation. On y est d’autant moins autorisé que les pratiques syndicales et politiques bureaucratisées s’insèrent parfaitement dans la compétition économique et politique propre aux sociétés capitalistes qui accordent un minimum de libertés démocratiques.

Au fond, Marx s’illusionne lui-même et cède à une véritable pétition de principe, lorsqu’il attribue un très haut degré d’expressivité et de prise de conscience à un enchevêtrement de formes sociales et de formes de vie comme la classe ouvrière de son temps. Il surestime la capacité des groupes sociaux et des individus opprimés à bousculer aussi bien les structures cognitives et culturelles que les limitations des pratiques sociales. Cela le conduit à transfigurer, voire à sacraliser le travail salarié qui, avant même tout processus de transformation du rapport social de travail, devient l’incarnation emblématique de l’émancipation. C’est cela qui le conduit à faire de la crise économique un élément essentiel de préparation à la transformation révolutionnaire de la société, un peu comme si la crise de surproduction et de suraccumulation mettait entre parenthèses des aspects fondamentaux de la domination capitaliste. La révolution, dans cette perspective, se fait apocalypse et parousie, comme si elle était éclatement des contradictions et illumination d’une scène jusqu’alors dans la pénombre. La révolution ne transforme évidemment pas la société comme par un coup de baguette : elle enlève à l’ancienne classe dominante les instruments de coercition et ouvre par là la voie à la transformation des rapports de production. Il serait, certes, injuste d’affirmer que Marx réduit la transformation révolutionnaire à ce seul aspect des choses. Les Gloses marginales au programme de Gotha et La Guerre civile en France, si riches en aperçus sur les problèmes juridiques, sur les problèmes de la démocratie, font la démonstration du contraire. On ne peut cependant se départir de l’idée qu’il y a chez lui une tendance à la simplification et à la réduction des thèmes à soulever. La notion de travail associé, qui fonctionne comme l’indicateur principal de la transformation des rapports sociaux, n’est jamais élaborée analytiquement et reste en conséquence métaphorique. Plus grave encore, Marx ne s’interroge pas suffisamment sur les relations de pouvoir dans les rapports sociaux, ce qui hypothèque lourdement sa conception de la politique (et des phénomènes de violence qu’elle comporte).

Cela est tout à fait perceptible à travers certaines de ses incertitudes et de ses sauts théoriques. Il parle tantôt de dictature du prolétariat, tantôt de voie pacifique et parlementaire vers la transformation sociale, sans que cela corresponde à des théorisations très poussées. L’activité politique, en réalité, n’est pas véritablement questionnée, décortiquée dans ses articulations et ses applications aux pratiques sociales fondamentales. Elle correspond à des échanges entre les groupes sociaux et les individus sur les orientations à suivre au niveau des institutions. Elle est de ce point de vue confrontation sur les équilibres à créer ou à défendre dans les relations sociales, ce qui veut dire qu’elle ne peut s’affranchir par décret des rapports de pouvoir préalablement existants, en particulier des rapports de pouvoir passant par les automatismes sociaux et les mécanismes étatiques. En apparence, il peut y avoir égalisation des inégalités de pouvoir grâce à la représentation politique. En réalité, cette dernière est tout à fait perméable aux pressions et contre-pressions venant des rapports économiques, et cela d’autant plus que les groupes sociaux et les individus doivent se valoriser (ou se dévaloriser) les uns par rapport aux autres. La politique est, par suite, une compétition inégalitaire où l’on a peu de chances de s’affirmer quand on dispose de peu de ressources économiques et culturelles. Il y a comme une sorte de droit d’entrée en politique, à tarifs plus ou moins prohibitifs que beaucoup ne peuvent payer. Autrement dit, on ne naît pas au politique, on y accède par des processus complexes sans pouvoir jamais lui donner l’extension et la profondeur nécessaires pour intervenir sur les rapports sociaux. La politique n’est pas la puissance de multitudes articulées, mais l’organisation d’une circulation limitée et hiérarchisée des pouvoirs dans la société.

Cette limitation de la politique et du politique constitue inévitablement un obstacle à toute transformation sociale d’ampleur. Il faut, en conséquence, changer d’abord la politique pour pouvoir changer véritablement la société. Cela signifie concrètement qu’il faut faire travailler la politique sur elle-même en vue de modifier la composition et la répartition des pouvoirs dans la société, en vue également de modifier peu à peu les relations de concurrence et de violence dans les rapports sociaux et interindividuels. Or, il apparaît bien que Marx ne cherche pas à formuler ce complexe de problèmes, qu’il ne peut, pour cette raison, approfondir. Il propose des modalités concrètes de perfectionnement de la démocratie, de gestion des affaires publiques, en les coiffant de grands principes généraux. Les perspectives qu’il esquisse restent vagues et floues (par exemple le dépérissement de l’État) et la négation du capitalisme (et de la politique dont il est porteur) ne dépasse pas le stade de la négation abstraite. Marx, qui est si profondément hostile aux grandes constructions utopiques abstraites, se révèle ici incapable d’ouvrir la voie à la négation déterminée de l’ordre établi et des pratiques qui lui sont spécifiques, incapable, par conséquent, de tracer les contours de pratiques en voie de transformation au niveau politique, comme au niveau du quotidien. En prenant cette orientation, il est vrai involontairement, il laisse ainsi la porte ouverte à des constructions mythologiques, mythologie de la révolution, mythologie de la conscience de classe prolétarienne qui doit dire le sens de l’histoire, mythologie du parti révolutionnaire incarnation privilégiée de la conscience de classe. De fait, cette faille dans le dispositif théorique marxien entretient un rapport direct avec toute une série d’errements catastrophiques du mouvement ouvrier, et surtout du mouvement communiste, tout au long du vingtième siècle.

