Iran : Une Révolte ? Peut-être une Révolution !

Behrooz Farahany (*)

La mort de Mahsa-Jina Amini, jeune Kurde de 22 ans, arrêtée le 16 septembre pour une mèche de cheveux sortie de son foulard, dans l’enceinte d’un commissariat dépendant de la police des mœurs, a déclenché en Iran une révolte sans précédent qui entre déjà aujourd’hui dans sa troisième semaine.

L’obligation de porter le voile constitue en effet l’un des piliers idéologiques de ce régime islamique, patriarcal et théocratique. Elle a été imposée par la force aux femmes malgré les promesses de Khomeini, faites à Neauphle-le-Château pendant son exil, et ce malgré en 1979 d’immenses mobilisations des femmes pour s’y opposer. L’article 638  du code pénal de la République Islamique réprime le non-respect du hidjab islamique par 15 jours et jusqu’à 2 ans d’emprisonnement, ainsi que le paiement d’une somme d’argent, le tout pouvant être accompagné de 72 coups de fouet, selon « la gravité » du « crime » commis. Après 43 ans de contestation, avec leurs moments forts et accalmies relatives, les revendications féministes apparaissent désormais au premier plan des revendications politico-sociales dans les manifestations de rue.

Pendant des décennies, ces revendications ont pris la forme de demandes adressées aux autorités, surtout en direction de l’aile « réformatrice » du clergé, ou furent portées par des associations sur le terrain éducatif. Le mouvement dit du « Million de Signatures » durant la période d’Ahmadinejad en est un exemple représentatif. Ce mouvement qui a disparu après quelques années sans résultat significatif a néanmoins démontré la détermination des féministes à faire entendre leur voix.

Après janvier 2017, depuis des décennies une première contestation violente du régime par des jeunes issus des classes populaires a donné lieu à un mouvement qui a embrasé plus de 100 villes et a été réprimé dans le sang. Pour la première fois, une jeune femme, Vida Movahéd, a brandi son foulard suspendu au bout d’un bâton, debout sur une petite colonne en béton dans la rue de la Révolution à Téhéran. Son acte symbolique a été imité par d’autres jeunes filles dans plusieurs villes. Elle a été arrêtée et condamnée à des peines de prison ferme par deux fois. Depuis, des femmes ont eu recours à internet et aux réseaux sociaux pour exprimer leur opposition. Elles ont par ailleurs multiplié les blogs et les vidéos en ligne, postant des vidéos d’elles-mêmes marchant la tête découverte ou se faisant harceler dans la rue.

Mais la réaction immédiate et l’explosion des manifestations à l’annonce de la mort de Mahsa-Jina Amini sont sans précédent dans l’histoire récente de la République Islamique d’Iran. Dès le 18 septembre, des manifestations ont éclaté́ dans le Kurdistan iranien dont elle était originaire. Des grèves générales y ont été organisées dès le lundi 19 septembre. L’opposition envers le régime a toujours été très significative dans cette partie du territoire où la population avait déjà fait l’objet de la première vague de répression de masse au printemps 1980, sous l’ordre direct de Khomeini, qui avait culminé avec l’envoi des bataillons de l’armée et des Pasdarans. Demandant l’autonomie et la démocratie, les Kurdes font partie des principales forces d’opposition au régime islamique.

L’extension sociale et géographique des mobilisations a elle aussi été fulgurante. Parti des femmes, le mouvement s’est très vite étendu dans le monde étudiant et a gagné d’autres jeunes citadins mais aussi des personnes plus âgées. La protestation s’est très vite étendue à un nombre grandissant de manifestations à travers tout le pays, embrasant en une semaine pas moins de 100 villes dont la totalité des plus grandes villes et chefs-lieux des provinces.

Tous les syndicats et associations (clandestins) non reconnus par le pouvoir ont ouvertement soutenu le mouvement. Par exemple, dès le 17 septembre, le Syndicat des travailleurs de la compagnie de bus de Téhéran et de sa banlieue (VAHED) a déclaré      « condamner fermement ce crime » et « exiger des poursuites, un procès public et la punition de tous les responsables du meurtre de Mahsa Amini. La discrimination structurelle, institutionnalisée et patriarcale à l’égard des filles et des femmes dans le pays doit cesser ».

Face à cela, la répression a fait à ce jour plus de 100 victimes, des centaines de blessés et des milliers d’arrestation dans tout le pays. Les slogans initiaux dirigés à l’encontre de  la police des mœurs, se sont très rapidement enrichis de formules scandées en masse telles que : « Mort au dictateur », « À bas la République Islamique », « Ni Chah, ni Guide Suprême », « Femme, Vie, Liberté », ou encore « Pain, Travail, Liberté ».

Il ne s’agit pas seulement d’un coup de tonnerre dans un ciel serein ! Les conditions de vie des Iraniens sont de plus en plus difficiles ; dues, en premier lieu, à des politiques néolibérales effrénées, menées par tous les gouvernements iraniens depuis la fin de la guerre Iran-Irak en 1988, et aggravées par les sanctions américaines. Chômage              de masse, inflation galopante et pauvreté touchent très durement non seulement          les couches populaires mais aussi les classes moyennes de la population. Ces phénomènes étaient déjà un terreau favorable à une telle révolte. À titre indicatif, selon les statistiques officielles, 50 % de la population iranienne vit sous le seuil de pauvreté́. L’année passée, 4 122 actions revendicatives des ouvriers et autres salariés ont été recensées à travers le pays et sous différentes formes, allant des grèves et sit-in                 à l’occupation d’usines à des manifestations de rue. Même l’épidémie de Covid 19 n’a pu empêcher la grande grève des travailleurs de l’industrie du pétrole, qui avait alors vu      la participation de plus de 100 000 ouvriers, dans ce qui s’est avéré être au final la plus grande grève de l’histoire du régime islamique.

