Le mouvement des femmes en Iran

Farhad Khosrokhavar*

 

Le mouvement féministe auquel on assiste en Iran depuis mi-septembre 2022 n’est pas uniquement le résultat fortuit de la mort tragique d’une femme, Mahsa Amini, le 16 septembre de la même année. Il est le résultat d’un mouvement des femmes qui a eu ses débuts désordonnés sous la Révolution dite islamique de 1979, et par la suite de son développement au cours d’autres mouvements sociaux où les femmes ont réussi à s’insérer progressivement : le mouvement des étudiants de 1997 où les étudiantes ont été nombreuses à côté des étudiants, puis le Mouvement vert de 2009 où dans le cortège des manifestations les jeunes femmes et leurs mères ont été fort nombreuses.

Sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005), les activistes féministes, souvent de la génération des mères, pensaient soutenir l’effort de ce président réformateur afin d’accélérer la marche des femmes vers l’égalité juridique sans organiser des mouvements de protestation susceptibles de l’affaiblir vis-à-vis des camps des conservateurs. La question du voile n’était pas le centre de mire de ce mouvement, qui ciblait les questions juridiques liées au statut des femmes. Le résultat fut décevant dans la mesure où sous sa présidence peu de progrès ont été réalisés au sujet de l’égalité entre l’homme et la femme.

Sous la présidence de Mahmoud Ahmadinéjad (2005-213) la répression du mouvement des femmes a été mise à l’ordre du jour. Sa vision populiste fustigeait les femmes en quête d’égalité comme étant des occidentalisées, ou des suppôts de l’Occident, ou des anti-islamiques visant à séculariser la société iranienne sur le modèle occidental. La répression s’est abattue sur les manifestations des femmes, certaines étant emprisonnées.

En réaction à une politique répressive, la « Campagne pour un million de signatures » a été lancée par des femmes de la génération des jeunes, assistées par celle des activistes de la génération des mères, sous la direction de féministes connues comme Noushin Ahmadi Khorasani et Parvin Ardalan, afin de rassembler un million de signatures dans la société civile pour revendiquer l’égalité juridique du genre et la révision d’un système judiciaire qui accorde un statut inférieur à la femme. Les manifestations qui ont eu lieu ont été réprimées, des activistes féministes ont été arrêtées et mises en prison, tout un groupe de femmes s’est constitué qui a bénéficié, tant dans les manifestations que dans l’organisation du mouvement, de l’aide d’hommes qui voyaient dans l’infériorisation de la femme une part de patriarcat islamique, le déni de leur plein droit à la citoyenneté au nom d’une vision religieuse anti-démocratique.

Ce mouvement a bénéficié d’une importante reconnaissance au niveau international, ses jeunes protagonistes, ainsi que celles de la génération des mères y participant, ont acquis une visibilité marquée par des prix internationaux (Nasrine Sotoudeh) ou même le prix Nobel (Shirine Ebadi et Mansoureh Shodjaï))… Nombre d’entre elles ont été contraintes à l’exil, celles qui sont restées en Iran ont fait l’objet de mesures répressives, incluant la prison, voire la flagellation. Cependant, en dépit des tentatives du pouvoir théocratique, le mouvement a montré une grande capacité de résistance et de résilience, cela malgré la crise générale des mouvements sociaux que connaît l’Iran actuel.

Par la suite, dans les mouvements sporadiques et éclatés de 2016-2018 contre la vie chère et la corruption du pouvoir théocratique, les femmes ont joué un rôle significatif pour dénoncer une vie quotidienne sous l’emprise de la pénurie, voire de la pauvreté. Celle-ci croissante sous un régime politique dont les élites s’enrichissaient indécemment par concussion sans avoir cure de la souffrance des plus démunis. Mais le rôle du voile était marginal dans ces mouvements parce que les femmes, actrices à part entière, se concentraient sur l’inégalité juridique et politique et sur l’appauvrissement graduel des classes moyennes qui rejoignaient progressivement les pauvres. Au cours de cette période, l’unité des hommes et des femmes se faisait dans la solidarité des pauvres et des classes moyennes en voie d’appauvrissement, pas sur la liberté et la démocratie.