Ces dérapages marxiens dans le domaine de la théorie politique ont, comme on vient de le voir, quelque chose à voir avec l’économisme, un économisme qui relève de la présence d’un impensé dans la critique de l’économie politique, c’est-à-dire d’une pensée qui ne maîtrise pas son propre mode de penser. Le Marx qui se débat avec la dialectique hégélienne en tant que confrontation du penser avec le monde et la société a certainement une perception intuitive de failles ou de manques dans le fonctionnement de la raison ou dans l’affirmation de la rationalité. Pourtant, il n’explicite jamais ses intuitions et, entre autres, ne se demande pas quels sont les pièges que l’activité de pensée doit éviter dans le cadre des rapports sociaux de connaissance et quels outils critiques elle doit se forger pour ne pas se leurrer elle-même. C’est pourquoi il lui est quasiment impossible de se prémunir, et de prémunir ceux qui viendront après lui, contre des dérives acritiques dans la conceptualisation. Marx veut croire que la théorie peut s’emparer des masses et que les masses peuvent s’emparer de la théorie en corrigeant ses abstractions. Il ne semble pas se douter que les conditions du travail théorique ne permettent pas facilement de dégager une perspective simultanée de désenclavement de la théorie et de transformation des pratiques. La pensée critique elle-même n’est pas immunisée contre les changements de conjoncture intellectuelle, contre les tangages et les roulis théoriques suscités par les mouvements de la valorisation, contre les effets d’hypnose et de fascination qui naissent du jeu des abstractions réelles. Pour elle, il est impératif de prendre conscience que les processus de pensée sont, sans discontinuer, partagés entre la tendance à coller à ce qui se donne immédiatement pour le réel et la tendance à produire du fantasme, de l’idéal ou de l’illusion. C’est ce que Nietzsche appelle la pensée nihiliste, qui, pour s’écarter de son positivisme, fabrique des idoles et suit des lignes de fuite vers de faux dieux. Comme le monde de la marchandise, la pensée saisie par le nihilisme se doit d’exhiber sans cesse de la nouveauté et se faire amnésique en laissant derrière elle des cimetières conceptuels.

C’est dire que la pensée critique n’a pas seulement besoin de prendre ses distances avec elle-même et de faire preuve de réflexivité, mais qu’elle doit s’interroger sur les conditions sociales de possibilité de la réflexivité pour arriver à ce qu’Adorno appelle la réflexion seconde. Le rapport social de connaissance doit devenir lui-même champ d’investigation, investigation des échanges intellectuels collectifs et de la production collective des connaissances. C’est ce que pressent Marx dans les Grundrisse (8) en faisant référence à un «general intellect » appelé à contrôler le travail social. Manifestement, il ne conçoit pas ce general intellect comme une sorte de super-cerveau qui aurait à régir centralement les processus sociaux. Il pense plutôt à des échanges intellectuels multiples, interdépendants, qui mobilisent et font circuler des savoirs au bénéfice de tout le monde. L’idée, à peine esquissée, est séduisante, mais il faut voir qu’aujourd’hui le general intellect est d’une certaine façon passif, c’est-à-dire soumis aux dispositifs de la valorisation et de la division intellectuelle du travail. Aussi, si l’on veut mettre en œuvre une véritable révolution intellectuelle, faut-il se fixer comme objectif l’élucidation des conditions d’un autre fonctionnement du « general intellect », d’une activation des échanges cognitifs et des échanges sur les rapports sociaux à établir. L’usage de l’intelligence ne doit plus être un privilège, et il faut donc se demander comment pourrait apparaître une autre division intellectuelle du travail et d’autres rapports au savoir. En allant dans cette direction, il deviendra possible de se poser autrement le problème de la transformation sociale, sans succomber à la tentation d’en faire une idole. À l’heure de la « mondialisation », cela n’a rien d’académique.

 

(`) : Jean-Marie VINCENT, « Critique de l’économisme et économisme chez Marx », texte publié dans la revue L’Homme et la Société, n° 132-133, avril-septembre 1999.

Notes :

  1. Voir à ce sujet Karl Marx, Theorien uber den Mehrwert, t. II, Berlin, 1959, p. 401.
  2. Ibidem, t. I, p. 168.
  3. Karl Marx, Theorien über den Mehrwert, t. III, Berlin, 1959, p. 499.
  4. Cette reprise et cette transposition de la dialectique hégélienne ne se limitent pas à une coquetterie, mais elles n’ont rien à voir avec le développement d’une philosophie de l’histoire.
  5. Marx-Engels, Ausgewälte Briefe, Berlin, 1953, p. 245.
  6. Voir à ce sujet les remarques critiques de quelqu’un qui se situe dans une filiation marxienne : Robert Brenner, « The Economics of Global Turbulence », numéro spécial de la New Left Review, Londres, mai-juin 1998, p. 11-12.
  7. Stephen Toulmin, Kritik der Kollektiven Vernunft, Francfort, 1972.
  8. Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, 1953, p. 594.

 

Forme et mesure de la valeur (`)

Michel Husson

Dans l’un de ses derniers ouvrages, Jean-Marie Vincent adresse à un certain marxisme – et à Marx lui-même – une « critique de l’économisme », déjà largement esquissée dans Critique du travail [1], et que le passage suivant synthétise :

« Marx, apparemment, ne s’aperçoit pas qu’en s’engageant sur cette voie [l’analyse de la baisse tendancielle du taux de profit], il se montre infidèle à ce qu’il dit par ailleurs sur la préséance de la forme par rapport à la mesure. Ce sont de fait les grandeurs de valeur qui prennent le dessus sur la valeur comme substance-mouvement dans cette loi présumée. On peut faire des remarques analogues à propos du problème de la transformation des valeurs en prix de production. Dans les formulations de Marx, les calculs des valeurs et des prix de production, de la plus-value et des profits doivent être tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs (quantités) sans tenir compte de la variabilité des mesures dans le mouvement des formes, sans tenir compte du fait que valeurs et prix ne renvoient pas à des référents naturels. On serait tenté de dire que dans cette entreprise impossible Marx s’est laissé prendre dans les filets de Ricardo » [2].

