Entretien avec Hervé Télémaque

De la “ figuration narrative ” à la situation actuelle des arts visuels

 Le Grand Palais a présenté d’avril à juillet une importante rétrospective résumant l’aventure collective de jeunes peintres qui travaillèrent et exposèrent sous la bannière de la “ figuration narrative ”, entre 1964 et 1972, à Paris puis à l’étranger. Leur association, les sentiments de révolte qu’ils partageaient tous, les thèmes politiques que certains exprimèrent directement sur leurs toiles, le “ style pop ” qu’ils furent nombreux à “ détourner ”, c’est un “ esprit de mai 68 ” avant la lettre qui a rapidement surgi de ce regroupement informel d’artistes tous soucieux de rompre avec “ l’abstraction ”,              le “ nouveau réalisme ” et la peinture officielle. Parmi eux, venu d’Haïti et revenu de quelques années d’études et de travail à New York, Hervé Télémaque a joué un rôle prépondérant, par la puissance de ses œuvres, la finesse de ses positions et son activité de rassembleur. Il n’a cessé depuis lors d’explorer toutes les ressources de l’expression picturale et visuelle, sans se priver de réagir, en tant qu’artiste désormais mondialement connu, aux sujets d’actualité qui le touchent le plus, en commençant par la situation faite aux Noirs, dans la Caraïbe comme ailleurs. À l’occasion de l’exposition du Grand Palais, il a bien voulu répondre aux questions de Critique Communiste.

 

Critique Communiste : Évoquant tes contributions à la “ figuration narrative, tu as parlé de “ période politique ” de ton œuvre, tout en refusant l’idée d’une “ peinture politique ”, tu as aussi parlé de tes “ années pop ” tout en t’insurgeant visiblement contre le pop art. Comment mieux définir tes positions de l’époque, sur ces deux sujets ?

Hervé Télémaque : J’ai toujours pensé que la peinture est un médium inadéquat pour faire la révolution, elle peut seulement renouveler le regard. J’ose aussi penser que ce qui me distinguait de mes confrères, c’était une originalité particulière, poétique, d’une poésie articulée sur l’actualité. C’est ce qu’a permis la “ figuration narrative ”, ce type d’expression poétique y avait sa place ou se l’est faite. Plus généralement, avec l’abstraction lyrique et l’expressionnisme abstrait quasiment moribonds, la peinture était en crise, et ce vieux médium a eu besoin de se recharger dans la réalité des médias modernes qui commençaient alors à prendre un pouvoir considérable, et bien sûr aussi dans l’actualité. Le pop d’alors, c’était la peinture essayant d’exister, avec souvent des catastrophes, des confusions totales, l’illusion d’être dans le réel, tandis que le pop d’aujourd’hui est seulement un académisme facile, qui a son public et en vit.

Critique Communiste  : Tu as fréquemment mentionné, parmi les préoccupations qui rassemblaient ces jeunes artistes, le souci d’une peinture “ efficace ”, avec pour       ce qui te concerne des couleurs utilisées comme des signaux, des formes immédiatement reconnaissables, quoique ambiguës… Qu’est-ce qui caractérise une peinture  “ inefficace ” ?

Hervé Télémaque : C’est d’abord la platitude descriptive, celle des tableaux de David, qui ne s’élèvent même pas de la description à une petite dimension psychologique, ou encore cette accumulation d’évidences étalées sur tant de mètres carrés par les Malassis dans “ Le grand méchoui ”, l’un des tableaux les plus connus de la “ figuration    narrative ”. La principale faiblesse de cette peinture, c’est d’être hors d’état de susciter des élans dans le cerveau. Il faut que l’image travaillée soit capable de développer une sorte de liberté permettant à la fois de se resserrer sur l’objet tout en s’ouvrant de façon plus grande, dans un double mouvement contradictoire. C’est ce que ne fait pas le tableau qui reste dans le descriptif.

Critique Communiste  : Y a-t-il eu de l’“ efficacité ” dans la “ figuration narrative ”, et une efficacité encore utilisable aujourd’hui ?

Hervé Télémaque : Ah oui ! Sa première efficacité, ç’a été un “ grand nettoyage ”     par rapport à l’expression et aux imageries régnantes, mais aussi à la génération précédente, qui pondait des œuvres en quantités astronomiques, avec des expositions permanentes d’une capitale à l’autre, et peignait à toute vitesse. J’ai pu dire que Mathieu était le plus mauvais de tous parce qu’il cherchait toujours à peindre le plus vite possible le plus mauvais tableau possible, mais c’était une boutade, parce qu’il n’était pas le plus mauvais de tous ! La rapidité, c’était la mode de l’époque. C’est le propre de tout mouvement nouveau de nettoyer la génération précédente. Dans la “ figuration narrative ”, il y a eu aussi le recours délibéré à la vulgarité, qui a aidé à secouer et à renouveler le regard, même si dans un contexte de vulgarité générale comme aujourd’hui, c’est plutôt à son opposé qu’il faudrait recourir.