Depuis fin 2017, on assiste à une nouvelle forme d’expression politique et sociale chez les femmes, à savoir l’acte public d’ôter le foulard par celles qui « osent » le faire dans la rue, au vu et au su de tout le monde, bravant la répression et dénonçant frontalement le régime théocratique en place. Le 27 décembre 2017, en pleine effervescence des mouvements de protestation dans de nombreuses villes iraniennes contre la vie chère, une femme de 31 ans, Vida Movahed, mère d’un enfant de 2 ans, se débarrasse de son foulard blanc dans une avenue centrale de Téhéran, Enghelab (signifiant révolution) qui a été le théâtre de la Révolution de 1979 et des manifestations du Mouvement vert pour la démocratie en 2009. Accrochant son foulard à un long bâton pour le rendre bien visible et montée sur une armoire électrique, elle s’est montrée tête nue aux passants, dont plusieurs l’applaudirent et aucun ne chercha à l’invectiver. L’événement a des échos démultipliés sur la Toile, puis d’autres jeunes femmes lui emboîtent le pas. Cela aboutit à l’arrestation d’une trentaine d’entre elles par la police des mœurs. Ce mouvement semble marginal à cause d’un autre mouvement beaucoup plus vaste qui se répand dans plus d’une centaine de villes iraniennes contre le régime théocratique accusé de répression, de corruption et responsable de la vie chère. Mais le mouvement de septembre 2022 va surmonter cette marginalité et placer au centre de la protestation collective le rejet du voile imposé.

Le mouvement de protestation a souvent eu recours en Iran à la nuit et aux slogans lancés sur les toits, de manière plus ou moins anonyme, afin d’échapper à l’identification des manifestants par le régime et ses sbires, et à la répression (arrestation, torture, quelquefois exécution). Le mouvement des femmes a en partie respecté cette condition, mais il s’en est aussi partiellement affranchi, notamment par des manifestations de rue dans les grandes villes où on voit des manifestantes et des manifestants s’exposer aux milices et aux forces répressives du régime en acceptant d’aller jusqu’au bout.

Le mouvement a débuté peu après l’annonce de la mort de Mahsa Amini, à l’université de Téhéran et à celle de l’université des femmes, Al-Zahra, les femmes ont commencé à manifester et à entonner le slogan qui est devenu le point d’orgue des manifestations et le seul lien qui les relie (pas de leader, pas d’organisation), une révolte qui n’accepte plus de se laisser contraindre et intimider par un pouvoir totalement discrédité. En quelques jours 110 universités et des institutions assimilées ont été touchées par le mouvement qui s’est donné libre cours par des tags et en se répandant dans toutes les grandes villes iraniennes.

La quotidienneté et l’enfer pour les femmes en quête d’égalité

Nasrine Sotoudeh, l’une des figures de proue du féminisme iranien, donne cette image de la vie quotidienne des femmes en quête de liberté dans un film tourné par Djafar Panahi, Taxi Téhéran, qui a reçu l’Ours d’or du festival de Berlin en 2015 : « Ils (les agents du pouvoir) font en sorte que nous sachions qu’ils nous surveillent. Leurs tactiques sont évidentes. Ils te créent un casier politique. Tu deviens un agent du Mossad, de la CIA, du MI 6… Ensuite, ils ajoutent une affaire de mœurs. Ils font de ta vie une prison. Tu es sorti (de la prison ?), mais le monde extérieur n’est plus qu’une grande prison. Ils font de tes meilleurs amis tes pires ennemis. Il te reste à fuir le pays ou alors à prier pour retourner au trou. Donc il n’y a que ça à faire : ne pas s’en      faire ! »

La même Sotoudeh a ôté le voile en juin 2018, ce qui a aggravé son cas, avec une condamnation à 33 années de prison.