Un peu plus tard, dans un article publié à titre posthume, Jean-Marie Vincent adresse un reproche du même genre aux économistes marxistes se situant dans la tradition marxiste :

« Il est clair que, dans le sillage de la IVe Internationale, beaucoup d’analyses intéressantes ont été produites depuis les années soixante. Pour s’en convaincre, il suffit de faire référence aux travaux d’Ernest Mandel, de Michel Husson, de François Chesnais, pour ne citer que quelques noms. Ce n’est pas faire injure à ces auteurs que de constater qu’ils centrent leur attention sur les contradictions proprement économiques du capitalisme. Plus précisément, on peut remarquer que la dynamique économique n’apparaît pas reliée chez eux de façon systématique et élaborée à la dynamique sociale. Ils font, bien sûr, référence aux luttes sociales et politiques, mais elles ne sont pas intégrées dans des enchaînements et des agencements d’ensemble ». [3]

Ces critiques donnent l’occasion de poursuivre le débat avec Jean-Marie Vincent, autour d’une question fondamentale qui est celle du statut de la théorie de la valeur et, de manière plus générale encore, celle de la critique marxiste adressée au capitalisme. Il me semble qu’elle comprend plusieurs niveaux qu’il convient d’articuler, plutôt que de les opposer ou de les hiérarchiser de manière unilatérale, précisément parce que l’économie de Marx est à la fois une théorie du capitalisme, et une critique de l’économie politique.

L’abandon d’une théorie de la mesure affaiblit considérablement la compréhension critique du capitalisme. On peut prendre ici comme fil directeur les différentes expressions de la critique anti-marxiste qui, avec les contributions de Böhm-Bawerk [4], puis de von Bortkiewicz [5], ont ouvert le débat sur la transformation des valeurs en prix, auquel Jean-Marie Vincent faisait lui-même allusion comme exemple d’économisme. Il existe en effet plusieurs positions possibles, qui ont été tenues tout au long de ce débat, qui est loin d’être clos.

La position « économiste » consiste à considérer que la « transformation », qui rapporte théoriquement la formation des prix de production à des grandeurs de valeur, suppose effectivement, comme le lui reproche Jean-Marie Vincent, que « les calculs des valeurs et des prix de production, de la plus-value et des profits doivent être tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs ». Cette position a été réactivée récemment par un courant de théoriciens qui proposent une nouvelle interprétation de la théorie de la valeur, baptisée « temporal single-system interpretation »[6]. Elle repose sur deux postulats : le premier est celui d’un système unique, où prix et valeurs appartiennent à un même espace, par opposition à une approche « duale » supposant une incommensurabilité totale entre les deux. Le second consiste à rompre avec l’hypothèse d’état stationnaire postulant une valorisation simultanée des inputs et des outputs, et à introduire au contraire une séquence temporelle des périodes de production [7]. Ce courant prétend restituer la cohérence de l’analyse marxiste, même si, emporté par son élan, il prétend à tort établir une loi universelle de baisse du taux de profit.

Une seconde tradition se réclamant du marxisme pose comme principe absolu la dissociation des deux espaces, celui des valeurs et des prix. Elle s’est mise en place avec les contributions de Benetti et Salama, et se retrouve aujourd’hui dans le travail magistral de Tran Hai Hac [8]. Pour être complet, un courant intermédiaire, représenté par Duménil [9] propose une « solution » partielle qui ne rompt cependant pas avec l’hypothèse d’état stationnaire.

Sans reprendre le fond de ces débats, on peut au moins signaler que Marx ne se prive pas, tout au long du Capital, de « transformer » des valeurs en prix, et on a vu que Jean-Marie Vincent n’était pas loin d’en conclure que Marx n’a en rien dépassé Ricardo sur ce point. Mais il faut plutôt insister sur la difficulté suivante. Accepter la thèse de l’incommensurabilité des prix et des valeurs conduit paradoxalement à réduire la portée de la théorie critique, plutôt que de l’approfondir. Les adversaires du marxisme ont d’ailleurs bien compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de cette manière de répondre à ce que l’on est en droit d’appeler la critique néo-ricardienne, dont l’expression la plus systématique se trouve dans l’ouvrage clé de Sraffa [10]. Avant lui, Joan Robinson avait bien résumé cette position : « le choix maladroit qui consiste à raisonner en valeur, alors que la valeur des marchandises et de la force de travail changent constamment, explique en grande partie l’obscurité de l’exposé de Marx, et il n’y a aucune de ses idées essentielles qui ne pourrait être mieux exprimée sans elle » [11]. Son grand adversaire néo-classique, Paul Samuelson, était pour une fois d’accord avec elle, tout en adoptant un point de vue autrement sévère que le sien à l’égard de Marx [12] : « en résumé, la « transformation » des valeurs aux prix peut être décrite logiquement selon la procédure suivante : « (1) on écrit les relations en valeur ; (2) on prend une gomme et on les efface ; (3) enfin on écrit les relations en prix, et on résout ainsi le soi-disant problème de la transformation » [13].

Pour résumer : la théorie de la valeur ne sert à rien puisque les prix peuvent être déterminés autrement (par les conditions de production chez Sraffa, par l’offre et la demande chez Samuelson) et le concept d’exploitation n’éclaire en rien la théorie du profit qui s’explique lui aussi autrement (par le rendement du système économique chez Sraffa, par la productivité marginale du capital chez Samuelson). La volonté de rompre avec l’économisme ricardien lui laisse paradoxalement le champ libre dès lors qu’il s’agit de répondre aux questions posées par les économistes classiques, autrement dit de produire une théorie du capitalisme.

La seconde grande interrogation qu’il faut alors soulever est la suivante : est-il possible de conserver le marxisme comme outil d’étude théorique du capitalisme, sans le rabattre sur un économisme, en oubliant ainsi la force subversive du dévoilement de la forme valeur ? Souvent, cette question s’est polarisée sur la théorie du salaire. Il y aurait deux approches irréductibles.