Mais ce grand nettoyage, on l’observe aussi à l’état isolé chez des peintres comme Konrad Klapheck. Il a eu récemment ce courage, que j’admire beaucoup, dans un de    ses derniers catalogues, de révéler ce que lui avait dit Magritte un jour de 1962 où il lui montrait ses œuvres : “ Vous devriez quand même vous méfier du pittoresque. ” Quel courage de la part de Klapheck de dévoiler publiquement cette faille dans son “ ancienne manière ”, quelle clairvoyance admirable aussi chez Magritte de signaler à son jeune confrère le danger, ou la facilité, du “ pittoresque ” ! Ce courage et cette lucidité, c’est largement ce qui peut décider de “ l’efficacité ” de la peinture, aujourd’hui comme dans son meilleur passé.

Critique communiste : “ Il faut être de son temps ”, c’était la devise à la fois amère et résolue de Daumier. Elle vaut pour la plupart des œuvres de la “ figuration narrative ”, si bien que certaines semblent aujourd’hui très “ datées ”. Comment évalues-tu aujourd’hui le risque et la grandeur qu’il y a, pour un peintre, à “ être de son temps ” ?

Hervé Télémaque : C’est le projet narratif par excellence, celui aussi de dire qui l’on est. On ne peut véritablement narrer que son temps. Giorgione, par exemple, dans ses tableaux si rares et fascinants, peint les fantasmes de son temps, ce qui le préoccupe, sans analyse discursive d’aucune sorte. Cette question me fait associer deux souvenirs.

Issu d’une famille de médecins, et donc faisant mes études dans l’une des deux écoles bourgeoises et catholiques de Port-au-Prince, je jouais au football, nous rencontrions sur notre terrain les équipes des lycées publics, bons lycées, mais lycées des quartiers pauvres et populaires. Un jour, mon dernier match, j’ai pu placer tellement de ballons dans le filet de ces garçons maigres et rachitiques que j’en ai eu honte, tellement c’était indécent, et j’ai décidé que je ne jouerais jamais plus au football. Ce fut ma véritable prise de conscience de classe, mais cette découverte des décalages sociaux m’a tellement poursuivi que c’est la première fois que je rapporte publiquement cette anecdote. En relation avec une autre découverte. Le tableau du marine américain qu’on a pu voir à l’exposition, je l’ai fait très naïvement, dans un mouvement de colère, en apprenant le débarquement des marines à Saint-Domingue, qui était à l’époque un pays tout aussi pauvre qu’Haïti, et non la luxueuse destination de vacances d’aujourd’hui. J’étais horrifié que Washington envoie ses troupes pour empêcher un démocrate de prendre le pouvoir. Et à mon grand étonnement, exposé à la galerie Creuze, ce tableau intitulé         “ Un de nos 36 000 marines… ” a eu un succès colossal, avec des reproductions aussi bien dans Le Figaro que dans L’Huma, grand journal à l’époque, et je me suis dit : cela signifie que cela ne sert à rien, puisque tout le monde est d’accord ! Mon manque d’intérêt pour la peinture politique a commencé ce jour-là, sur cette évidence.

Critique Communiste  : Décrivant le processus de création qui t’est propre, tu as parlé d’une phase initiale d’innocence. Comment se conjugue-t-elle chez toi avec une érudition qui dame le pion à beaucoup d’historiens d’art ? Les références apparaissant dans tes titres, “ après Dubuffet ”, “ À partir de Nicolas Poussin ”, etc., sont-elles venues en même temps que l’idée, ou après elle ?

 Hervé Télémaque : Cet état d’innocence de la phase créatrice, c’est une sorte d’état de réception, de disponibilité, ce peut être souvent ma vieille technique pop du magazine qu’on feuillette, on en détache une page, une narration commence à se constituer. Un état d’attente, de projet non conscient… Mais cela n’épuise pas la question. Par exemple, j’ai utilisé autrefois comme poubelle une caisse en carton avec des symboles imprimés en sérigraphie, et un matin je me suis réveillé avec cette évidence. Le sérigraphiste anonyme et sans doute inculte à qui avait été commandé l’équivalent de “ Ne pas renverser ”, “ Fragile ”, “ Protéger de l’humidité ”, etc., avait fait exactement comme Magritte, avait ouvert le parapluie, rempli d’eau le verre… mais sans aller jusqu’à les superposer comme dans “ Les Vacances de M. Hegel ” de l’autre. Découverte dont j’ai tenté de tirer parti… Cela me confirme dans ma théorie que nous sommes tous poètes, et que quelque chose dans le social abîme chez 99 % des gens cette science poétique naturelle. Si les peintres ont une fonction, c’est bien de rappeler cela !