Il faut souligner qu’une nouvelle subjectivité féminine apparaît en Iran depuis la fin du 20e siècle, notamment avec la généralisation de l’éducation des femmes sous le régime islamique, leur accueil dans les universités iraniennes où une bonne moitié des étudiants sont des étudiantes. Les universités où se trouvent inscrits plus de 4 millions d’étudiants sont le terreau de cette nouvelle prise de conscience. Plus la condition culturelle des femmes se rapproche de celle des hommes par l’école, l’université et la Toile, plus le régime théocratique iranien durcit son attitude, notamment avec l’avènement du président conservateur et populiste Ahmadinéjad en 2005, et à sa suite Raïssi en 2021. Les nouvelles générations englobent les mères et leurs filles. Elles vivent dans un monde où une grande partie de la vie culturelle iranienne est produite par des femmes (voir le nombre extrêmement élevé des écrivaines iraniennes), où dans tous les domaines artistiques la percée des femmes est indéniable (peinture, théâtre, cinéma), et où pourtant elles sont exclues de la vie politique, et aussi de la participation à la vie économique : alors que l’Iran est le pays du Moyen-Orient où les femmes sont les plus éduquées, leur participation à l’économie est réduite à une proportion très minoritaire, notamment du fait de l’intervention de l’État patriarcal. Les droits de la famille (primauté du droit de l’homme pour le divorce, en dépit des changements marginaux les dernières années à ce sujet), la garde de l’enfant (confiée prioritairement à l’homme en cas de divorce), le droit de voyager (l’autorisation du mari est nécessaire), l’héritage (la femme reçoit la moitié de l’homme). Bref, tout ce qui constitue la dignité de la femme dans sa vie quotidienne est systématiquement bafoué par une jurisprudence islamique non-modernisée marquée de cette inégalité synonyme d’une intolérable infériorité, insupportable au regard d’une subjectivité aussi bien éduquée et cultivée que celle des hommes (quelquefois même supérieure dans sa conscientisation). Le voile islamique revêt ici un sens qui outrepasse largement sa signification vestimentaire : il exprime la permanence d’une coercition qui ne tient pas compte de la nouvelle subjectivité féminine où la dignité de la citoyenne rejoint celle du citoyen. Le Mouvement vert de 2009 l’a clairement montré : en dénonçant la fraude électorale, les jeunes femmes, côte à côte avec les hommes, criaient : « Où est mon vote ? » (ra’ye man kodjast ?). La distinction homme/femme s’estompe dans les manifestations de rue où ils s’entremêlent et font chorus pour une démocratie qui reconnaisse enfin leur droit à l’égalité et à une dignité indivise.

Une grande partie des hommes partagent le sentiment de quasi-égalité avec les femmes dans leur vie quotidienne, que ce soit au sein de la famille ou dans les relations sociales de proximité. C’est la raison pour laquelle la dichotomie que l’on perçoit dans le monde occidental entre les activistes féministes et les hommes ne se retrouve pas avec la même acuité en Iran. En réponse à un sentiment d’iniquité, partagé certes de manière différentielle, qui renvoie à l’illégitimité fondamentale de l’État islamique qui maltraite la société civile par la répression et l’absence de dialogue, on assiste dans le mouvement qui secoue actuellement l’Iran à une alliance étroite entre hommes et femmes.

En un sens, le pouvoir théocratique a rendu intolérable, quasiment pour la même raison, la vie des jeunes, hommes et femmes confondus : le déni de leur subjectivité, de leur sentiment de dignité, de leur volonté d’être des citoyens et des citoyennes à part entière, de vivre dans une société plus sécularisée, moins religieuse, où chacun déciderait de sa foi et de sa vie à l’abri de l’intrusion du Sacré imposé d’en haut. Par ailleurs, à la répression de la liberté s’adjoint un appauvrissement touchant désormais 25 millions d’Iraniens, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté et qui avec un taux d’inflation qui est de l’ordre de 50 % risque d’emporter les classes moyennes dans une pauvreté de plus en plus accentuée. Les conditions subjectives et objectives sont ainsi réunies pour rassembler une grande partie de la société civile contre un pouvoir incapable de gérer la société, que ce soit au niveau de la pollution, de l’économie et de son rapport à un monde de corruption qu’accompagne une répression de plus en plus aveugle, en particulier contre les femmes qui veulent secouer le carcan d’une théocratie hypocrite et répressive.