Selon la première, la valeur de la force de travail serait déterminée par le prix du panier de biens de consommation qui compose le salaire. Il s’agirait là d’une horreur économiste qui conduirait à oublier toute approche critique du rapport d’exploitation comme rapport social et conduirait à sombrer dans une forme de fétichisme marchand. L’alternative consisterait à déterminer le taux de plus-value comme l’expression d’un rapport social fondamental entre le capital et le travail. Cette approche serait la seule qui permettrait d’aller à la racine de la forme valeur.

Il s’agit là, à notre sens, d’un dramatique contresens qui consiste à ignorer que Marx articule de manière réellement dialectique, c’est-à-dire comme une unité indissociable, la forme et la mesure de la valeur. L’apparente contradiction est d’ailleurs assez simple à surmonter en ce qui concerne la valeur de la force de travail : à un moment donné, celle-ci est déterminée par la valeur des marchandises nécessaires à sa reproduction. C’est cette clé qui permet par exemple de comprendre pourquoi les capitalistes, pris dans leur ensemble, ont intérêt à l’importation de biens de consommation à bas prix car il s’agit là d’un moyen efficace d’avilir la valeur de la force de travail. D’un point de vue analytique, il est donc possible de définir le salaire à partir d’un panier de biens, et les luttes syndicales menées en faveur d’une indexation du salaire sur l’inflation montrent que cette représentation admet un fondement concret.

En revanche, la manière dont cette « norme salariale » évolue n’obéit à aucune loi économique de formation de ce « prix » très particulier, comparable à celle qui régit les prix des autres marchandises. Sa détermination est le produit des luttes de classes, et on peut distinguer deux configurations polaires, selon que cette norme tend à rester constante ou au contraire à suivre les progrès de la productivité sociale du travail. On voit sur cet exemple se dessiner une véritable ligne de partage des théorisations marxistes, selon qu’elles s’enferment ou non dans une logique d’équilibre indûment importée de l’économie dominante. L’opposition simpliste –  « panier de biens » versus clé de répartition du produit social – n’a  de sens que dans un cadre d’analyse statique : dès que l’on choisit de se situer dans un cadre dynamique, autrement dit de penser l’accumulation et la reproduction du capital, cette dichotomie vulgaire disparaît.

Le processus de marchandisation qui caractérise le capitalisme contemporain exige justement une approche unitaire : la dictature de la rentabilité, qui emprunte les canaux d’une mesure très précise de la valeur, est en train de révéler la nature historiquement dépassée de ce mode de capitalisme. Il faut donc saisir ces tendances dans leur relation contradictoire : d’un côté, la loi de la valeur ne s’est jamais appliquée avec autant de rigueur, notamment en raison de la mise en concurrence directe des salariés au sein d’un espace de valorisation étendu à l’ensemble de la planète ; d’un autre côté, cette loi n’a jamais fait apparaître avec autant de clarté le caractère « étriqué » de la loi de la valeur.

Marx a longuement développé cette contradiction dans un passage des Grundrisse [14] où figure la référence au general intellect. Il y montre de manière prémonitoire comment le capital « donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est affecté ». Mais ce serait pourtant un contresens absolu que d’interpréter cet énoncé comme une anticipation géniale des théories du « capitalisme cognitif », parce qu’il n’est pour Marx que l’un des termes d’une contradiction essentielle.

Dans le même temps, en effet, le capital s’obstine à vouloir « mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée ». Le capital cherche à ainsi à transformer les « forces productives et les relations sociales » en autant de « moyens de produire à partir de la base bornée qui est la sienne ». Mais elles sont en fait « les conditions matérielles pour faire sauter cette base ». Loin de fonder la possibilité d’un nouveau capitalisme, cette appropriation par le capital des « puissances de la science et de la nature » approfondit une contradiction qui ne peut être dépassée dans le cadre du système : « il faut que ce soit la masse ouvrière elle-même qui s’approprie son surtravail », et c’est seulement « lorsqu’elle a fait cela » que l’on en arrive au point où « ce n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse ». Bref, pour reprendre une formule lumineuse de Gorz [15], « le capitalisme cognitif, c’est la contradiction du capitalisme ».

Les appels à l’abandon, ou au dépassement, de la loi de la valeur combinent ainsi deux ordres de justifications : elle ne serait qu’une subsistance de l’économie ricardienne au cœur de la théorie marxiste, et elle serait de toute manière rendue obsolète par les mutations du capitalisme [16]. Ces deux critiques doivent être récusées, non pas par révérence à Marx, mais parce qu’elles se combinent pour dresser un obstacle inutile à la compréhension du capitalisme contemporain. Au contraire, la tendance universelle à la marchandisation rend nécessaire un dépassement dialectique du débat entre forme et mesure de la valeur. La chape de plomb de la loi de la valeur n’a sans doute jamais pesé aussi lourdement (comptablement en quelque sorte) sur la satisfaction des besoins humains ; jamais la dictature de la mesure et de la rentabilité n’a fait apparaître de manière aussi claire le carcan que représente, pour l’humanité toute entière et pour la planète elle-même, la persistance de la forme valeur, autrement dit du mode marchand de reconnaissance – et de satisfaction – des besoins sociaux.

 

(`) : Intervention lors du Colloque « Jean-Marie Vincent, un théoricien critique »

Université Paris 8, 27 mai 2005.

Notes :

[1] Jean-Marie Vincent, Critique du travail, PUF, 1987.

[2] Jean-Marie Vincent, « Critique de l’économisme et économisme chez Marx », dans Un autre Marx, Page Deux, Lausanne, 2001, p.102.

[3] Jean-Marie Vincent, « Le trotskysme dans l’histoire », Critique communiste, n°172, printemps 2004.

[4] Eugen von Böhm-Bawerk, « Karl Marx and the Close of His System », Unwin, London, 1898.

[5] Ladislaus von Bortkiewicz, (1907), « On the Correction of Marx’ Fundamental Thoretical Construction in the Third Volume of Capital », in Paul M. Sweezy (ed.) Karl Marx and the Close of His System, Augustus M. Kelley, New York, 1949.