Il y a aussi le hasard objectif. Pour ce tableau de 1970 intitulé “ Port-au-Prince. Le Fils prodigue ”, avec le paysage gris d’Haïti et l’avion qui va atterrir, je n’ai rien inventé hormis le sifflet, la canne blanche, les ombres de masques et autres éléments haïtiens, le reste vient mot pour mot d’un bout de comics trouvé un matin dans la rue, minuscule bout de papier disant “ Port-au-Prince, mesdames et messieurs, attachez vos ceintures ”. La base, la substance du tableau m’a été fournie par un trottoir de Paris.

Mais il y a également les réminiscences ou les presciences. Le sifflet de ce tableau a une connotation politique profonde à Haïti, l’objet servait à rassembler les esclaves, il est ensuite devenu un instrument de jeu, et même de musique. Je n’ai compris qu’ensuite la relation dialectique, à la Magritte, entre ces deux emblèmes haïtiens, la canne blanche pour la locomotion individuelle difficile, le sifflet pour l’ordre collectif de s’arrêter…

Poussin c’est encore autre chose. Chez ce grand classique de la peinture, toutes les recettes sont réunies, y compris la dramaturgie impeccable, et on se dit devant ses tableaux : “ Ça, c’est de la peinture ! ” Or voilà qu’il met en scène “ La Femme adultère ”, sans doute le sujet le plus chargé du point de vue de la morale et de la religion, le plus douloureux chez les juifs, les chrétiens et les musulmans, et voilà aussi qu’il traite ça de la façon la plus glacée et décantée qui soit sur le plan passionnel, comme si on avait seulement déplacé un tapis d’un angle à l’autre de la même scène !  Cet humour, ce détachement, ce libertinisme que personne n’avait apparemment perçus, je les ai repris dans mon tableau, en remplaçant les protagonistes par des sacs, et même des sacs postaux, à la manière de Duchamp. Mettre en relation Poussin et Duchamp, je ne crois pas que personne d’autre l’ait fait.

Critique Communiste  : Entre autres effets de la “ globalisation ”, l’industrie audio-visuelle tend à uniformiser les sensibilités partout dans le monde. À ton avis, est-ce une menace ou une chance pour les arts visuels tels que tu les entends ?

 Hervé Télémaque : Cette globalisation-là n’est pas du même registre que la hausse du prix du blé, ou les massacres de Zimbabwéens en Afrique du Sud. Reste que le fait de voir les mêmes images partout, on peut mettre à l’honneur du pop d’avoir mis le doigt dessus. Il y a longtemps que tous se trouvent nourris des mêmes mauvais films, des mêmes mauvaises publicités, des mêmes mauvais hamburgers… Pour le reste, sans être spécialiste, je sens bien que nous entrons dans une galère qui ne fait que commencer, et que la misère ne va faire que s’accroître, au profit de riches toujours plus riches. Avec des effets stupéfiants sur le marché de l’art, des gens capables d’acheter un Jeff Koons plus cher que deux ou trois dessins ou même une sculpture de Michel-Ange… et de l’autre côté une pauvreté terrifiante, des gens qu’on va voir mourir de faim en masse.

Quand je vivais à Haïti, personne ne mourait de faim, c’était une situation inconnue. Il y a maintenant 3 millions de gens qui meurent de faim à Port-au-Prince, il y a les bidonvilles d’Amérique latine où se passent des choses inouïes, ceux d’Afrique du Sud avec ces massacres dont je te parlais… Ce sont des problèmes dont la peinture ne peut pas rendre compte. Quand Bernard Rancillac fait un double portrait d’une femme maghrébine, d’un côté avec la burka, de l’autre avec le visage découvert, ce n’est pas mal, voilà de l’art politique, simple et compréhensible. C’est bien de le rappeler, mais cela ne donne pas à manger aux petits Zimbabwéens.

Critique Communiste  : Un livre récent, évoqué dans cette revue, Messagers de la tempête, André Breton et la révolution de janvier 1946 en Haïti, de Gérald Bloncourt et Michael Löwy, revenait sur le “ potentiel révolutionnaire ” des populations caraïbes que leur attribuait Breton voici plus de 60 ans, principalement du fait de leur longue résistance à l’oppression coloniale et de leur héritage africain. Tu as toi-même rendu hommage maintes fois au peuple haïtien, à ses peintres, à ses écrivains… Que      penses-tu aujourd’hui du “ potentiel révolutionnaire ” et artistique des populations caraïbes, et plus généralement des sociétés et des personnalités issues directement comme toi de la colonisation, un peu partout sur la planète ?