À cette crise sociale et économique s’ajoute une crise écologique, la pollution de l’air, des tempêtes de sable jamais connues dans l’histoire du pays, une sécheresse et une crise aigüe de l’eau, cette dernière en grande partie provoquée par des politiques agricoles insensées et la construction de multiples barrages ne prenant jamais en compte les considérations écologiques. Ainsi, l’Iran a été le théâtre de soulèvements pour l’eau, notamment au Khuzestan (2021), à Ispahan ou Shahrekord (2022), mouvements qui ont vite pris une tournure politique et ont été réprimés, comme toujours.

Khamenei, le Guide Suprême, pensait pouvoir consolider son emprise sur le pouvoir    en écartant les tendances « réformatrices » incarnées par le bloc Khatami et Rouhani.    Il a en ce sens notamment désigné comme chef du gouvernement Ebrahim Raïssi, un homme accusé de crimes contre l’humanité par des organisations de défense des droits de l’homme. Mais sa politique a très vite débouché sur une crise sociale encore plus profonde. Aucune de ses « promesses électorales » n’a été respectée. Aucune solution même  partielle n’a été proposée afin de résoudre les problèmes existants. Par contre, les scandales de fraude, de vols d’argent public, de pillage des ressources etc., par des proches du pouvoir se multiplient et font la une des journaux, et ce malgré la censure ! Une crise morale tous azimuts touche ce régime, la rupture entre la population et le régime est totale, sa base sociale n’a jamais été aussi étroite. Preuve en est qu’il n’a pas réussi à organiser des grandes   « manifestations de soutien au Guide », et la couverture médiatique de ces rassemblements fut fabriquée par des photomontages des plus flagrants !

Ainsi, le régime islamique n’ayant qu’une seule « réponse » à ces problème – répression et encore répression –, le mouvement a été fortement politisé dès le départ, et l’on a vite dépassé le cadre d’un mouvement purement revendicatif. Après plus de deux semaines de protestations, les manifestations de rue non seulement continuent, mais s’intensifient. La fatigue des forces de sécurité est évidente et les tactiques des jeunes manifestants, consistant à organiser simultanément des actions dans plusieurs quartiers des villes,  provoquent une dispersion de ces forces, diminuant de ce fait considérablement leur efficacité. L’apparition des cocktails Molotov ne fait qu’ajouter à leur désarroi et craintes.

Côté régime néanmoins, la répression se durcit également. Khamenei est sorti de son silence le 3 octobre et a attribué l’intégralité des révoltes aux « agents israéliens             et américains » et a demandé qu’on « en finisse ! ». Ainsi les arrestations et les tirs         à balles réelles se poursuivent. Aussitôt, l’université Sharif, l’une des meilleures universités du pays, a été le théâtre d’une chasse à l’homme sanglante, faisant des blessés, et donnant lieu à l’arrestation des centaines d’étudiants. Répression qui a choqué jusqu’à la direction de cette université, rappelant les sombres souvenirs des attaques des hordes des milices bassidjis durant « la révolution culturelle islamique » des années 1980. À Zahédan, chef-lieu de Sistan-Baloutchistan, les manifestations ont été durement réprimées, on parle de plus de 50 morts par balles. La situation devient très grave.

Cette conjoncture pose la question de l’évolution et de l’élargissement des mouvements face à l’intransigeance du régime. Une première réponse, comme toujours en Iran, est venue du mouvement estudiantin, qui a cessé le travail et demande aux professeurs et cadres du monde de l’enseignement supérieur, et également des lycées, de faire de même. Ces appels furent entendus dans plusieurs villes et surtout Téhéran, Chiraz et Ispahan où les étudiants ont boycotté les classes et participé aux manifestations. L’Association des Enseignants a appelé à la grève, laquelle a été suivie par des centaines d’enseignants, et des professeurs qui ont boycotté les classes. Depuis quelques jours les lycéens sont aussi entrés dans le mouvement, des lycéennes retirent leurs foulards et des portraits de Khomeini et Khamenei sont arrachés dans les classes.

Au Kurdistan, un appel à la grève générale a été lancé par des partis d’opposition. Grève largement suivie par des commerçants des villes kurdes. Mais l’évènement le plus significatif vient du monde du travail. Les conducteurs des bus de Téhéran ont demandé la libération de leurs dirigeants emprisonnés et ont menacé eux aussi de faire grève.     Le « Conseil d’organisation des travailleurs de l’industrie du pétrole » a publié un communiqué dans lequel il demande « l’arrêt de la répression » et menace d’appeler à la grève. Les slogans « Étudiant, Travailleur, Unité, Unité » fusent dans les universités. Le monde du travail commence à entrer dans le mouvement. Des nouvelles des premières grèves arrivent du sud, dans l’industrie du pétrole.  Si ces dynamiques se poursuivent, et si une convergence entre les protestations de rue et les grèves de masse se produisent, comme à l’époque de la lutte contre le régime monarchique, cela pourrait potentiellement sonner le début de la fin de ce régime barbare.

Ainsi, on peut dire que les deux révoltes héroïques de 2017 et 2019 n’ont été que les signes précurseurs de ce qui se confirme aujourd’hui : une rupture totale entre population et régime, et une contestation de la république islamique d’Iran dans sa totalité par le peuple d’en bas.

Ni Mollah, Ni Chah ! Le pouvoir au peuple !

5 octobre 2022

(*) Behrooz Farahany  est membre de la « Solidarité Socialiste avec les Travailleurs en Iran ».

 

 

 

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