[6] Alan Freeman, Guglielmo Carchedi (eds), Marx and Non-Equilibrium Economics, Edward Elgar, 1996 ; Alan Freeman, Andrew Kliman, Julian Wells (eds), The New Value Controversy and the Foundations of Economics, Edward Elgar, 2004.

[7] Je me permets de renvoyer à une contribution ancienne qui jetait les bases d’une telle approche : Manuel Perez, « Valeur et prix : un essai de critique des propositions néo-ricardiennes », Critiques de l’économie politique, nouvelle série n° 10, janvier-mars 1980.

[8] Carlo Benetti, Valeur et répartition, Maspero/PUG, 1974 ; Pierre Salama, Sur la valeur, Maspero, 1975 ; Tran Hai Hac, Relire « Le Capital », Page Deux, Lausanne, 2003.

[9] Gérard Duménil, De la valeur aux prix de production, Economica, 1980 ; voir aussi Alain Lipietz, « Retour au problème de la transformation des valeurs en prix de production », Cahiers d’économie politique n° 7, 1982.

[10] Piero Sraffa, Production de marchandises par des marchandises, Dunod, 1970.

[11] « The awkwardness of reckoning in terms of value, while commodities and labour-power are constantly changing in value, accounts for much of the obscurity of Marx’s exposition, and none of the important ideas which he expresses in terms of the concept of value cannot be better expressed without it », Joan Robinson, An Essay on Marxian Economics, Macmillan, London, 1942.

[12] Paul A. Samuelson, « The ‘Transformation’ from Marxian ‘Values’ to Competitive ‘Prices’ », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 67, n° 1, September 1970. Voir aussi « Understanding the Marxian Notion of Exploitation : A Summary of the So-Called Transformation Problem Between Marxian Values and Competitive Prices », Journal of Economic Litterature, June 1971.

[13] « In summary, « transforming » from values to prices can be described logically as the following procedure : « (1) Write down the value relations ; (2) take an eraser and rub them out ; (3) finally write down the price relations – thus completing the so-called transformation process ».

[14] Karl Marx, Manuscrit de 1857-1858 « Grundrisse », Éditions sociales, 1980, tome 2, p.192-197.

[15] André Gorz, L’immatériel, Galilée, 2003.

[16] Pour une critique plus détaillée, voir : Michel Husson, « Sommes-nous entrés dans le « capitalisme cognitif » ? », Critique communiste n° 169-170, été-automne 2003.

 

Critique de la valeur travail : forme valeur, abstraction réelle et le concept de la monnaie

 Tran Hai Hac

La lecture du Capital que développe Jean-Marie Vincent est celle de la critique de l’économie politique qui a son « épicentre » dans la critique de la valeur-travail. (`) De Critique du travail [1987] à Un autre Marx [2001], J.-M. Vincent met en évidence la possibilité de deux lectures différentes de la théorie de la valeur chez Marx. La problématique de la valeur la plus communément attribuée à Marx est celle dite de la valeur-travail, en prolongement de la théorie de Ricardo : elle consiste à réduire la valeur au travail, à la ramener à une substance mesurée par le temps de travail, cette substance homogène et quantifiable étant le travail abstrait. Dépense de travail humain en général, indépendamment des formes concrètes sous lesquelles il est effectué, le travail abstrait est aussi une catégorie indépendante des formes sociales de production.

En opposition à cette interprétation du Capital, et à la suite de I. Roubine, J.-M. Vincent dégage une autre problématique de la valeur, celle de la forme valeur – ou encore ce qu’il nomme la « forme valeur du travail » [1987, p. 140], sans doute pour souligner que le problème posé est non pas celui de la réduction de la valeur au travail, mais celui de la représentation du travail dans la valeur. Car ce qu’il faut analyser, c’est la forme valeur, autrement dit, la valeur comme forme sociale, la valeur en tant qu’expression de rapports sociaux du capitalisme. Substance sociale de la valeur, le travail abstrait désigne non pas l’activité de travail en tant que telle, mais cette activité en tant qu’elle exprime des relations sociales spécifiques. C’est l’oubli de cette nature relationnelle du travail abstrait qui le transforme en catégorie générale transhistorique. Aussi, contrairement à ce que laisse croire la théorie de la valeur-travail, ce n’est pas le travail en tant que tel qui crée la valeur, mais bien les relations sociales dans lesquelles le travail est mis en œuvre : la valeur travail est, en ce sens, une catégorie fétichisée.

 À partir de là, J.M. Vincent souligne « la préséance de la forme sur la mesure » et la nécessité de développer l’analyse qualitative de la valeur préalablement à toute considération quantitative. La nature relationnelle de la forme valeur se complexifiant dans le processus de valorisation, elle implique aussi « la variabilité des mesures dans le mouvement des formes » [2000, pp. 101-102]. L’impasse du fameux problème de la transformation des valeurs en prix de production vient de ce qu’il cherche à calculer des valeurs et des prix de production tout à fait congruents et compatibles entre eux en tant que grandeurs, l’analyse de la mesure prenant complètement le pas, ici, sur l’analyse de forme : en ce sens, l’impasse de la transformation est avant tout celle de la valeur travail.

 

Par ailleurs, la valeur comme forme associe une forme d’objectivité et une forme de subjectivité qui se conditionnent dans le fétichisme de la forme valeur. C’est cette thématique que J.-M. Vincent développe avec le concept des « abstractions réelles » [2001, p. 99), formes sociales objectives qui dominent les individus et structurent leur agir. Ainsi, le travail abstrait est-il une abstraction réelle au sens où il subsume le travail concret des individus – subsomption dans laquelle les travaux concrets, réduits au statut de simples supports du travail abstrait, valorisent le capital (mais en même temps, ces travaux concrets demeurent irréductibles à leur statut de supports du travail abstrait, lequel ne peut jamais s’affranchir d’un travail concret toujours susceptible de devenir négation du capital).