L’Iran des années 2020 est un pays paradoxalement sécularisé pour une grande partie de sa jeunesse. Il aspire avant tout, pour les parents tout comme pour leurs enfants,        à une société démocratique et laïque, où la liberté vestimentaire aille de pair avec celle de la politique et de la justice sociale et économique, entretenant une relation apaisée avec le monde extérieur, surtout occidental. La diaspora iranienne, quelques millions d’hommes et de femmes qui vivent dans de nombreux pays occidentaux (mais aussi en Turquie, en Inde et dans les Émirats) a su garder des liens étroits avec l’Iran et inspire son rapport à cet Occident dont rêve la jeunesse iranienne.

La vie quotidienne, son caractère schizophrénique (on doit constamment mimer une islamité qui n’est pas réelle) et profondément injuste, est ainsi la toile de fond du nouveau mouvement des femmes en 2022, dont une partie importante se veut sans voile. Une chanson d’un jeune Iranien, Chervine Hadji-pour, intitulée « Pour » exprime l’état d’esprit d’une grande partie de la société iranienne, notamment et surtout de la jeunesse :

 « Pour pouvoir danser dans la rue

Pour avoir eu peur d’avoir à embrasser

Pour ma sœur, ta sœur, nos sœurs

Pour la honte d’être désargenté

Pour l’envie inaccessible d’une vie décente

Pour cet enfant qui cherche dans les poubelles (de quoi manger) et ses rêves

Pour cette économie de commandement d’en haut

Pour cet air pollué

Pour la rue Vali-Asr (à Téhéran) et ses arbres usés (par la pollution et le manque d’eau)

Pour les pleurs sans fin

Pour l’image répétitive de cet instant

Pour un visage souriant

Pour les étudiants, pour l’avenir

Pour ce paradis contraint (que le régime impose aux gens)

Pour les intelligences en prison

Pour les pilules de dépression et contre l’insomnie

Pour l’homme, la patrie, le développement

Pour cette fille qui rêvait d’être un garçon

Pour la femme, la vie, la liberté

Pour la liberté »

L’ambivalence du « Pour » tient au fait qu’en persan (tout comme en français, mutatis mutandis) le mot peut tour à tour signifier « pour », « en vue de », mais aussi « à cause de ». À noter que le chanteur cite le slogan qui est devenu désormais le mot d’ordre des manifestations de la rue, à savoir « La femme, la vie, la liberté ». L’auteur qui a mis cette chanson sur sa page Instagram a reçu 40 millions de visites, il a été arrêté pour être mis ensuite en liberté sous caution, cela par peur d’irriter davantage une jeunesse déjà profondément indignée.

De nombreuses autres chansons et de multiples expressions culturelles (caricatures, dessins…) dénoncent un pouvoir carnassier et une contrainte religieuse insupportable. Au sein de nombreuses diasporas dans plusieurs dizaines de pays, notamment au Canada où vit une importante communauté iranienne et où une manifestation                  a rassemblé plus de 50 000 personnes à Toronto, les manifestants ont exprimé leur solidarité avec les Iraniennes de l’intérieur. Les sociétés occidentales, dans leurs élites culturelles, ont aussi exprimé leur solidarité avec les Iraniennes. Des mesures restrictives de la part des gouvernements occidentaux sont aussi envisagées pour exprimer leur désapprobation de la répression en Iran.