 Hervé Télémaque : Il m’est vraiment difficile de parler de ce pays où je ne vis plus depuis si longtemps, et qui est depuis si longtemps aux mains de dirigeants imbéciles et incultes. D’un autre côté, alors que ses parents ne l’y avaient pas spécialement préparée, notre fille qui va à Haïti pour raisons professionnelles se sent particulièrement chez elle et elle s’est mise au créole, malgré cette coexistence insupportable de miséreux et          de riches en voitures blindées. C’est sans doute que nous lui avons transmis quelque chose d’haïtien… Mais les intellectuels locaux d’aujourd’hui s’enlisent dans des questions idiotes comme la peinture post-naïve… réaliste, bourgeoise. Je ne veux plus en parler, je ne me sens plus concerné parce que je ne peux rien faire. Quand je quitte Port-au-Prince en 1957, il y a 200 000 habitants qui parviennent plus ou moins à subsister, il y a aujourd’hui 2,5 millions de gens miséreux dans les bidonvilles. On produisait à l’époque assez de riz et de café pour nourrir les Haïtiens, aujourd’hui le riz importé de Miami coûte moins cher que celui produit sur place. Que faire ? C’est un cauchemar.    Je rêve beaucoup d’Haïti ces derniers temps et les réveils sont toujours douloureux.

Pour ce qui est du potentiel intellectuel et artistique, je songe forcément à mon vieil ami Georges Castera, fils de médecin comme moi, et avec qui j’ai hanté le bas de Port-au-Prince. C’est aujourd’hui le grand poète haïtien, le maître de la poésie créole, qui a toujours existé, mais qu’il a portée à son sommet. On a beaucoup rappelé la notion       de “ négritude ” à l’occasion de la mort de Césaire, et il est clair que Senghor la devait à Césaire, mais lui-même, cet intellectuel normalien, qu’on ne voit jamais recourir au créole, la devait très probablement à la poésie haïtienne, tout comme il doit sa langue poétique à Saint-John Perse. Césaire lisait-il le créole, je n’en sais rien. Un jour que je lui rendais visite, il m’a soufflé par sa connaissance de la poésie haïtienne. S’il faut assigner des génies aux diverses îles de la Caraïbe, les Cubains ont certainement celui de la musique, que n’ont pas les Haïtiens sauf pour certaines danses de pauvres, d’une mélancolie incroyable, l’infinie mélancolie des pauvres, mais les Haïtiens ont certainement celui de la poésie, d’où est issue, à mon avis, l’idée de “ négritude ”.

Quant à Breton, son passage à Port-au-Prince a sans doute coïncidé avec le dernier moment intéressant d’Haïti, dans l’histoire récente.

Critique Communiste : Comment réagit le matérialiste convaincu que tu es à la dématérialisation progressive des arts visuels, introduite et encouragée par l’industrie électronique, les jeux vidéo, etc. ?

 Hervé Télémaque : Les jeux vidéo, j’ai horreur de ça. J’ai pratiqué la palette graphique autrefois, cela ne m’a pas apporté grand chose. La peinture est une vieille machine qui demande toujours à être rechargée, mais tant que ce sera possible, ce sera le mieux.

 Critique Communiste  : Que dirais-tu aujourd’hui à un jeune artiste noir d’Haïti arrivant à Paris comme ce fut ton cas en 1961 ?

 Hervé Télémaque : Je lui dirais de ne pas prendre de mauvaises habitudes, c’est une tendance trop marquée chez les jeunes Noirs d’adopter un faux style, ou “ le style ”, je lui dirais “ pas de style du tout ”, je lui dirais d’avoir les yeux ouverts le plus possible, le plus largement possible, de voir tout, d’éviter l’inutile, de ne pas courir derrière un folklore artistique, ce qui est souvent la tendance chez les Noirs. Pas de style, c’est le mieux, c’est certainement ambitieux comme programme, parce qu’on finit toujours par y tomber ! Mais dans le Tiers monde en particulier, il y a chez tous une quête d’identité rapide, et ça peut donner Bottero, en plein dans le folklore touristique, et à la limite même Cardenas y a succombé, alors qu’il avait l’étoffe d’un très grand sculpteur. Mais il a trouvé quelque chose de bien très vite, et trop vite. Il aurait dû tâtonner plus, comme   les deux grands sculpteurs surréalistes que sont Giacometti et Arp, ils ne prenaient pas de décisions vite, ils tâtonnaient. Il faut un peu d’échec.

 Critique Communiste  : Et que dirais-tu au public, aux visiteurs des expositions, aux lecteurs de cette revue ?

 Propos recueillis par Gilles Bounoure

 

Hervé Télémaque : Sensiblement la même chose.

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