 

Dans cette lecture du Capital, on doit à J.-M. Vincent des réflexions parmi les plus pénétrantes sur Marx à la fois critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique. En même temps, on peut relever des incertitudes dans l’analyse de la valeur comme forme et du travail abstrait comme abstraction réelle. Il s’agit d’équivoques qui renvoient à une non-prise en compte de la conceptualisation de la monnaie chez Marx. Or la monnaie est la question centrale à partir de laquelle Marx marque sa différence fondamentale à Ricardo et la théorie de la valeur-travail. Le rétablissement nécessaire de l’articulation conceptuelle de la monnaie avec la valeur d’une part (I) et avec le travail abstrait d’autre part (II) devrait aussi permettre de distinguer la transformation de la valeur en prix du problème de la transformation de la plus-value en profit moyen (III).

I- Forme valeur et monnaie

Centrée sur l’analyse de la valeur comme forme sociale, comme expression de rapports sociaux déterminés, la critique de la valeur-travail qu’opère J.-M.Vincent laisse de côté l’analyse de la forme de la valeur, de sa forme d’expression dans la monnaie, c’est-à-dire l’analyse de la valeur d’échange ou encore de la forme prix. La Section 1 du Livre I du Capital montre que la forme de la valeur conduit à élire parmi les marchandises l’une d’entre elles à la fonction d’équivalent général : exclue du monde des marchandises, la monnaie devient la forme polaire des marchandises qui n’existent que dans cette opposition. Cette polarité entre les marchandises et la monnaie signifie que la monnaie est ni une marchandise, ni une non marchandise, mais le contraire de la marchandise, l’anti-marchandise (ou encore « la marchandise antithétique », selon l’expression de Marx [Chapitre 1 du Livre I du Capital, 1ère éd. 1867, pp. 81 et 85]). En ce sens, le rapport marchand n’est pas un rapport des marchandises entre elles, mais avant tout rapport des marchandises à la monnaie : la marchandise ne se concevant pas sans la monnaie.

Or l’acte social par lequel une marchandise devient monnaie, c’est-à-dire accède au monopole de la représentation de la valeur ne peut être que celui de l’État qui, en tant que représentant de la société – souligne Marx – détient le monopole de l’« étalonnage » et du « monnayage » [Le Capital, Livre I, 4e éd. 1890, pp. 113 et 141] : la souveraineté étatique est constitutive de la souveraineté monétaire [Contribution à la critique de l’économie politique, 1859, p. 194]. Cela signifie que la valeur comme forme sociale ne renvoie pas seulement à un rapport social horizontal et décentralisé que sont les échanges marchands entre individus privés : elle renvoie encore à une relation politique des individus privés à l’État, rapport social vertical et centralisé que sont le régime monétaire et la politique de crédit. En ce sens, le rapport marchand ne se conçoit pas sans l’État, car s’il n’y a pas de marchandise sans monnaie, il n’y a pas non plus de monnaie sans État. C’est cette nature politique du rapport marchand que Ricardo comme toute l’économie politique ne peuvent saisir parce qu’ils font de la monnaie une forme « inessentielle », « évanescente » de la valeur – la monnaie étant une marchandise comme les autres, le rapport marchand est essentiellement échange des marchandises entre elles. C’est cette critique fondamentale de la valeur-travail qui ne ressort plus lorsqu’on analyse la valeur comme forme sociale en faisant l’impasse sur la forme de la valeur.

II- Abstraction réelle et monnaie

Le thème du travail abstrait comme abstraction réelle est soutenu par différents auteurs (P. Sweezy, L. Coletti, R. Fausto) pour montrer que la catégorie du travail abstrait de Marx n’est pas qu’une simple abstraction de l’esprit, un pur concept, mais existe comme une réalité du capitalisme : le processus d’abstraction opère dans la réalité du travail en tant que rapport social capitaliste. La lecture de J.-M. Vincent élargit la catégorie des abstractions réelles pour désigner toutes les formes intellectuelles objectivées qui organisent des pratiques et des institutions par-dessus la tête des hommes. Son texte de 1977, « La domination du travail abstrait », indique que le travail abstrait « correspond à une série d’opérations précises » [1977, p. 24] : la réduction de la force de travail en marchandise et son utilisation pour produire la survaleur ; la transformation du travail objectivé en capital qui incarne la force productive sociale par dessus la tête de ceux qui produisent. Or « le travail ne peut être cette abstraction réelle que sur la base de processus de séparation réels entre les travailleurs et les différentes manifestations de la production » (les moyens de productions, les objets de la

production, le savoir-faire dans la production et surtout les relations collectives dans la production) [op. cit., p. 29]. Autrement dit, il y a identification de l’analyse du travail abstrait avec celle de la subsomption du travail sous le capital avec son double aspect : subsomption formelle d’une part, du fait de la dépendance monétaire du travailleur dans le processus de circulation (le travailleur doit vendre sa force de travail au capital pour pouvoir accéder à ses moyens de subsistance) ; subsomption réelle d’autre part, du fait de la subordination technique du travailleur dans le processus de production (le capital développe la force productive sociale du travail en la séparant des travailleurs pour la fixer dans des systèmes de machines auxquels les travailleurs doivent se soumettre). J.-M. Vincent parle à ce propos de fétichisme : « Le travail abstrait se présente comme un fétiche, comme une réalité étrangère, extérieure aux rapports sociaux et aux variations de l’organisation sociale » [op. cit., p. 28].