Seule réponse du pouvoir : la répression

Le régime a commencé la répression massive, d’abord dans la ville kurde de Saqez, dont était originaire Mahsa Amini, où 19 personnes ont trouvé la mort. La semaine suivante, le dimanche 2 octobre, à l’université Sharif plusieurs dizaines d’étudiants ont été arrêtés et d’autres blessés. Puis, à partir de la troisième semaine, on a vu des lycéennes venir manifester en brandissant leur foulard et en dénonçant la dictature. Entre-temps, nombre de stars de la télé iranienne, de sportifs connus et adulés tel Ali Karimi et de chanteurs pop iraniens plus ou moins tolérés par le pouvoir ont apporté leur soutien à cette révolte en passe de se transformer en un mouvement d’insoumission généralisée. L’appel à une grève générale pour paralyser le régime a été lancé par certains activistes sur la Toile, mais faute d’organisation il a du mal à se concrétiser effectivement pour le moment.

Avec l’amplification de la protestation, le pouvoir n’hésite plus à tirer dans le tas pour intimider la population. Le mouvement, il est vrai, est dépourvu de leader, ce qui fait sa force (son éparpillement rend difficile sa répression) fait aussi sa faiblesse (il n’est pas structuré et est dépourvu d’une capacité d’action conjointe). La mise en veille de l’Internet rend plus difficile un minimum de concertation. Mais l’étendue de la haine et de l’indignation est telle et la créativité des jeunes si grande que le mouvement continue en dépit de toutes les restrictions.

Pour la première fois en Iran, les femmes ont été les principales initiatrices d’un mouvement social d’envergure. Certes, les intellectuelles ou les artistes ont soulevé la question de la répression à leur sujet, depuis la poétesse Forough Farrokhzad dans les années 1960 et même avant elle à partir du début du 20e siècle. Mais ces mouvements étaient souvent ceux d’une minorité, sans être suivie par la masse. Désormais, avec le mouvement de septembre 2022, pour la première fois dans l’histoire de l’Iran (et vraisemblablement du Moyen-Orient), on assiste à un mouvement social majeur auquel s’identifient des millions de femmes et d’hommes et qui fait vaciller les fondements de la théocratie islamique. Les femmes y sont les acteurs sociaux d’avant-garde, bref des actrices sociales qui ont lancé le mouvement par l’expression de leur révolte contre le foulard, mais aussi, et bien au-delà de celui-ci, en dénonçant l’insupportable inégalité qui les frappe au nom d’une loi islamique sans ancrage dans la réalité culturelle de l’Iran du 21e siècle, pour la grande majorité de sa jeunesse. Dans cette conjoncture, les hommes partagent à leur façon le malaise des femmes. On l’a vu sur la Toile à l’occasion de la manifestation contre le voile en 2018 lancée par Vida Movahed : des jeunes hommes, notamment des soldats conscrits, se sont fait photographier en brandissant leurs calots au bout d’un bâton en imitant le foulard de celle-ci et en dénonçant leur condition culturellement et socialement subalterne au sein d’un régime qui rejette hargneusement leurs aspirations modernes.

Le sentiment de vivre un déni de citoyenneté et de dignité est largement partagé au sein de la jeunesse. Le rêve de tout jeune, fille ou garçon, est de quitter l’Iran et d’aller vivre en Occident, faute de pouvoir s’épanouir dans son propre pays. Les femmes sont certes plus directement concernées par le déni de dignité, mais la sympathie dont les hommes témoignent à leur égard dans les protestations actuelles révèle non pas uniquement une compréhension apitoyée à leur égard, mais le fait qu’ils partagent le même sentiment d’indignation à leur propre sujet. Ils se sentent écrasés par une théocratie insensible à leurs demandes de liberté individuelle et incapable de leur permettre de rêver d’un meilleur avenir. Le sentiment que le pouvoir leur dérobe leur avenir est partagé par l’immense majorité des jeunes, femmes et hommes. Ces derniers se sentent ainsi les complices des femmes dans une relation qui les pousse à les seconder dans un mouvement dont le leitmotiv est désormais : « la femme, la vie, la liberté ». Pour la première fois, la femme, par une inversion caractéristique, englobe aussi l’homme comme acteur social, elle est celle qui lance la mobilisation même là où les hommes mis à mort sont très nombreux (sur 76 tués dans les manifestations des deux premières semaines, on énumérait 6 femmes, 4 enfants et 66 hommes. Au moment où ces lignes sont écrites, le chiffre de 154 morts est atteint, voire dépassé).