Cette identification apparaît en fait comme la substitution d’une analyse à une autre dans la mesure où elle conduit J.-M. Vincent à mettre de côté l’analyse de la représentation du travail social abstrait et donc de la monnaie. Ce qui caractérise, selon Marx, le capitalisme comme forme sociale de production c’est que le travail social, c’est-à-dire le travail que la société reconnaît comme nécessaire à sa reproduction, prend la forme spécifique de travail abstrait : son exposé de la forme de la valeur, au Chapitre 1 du Capital, n’a pas d’autre objet que la détermination de ce concept du travail abstrait. La séquence des formes I – II – III – IV de la valeur est celle des moments théoriques de la constitution de la monnaie comme représentation sociale du travail abstrait. Le point de départ de l’exposé est l’indétermination dans laquelle se trouve le travail saisi abstraction faite de ses formes concrètes : « Travail humain sans plus, dépense de force de travail humain, tout cela est certes susceptible d’être déterminé, mais ne possède en soi et pour soi aucunedétermination » [1867, p. 55]. Le travail abstrait se détermine selon le mode de l’égalisation des travaux, par mise à égalité de leurs produits que réalise la forme de la valeur (expression de la valeur d’une marchandise dans la forme de valeur d’usage d’une autre marchandise). Les formes I, II, III de la valeur désignent les formes singulières, particulières et générales de l’égalisation du travail abstrait qui, dans la forme IV, se matérialise dans l’or comme équivalent général. Cette genèse théorique de la monnaie établit que le mode d’existence sociale du travail abstrait, sa réalité matérielle, c’est la monnaie. Or s’il en est ainsi, il n’y a pas à chercher ailleurs « la réalité » correspondant au travail abstrait, et le problème de l’abstraction réelle, tel qu’il est posé par nombre de commentateurs du Capital, est un faux problème.

Ce qui est vrai, c’est que l’existence sociale du travail abstrait renvoie bien à deux réalités mais se situant à deux niveaux différents d’abstraction : d’une part, il s’agit des rapports capitalistes de production qui fondent l’existence du travail abstrait comme forme sociale ; d’autre part, il s’agit de la monnaie qui est le mode d’existence concret du travail abstrait. De sorte que le fétichisme porte non pas sur le travail abstrait comme tel mais sur sa forme objectivée qu’est la monnaie (l’analyse de Marx parle de fétichisme de la monnaie et non de fétichisme du travail abstrait). En fait, le fétichisme du travail abstrait dont parle J.-M. Vincent, dans l’analyse de la subsomption réelle du travail sous le capital, correspond à ce que Marx nomme le fétichisme du capital et plus particulièrement du capital fixe (celui-ci fait apparaître la productivité du travail comme « productivité du capital »). On relèvera également qu’au niveau de la Section 1 du Livre I du Capital, l’analyse du travail abstrait fait abstraction du travail salarié, de sorte que la catégorie de la valeur demeure formelle au sens où elle doit encore se structurer dans le rapport capitaliste d’exploitation. De même que dans l’analyse de la monnaie, la catégorie de l’État apparaît comme formelle et doit encore être structurée par le rapport de classe (car sous l’apparence formelle d’un intérêt général, la monnaie occulte l’hégémonie de certains intérêts privés sur d’autres).

III. Transformation de la valeur en prix et transformation de la survaleur en profit moyen

L’analyse de la forme de la valeur débouche sur sa mesure car c’est la forme qui détermine la mesure de la valeur. La valeur se mesure par sa forme monétaire et non pas en temps de travail comme le fait la théorie de la valeur-travail. Il s’agit là d’une analyse que Marx a constamment défendue contre Ricardo (et les socialistes ricardiens qui prônaient une monnaie en temps de travail). Il faut relever ici l’erreur fréquente qui consiste à dire que la valeur s’exprime en travail abstrait et se mesure en temps de travail. C’est au contraire le travail abstrait qui s’exprime sous forme de valeur, et la mesure du temps de travail sous forme de grandeur de valeur. La valeur, elle, s’exprime en monnaie, et la grandeur de valeur en quantité d’équivalent général. Cela revient à dire que la valeur ne peut être saisie que sous la forme du prix, et qu’il n’y a pas de mesure de la valeur autre que par sa forme. Ou comme l’écrit l’auteur du Capital, « la mesure de la valeur des marchandises renvoie toujours à la transformation des valeurs en prix » [Théories sur la plus-value, 1.2, p. 41] – laquelle a lieu dès la Section 1 du Livre I lors du passage de l’analyse de la valeur à la valeur d’échange comme forme de la valeur.

Cette transformation de la valeur en prix doit être distinguée du problème dit de la transformation des valeurs en prix de production posé au Livre III. Il s’agit ici de transformer non pas des valeurs, mais des valeurs d’échanges, c’est-à-dire des prix en d’autres prix. Autrement dit, il s’agit de prix saisis à des niveaux différents de l’analyse du capital. D’une part, il s’agit de la catégorie du prix définie au niveau d’abstraction du capital en général, c’est-à-dire le capital en tant que rapport d’exploitation, en tant rapport de classe, abstraction faite du rapport inter-capitaliste (niveau où se situe Marx à partir de la Section 2 du Livre I). D’autre part, il s’agit du prix de production qui se définit au niveau d’abstraction des capitaux en concurrence correspondant à un fractionnement du capital en branches de production différentes (analyse que Marx développe à partir de la Section 2 du Livre III). Or c’est ce que ne saisissent pas les reformulations néo-ricardiennes du schéma de transformation du Livre III. De Tugan Baranowsky à Morishima, toutes reconstruisent d’une part un système de valeurs exprimées et mesurées non pas en monnaie mais en travail abstrait, ce qui signifie que les marchandises se font face les une aux autres en tant que valeurs, la monnaie – si elle est introduite – n’est qu’une forme inessentielle de l’échange réel marchandise-marchandise. D’autre part, le système de prix de production, lui non plus, n’est pas exprimé et mesuré en termes monétaires mais en termes réels, le numéraire n’étant qu’une simple marchandise établissant des prix relatifs dans des échanges marchandise-marchandise. Dans ces conditions, selon l’expression de Marx, il n’y a plus de marchandises mais de simples produits : « on rétrograde pas seulement avant la production capitaliste mais avant même la simple production de marchandises’ [Théories sur la plusvalue, t 2, p. 598).

Cela étant, le schéma du Livre III est incorrect : non seulement, Marx signale ses erreurs dans l’évaluation du capital et dans le calcul des agrégats, mais il indique encore comment doivent s’opérer les corrections. Concernant la réévaluation du capital dans le calcul du prix de production, l’indication de correction consiste à traiter différemment le capital constant qui doit être réévalué en prix de production, et le capital variable qui lui est invariant dans la transformation. Il en est ainsi parce que Marx a une conception non pas réelle mais monétaire du salaire. La valeur d’échange de la force de travail se détermine avant tout de façon relative par son rapport à la plus-value, c’est-à-dire comme partition de la valeur créée par la force de travail sous l’effet de la lutte des classes : elle désigne donc un partage de la valeur ajoutée avant de désigner la valeur d’échange du panier de biens de consommation achetés par les travailleurs. Déterminée comme rapport de classe, c’est-à-dire au niveau du capital en général, la valeur d’échange de la force de travail ne dépend pas des rapports des capitalistes en concurrence : elle n’a d’ailleurs pas de prix de production. En revanche, le salaire monétaire est dépensé par les travailleurs en achats de biens de consommation à leur prix de production, de sorte c’est le prix de production du panier salarial, et non pas sa valeur d’échange, qui correspond à la valeur d’échange de la force de travail. Aussi, l’invariant de la transformation est-il le salaire monétaire et non pas le salaire réel qui dépend des prix de production. Quant au calcul des agrégats, l’indication de correction consiste à calculer le produit social sans double emploi, ce qui requiert d’opérer sur la valeur ajoutée et non sur la valeur d’échange des marchandises produites. De sorte que l’égalité entre la somme des valeurs d’échange et la somme des prix de production porte non pas sur la production brute, mais la production nette de consommation de capital constant : ce qui se conserve dans la transformation, c’est donc la valeur produite au cours de la période et non la valeur des marchandises produites (ainsi que l’ont relevé G. Duménil, D. Fowley et A. Lipietz). Ces indications de corrections données par Marx conduisent à poser l’invariance dans la transformation de la valeur ajoutée par la force de travail, somme de la valeur d’échange de la force de travail et de la plus-value (V+PI) et de la part de la valeur ajoutée qui revient aux travailleurs salariés (V), autrement dit, du taux d’exploitation (PL/V). Dans ces conditions, le montant de la plus-value globale est nécessairement égal au montant total des profits ainsi que Marx l’a posé. En revanche les expressions en termes de valeurs d’échange et en termes de prix de production du taux général de profit ne peuvent être égales, puisque l’évaluation du capital constant se modifie dans la transformation. On ne peut, comme Marx, établir les prix de production sur la base d’un taux de profit dégagé à partir des valeurs d’échange. Le taux général de profit qui règle la concurrence capitaliste se calcule en prix de production et se détermine en même temps que ces prix.

Il résulte de ces indications de correction que les prix de production peuvent se calculer sans la connaissance préalable des valeurs d’échanges, de sorte qu’il n’y a plus d’antériorité de la valeur d’échange sur le prix de production (G. Duménil et D. Lévy, P. Maurisson). On en a conclu que l’analyse de Marx « s’auto-détruisait » puisqu’au lieu d’établir la transformation de la valeur d’échange en prix de production, elle établissait une détermination des prix de production indépendamment des valeurs d’échange, voire une transformation inverse où l’antériorité devrait être accordées au prix de production plutôt qu’à la valeur d’échange (C. Napoléoni, P. Samuelson).

Dans la problématique de la forme de la valeur de Marx, on peut considérer qu’il s’agit là d’un faux problème : il n’y a pas de rapport d’antériorité entre valeur d’échange et prix de production, pas plus qu’il n’y en a entre valeur et prix ou entre marchandise et monnaie. Certes, dans le processus d’exposition du Capital, qui va du niveau du capital en général au niveau des capitaux en concurrence, la catégorie de la valeur d’échange précède celle du prix de production (de même que dans l’exposé du Chapitre 1 du Capital, la catégorie de la valeur précède celle du prix, et la catégorie de la marchandise celle de la monnaie). Mais il s’agit là d’ordre d’exposition des concepts et non de leur lien théorique qui n’est pas diachronique mais nécessairement synchronique.

À partir de là, les objections que J.M. Vincent oppose à l’analyse de la transformation des valeurs d’échange en prix de production pourraient être levées si on restitue à cette transformation sa logique synchronique, celle du développement de la forme valeur d’un niveau d’abstraction à un autre. Ou plutôt, comme pour les autres analyses du Capital, la transformation des valeurs d’échange en prix de production a bien un double statut chez Marx : critique de l’économie politique, lorsqu’elle s’inscrit dans une problématique de la valeur d’échange et ses niveaux d’abstraction, qui fait que l’exploitation capitaliste est un rapport non pas entre tel capitaliste et ses salariés mais un rapport de classe, les capitalistes en concurrence ne pouvant s’approprier sous forme de profit plus que ce qui a été extrait comme plus-value dans le rapport de classe ; mais aussi, objet de la critique de l’économie politique, lorsqu’elle se trouve saisie dans une problématique de la valeur-travail.

(`) Je dois à Jean-Marie Vincent le premier compte rendu critique de Relire Le Capital. Marx critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique (éd. Page deux 2003), publié dans le journal L’Humanité (23 juin 2003). Je lui suis surtout redevable d’avoir accueilli, dans le dernier numéro de Variations (n° 5, 2005) qu’il a dirigé, un débat sur Relire Le Capital dans lequel, selon A. Artous (Critique communiste n° 173, 2004), J.-M. Vincent lui-même comptait intervenir.

Les références à ses ouvrages sont :

1977, « La domination du travail abstrait », Critiques de l’économie politique n°1.

1987, Critique du travail, PUF.

2001, Un autre Marx. Après les marxismes, éd. Page deux.

Tous les ouvrages cités de Marx se réfèrent aux Éditions sociales, à l’exception de : Chapitre 1 du Livre I du Capital, 1ère édition 1867, publié dans P. D. Dognin, Les sentiers escarpés de Karl Marx, éd. du Cerf.

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