Ce mouvement a été l’occasion, pour des minorités réprimées, comme les Béloutches sunnites du sud-est de l’Iran, de s’insurger contre les mauvais traitements et                  les humiliations que leur inflige la théocratie chiite. Ils sont doublement discriminés en tant que Béloutches, ethnicité dotée d’un idiome et de formes de sociabilité distinctes et sunnites, par rapport à la majorité chiite. À Zahedan, ville du sud-est, dans ce que les témoins qualifient désormais de « vendredi sanglant », le 2 septembre 88 protestataires et piétons ont été tués et plus de 300 blessés ; des hélicoptères auraient tiré sur les manifestants, selon le groupe des droits humains de l’Iran basé à Oslo (IHR).                 Ce mouvement a vu aussi l’émergence des Kurdes, dont était issue Mahsa Amini, qui ont manifesté à Saqez, ville où elle résidait, et qui ont exprimé dans leur propre langue le slogan du mouvement, à savoir « femme, vie, liberté ». Le mouvement des minoritaires a bénéficié de la sympathie des manifestants dans d’autres villes qui ont exprimé leur fraternité à leur égard. Une autre jeune fille, Nika Chakarami, âgé de 16 ans, d’origine Lour, a été mise à mort dans les manifestations à Téhéran, d’autres jeunes filles ont trouvé la mort dans l’affrontement avec les milices du régime. Souvent des provinciales aspirent à venir à Téhéran pour son anonymat et sa liberté, c’est là qu’elles ont manifesté et trouvé la mort.

Une vingtaine de journalistes ont été arrêtés, dont neuf femmes, pour avoir couvert les manifestations dans leur spontanéité, ce qui est rejeté par le gouvernement iranien qui entend en faire une insurrection dictée et dirigée par les États-Unis et Israël contre lui.

Ces protestations expriment le rejet absolu du pouvoir en place, même dans la deuxième et la troisième génération, peu présentes dans les manifestations, par peur mais aussi par désespoir (les manifestations de 2016-2018 ont échoué du fait de la répression violente des milices et des militaires).

Depuis 2009, le pouvoir théocratique a mis fin au dialogue social. Ceux qui gouvernent sont prisonniers de l’image qu’ils veulent d’une société asservie, soumise à un ordre légitimé par décret divin et qui n’a nul besoin du soutien populaire pour gouverner. Pire encore, les tenants du pouvoir voudraient-ils entamer un dialogue qu’à présent on ne les croirait plus, après plusieurs années de répression ininterrompue. L’impression prévaut dans l’immense majorité de la population que le régime théocratique ment, que même s’il fait des concessions à un moment une fois le calme revenu il retournera à sa politique répressive et féminicide, en plus d’être homicide. La théocratie iranienne est aussi viscéralement attachée au pouvoir que le régime syrien dont il imite de plus en plus le caractère férocement répressif, n’hésitant pas, comme dans le mouvement de 2016-2018, à lancer des chars dans la rue et à tirer à bout portant sur la population. On voit le dilemme de ce pouvoir qui jusqu’en 2009 puisait sa légitimité autant dans sa capacité de convaincre et de dialoguer que dans l’intimidation et la mise à mort, dans le duo malaisé entre les réformistes, souvent impuissants et velléitaires, et les partisans purs et durs d’un islamisme autocratique. Depuis lors, incapables d’ouvrir la société à la démocratie, les réformistes qui endiguaient tant bien que mal la répression totale ont été réduits au silence et exclus du champ politique.

La mort de Mahsa Amini a été vécue par les femmes tout comme par les hommes comme la manifestation du rapport quotidien qu’entretient cet État avec la société, à savoir arrogance, irrespect, répression et mise à mort : la ploutocratie s’est muée en une kleptocratie pour finir par devenir une thanatocratie. Mais cette fois la coupe était pleine, l’indignation à son comble et les femmes que le pouvoir tenait pour quantité négligeable se sont révélées redoutables dans leur force et leur refus de soumission. Elles ont même entraîné les hommes par une inversion symbolique lourde de sens : peu avant, les hommes tenaient le haut du pavé et l’État théocratique les identifiait comme adversaire principal. À présent, les hommes suivent les femmes et mettent volontiers leur action sous leur égide symbolique. Déjà en 2009, certains hommes portaient le foulard pour tourner en dérision un pouvoir qui ne trouvait de légitimité que dans le voile imposé aux femmes, pas dans ses accomplissements au service de la société. Dans ce mouvement, même des femmes portant le voile rejoignent celles qui ne le portent pas pour témoigner de leur solidarité et dénoncer le monopole de l’islam que s’attribue le régime en place en astreignant les femmes au voile. Une femme comme Faezeh Hashémi, qui porte le voile strict et a été un temps membre de l’élite du régime (elle est la fille de Hashémi Rafsandjani, l’ex-président de la République en Iran), a marqué son soutien pour ce mouvement et a publiquement défendu l’idée du refus de contrainte pour le port du voile et de la liberté d’expression. Depuis, elle a été arrêtée. De même, la féministe islamique Sediqeh Vasmaqi, enseignante à l’université, a ôté publiquement son voile en guise de protestation contre la mort de Mahsa Amini.

Depuis 2009, l’Iran a rejoint de nombreuses sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, comme la Syrie, l’Égypte, l’Algérie et le Liban, où un pouvoir totalement discrédité règne en s’appuyant sur la répression et le sentiment d’impuissance de la société civile, suite à l’échec des mouvements où elle s’était mobilisée auparavant (le Mouvement vert de 2009 en Iran, les mouvements de 2010-2012 dans le monde arabe connus sous le nom de révolutions arabes).

Un changement fondamental s’est pourtant opéré ces dernières années : une nouvelle génération a pris la relève qui a surmonté le deuil dû à l’échec des mouvements d’émancipation précédents et entend secouer le joug d’un État sanguinaire qui est en rupture totale avec la société et la subjectivité des citoyennes et des citoyens. En Iran cette nouvelle génération est portée par des femmes auxquelles se sont joints des hommes, tous deux en quête de liberté, avec une avant-garde féminine qui crie non à la répression et qui a l’approbation absolue des hommes qui la suivent sans sourciller. Ce changement de hiérarchie des rôles ne semble point perturber les jeunes hommes qui acceptent la centralité du rôle des femmes et scandent à l’unisson avec elles: « La femme, la vie, la liberté ».

Le mouvement est dans le droit fil de la sécularisation de la société iranienne où les nouvelles générations contestent la place du religieux, et en particulier d’un islam théocratique qui dénie le droit politique aux citoyens. Les manifestants s’en prennent au clergé chiite, dont une partie est devenue complice du pouvoir qui les emploie et les fonctionnarise tout en leur dérobant la fonction « morale » qui leur incombait dans la société traditionnelle. Désormais, la contestation touche la quasi-totalité de la société qui rejette la théocratie et veut recouvrer une citoyenneté déniée aux citoyennes et aux citoyens au nom d’une version répressive de l’islam.

Dans un avenir pas très lointain, on risquera de retrouver dans d’autres sociétés du Moyen-Orient, exposées à la répression aveugle, le même type de scénario avec des militants d’avant-garde qui seront dorénavant des militantes. Elles comprennent aussi que la condition du succès du mouvement sur le long terme est la coopération des hommes, elles revendiquent une liberté individuelle et un régime pluraliste auxquels tiennent aussi ces derniers.

7 octobre 2022

* Farhad Khosrokhavar est sociologue, franco-iranien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

 

 

 

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