Le poker menteur de la vaccination pour tous

Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les vaccins demeurent essentiels pour endiguer l’épidémie, à condition qu’ils soient accessibles à tous les habitants de la planète. Chaque pays ou industrie devrait avoir accès à ces vaccins afin de les produire en nombre, pour tout le monde. Aucune firme pharmaceutique, à elle seule, n’a à ce jour cette capacité. Une mise en commun des connaissances et des technologies, la multiplication des transferts de technologies, et l’augmentation du nombre des producteurs, sont indispensables pour une production à l’échelle mondiale des vaccins contre le Covid-19. Or, les États ont financé par milliards la recherche, les essais cliniques, la production, sans demander qu’en contrepartie les vaccins développés soit mis dans le domaine public, laissant ainsi les entreprises titulaires des droits d’exploitation interdire la production par des tiers, fixer des prix déconnectés de ceux de production et réaliser 20 à 30% de marges.

Conserver les droits de propriété intellectuelle

Les grandes entreprises pharmaceutiques ressortent grandes gagnantes de cette pandémie due au Covid-19. Dès son apparition, elles ont flairé la poule aux œufs d’or avec les opportunités offertes de commercialisation de traitements ou de vaccins contre ce virus.

Ce que dénonce depuis le début de nombreuses voix, qui se sont élevées pour demander à ces firmes de ne pas profiter de la situation, de fournir leurs éventuels vaccins à des prix le plus bas possible et de ne pas breveter leurs découvertes.

La suspension de l’application des droits des brevets sur les traitements anti Covid-19 permettrait d’étendre la production à tous les pays qui en ont la capacité,  pour une distribution plus rapide et plus équitable à l’ensemble de la population mondiale. Cette dérogation de l’application des droits des brevets sur les traitements anti Covid-19 pour le temps de la pandémie, a été demandée dans le cadre de l’OMC, en octobre 2020,  par l’Afrique du Sud et l’Inde. Elle a reçu  depuis le soutien mondial des agences internationales et des Nations unies, de la grande majorité des pays à faible et moyen revenu, de la société civile et des universitaires du monde entier.

Elle se heurte toujours à l’opposition, entre autres, des États-Unis, de l’Union européenne, du Royaume-Uni, de la Suisse et du Canada dont sont originaires les principaux groupes pharmaceutiques impliqués dans la production des vaccins contre la Covid-19.  Pour ces groupes, conserver l’exclusivité des droits de propriété intellectuelle (PI) est l’assurance de conserver leur position de monopole, synonyme de gros profits. Au travers de ces entreprises, ce sont les super puissances mondiales, les États-Unis et la Chine, qui rivalisent pour étendre leur hégémonie sur le marché mondial.

L’initiative COVAX et le prix du vaccin abordable pour tous

Les États estiment remplir leur devoir de solidarité en finançant le mécanisme COVAX. Ce dispositif mis en place en avril 2020 sous l’égide de l’OMS et de l’Alliance globale pour les vaccins et l’immunisation (Gavi), a pour objectif d’accélérer la mise au point et la fabrication de vaccins contre la Covid-19 et d’en assurer un accès juste et équitable, à l’échelle mondiale.[1] Un des piliers du mécanisme consiste à sécuriser suffisamment de doses, grâce à un fonds d’aide de cofinancement[2], pour un objectif de vacciner au moins 20% des populations des 92 pays ciblés à revenu faible et intermédiaire d’ici fin 2021.  En tant que plus grande plateforme d’achat et de distribution de vaccins au monde, COVAX peut négocier des prix compétitifs auprès des fabricants et ainsi offrir un accès égal à tous les pays participants. Ce qui revient à financer les entreprises pharmaceutiques par des précommandes, les encourageant ainsi à s’investir dans la production de masse de vaccins, en multipliant les partenariats, notamment dans les pays émergents. Ces derniers bénéficient ainsi d’un transfert de technologies, qui restent cependant propriété des firmes détentrices des brevets, les droits de PI n’étant jamais discutés.

Le mécanisme COVAX s’assume comme un mécanisme de partage des risques : il réduit le risque pour les fabricants qui investissent sans être sûrs de la demande future, et celui des pays d’être en situation de ne pas pouvoir garantir l’accès à un vaccin viable. C’est une mise à disposition marchande de doses vaccinales aux pays membre de COVAX, qui permet un enrichissement honteux des producteurs pharmaceutiques, et ce malgré un prix abordable pour tous auquel ils daignent consentir. Un prix abordable pour tous se traduisant par un prix différencié selon la solvabilité des pays.

Dans le même temps, les pays occidentaux espèrent plus de 50% de leurs ressortissants vaccinés. Nombre de pays riches ont retenu des quantités de vaccins qui permettent de vacciner plusieurs fois leur population : pour le Canada 5 fois, pour la Royaume Uni 3 fois, pour l’Union européenne 2 fois, et le COVAX moins de 0.5 fois. Plus de 90% des vaccins ont été absorbés par l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale, le Japon et l’Australie. Pour le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, ces démarches des pays riches ont pour conséquence une réduction du nombre de doses disponibles pour le COVAX. Fin février 2021, il les a ainsi accusés, de « saper » COVAX, et soutenu l’idée de suspendre la propriété intellectuelle sur les vaccins contre le coronavirus, afin de s’affranchir des contraintes imposées qui en limitent la fabrication[3].

Le plaidoyer humanitaire de Tedros Adhanom Ghebreyesus, appelant au bon vouloir des pays du Nord à porter assistance aux pays à faible revenu, pour tenter de sortir de la crise sanitaire, est à confronter à celui d’un pragmatisme cynique de Laurence Boone, économiste en chef de l’OCDE. Elle exhorte les pays riches, au nom de leur propre intérêt, à accroître leurs efforts de solidarité, et selon elle «  les ressources nécessaires [des pays riches] pour fournir des vaccins aux pays à bas revenu sont faibles aux gains espérés de reprise économique mondiale »[4]. Montrant par ces propos que la santé des populations est nécessaire à une économie florissante, une gestion froide et comptable réduisant la population humaine à sa seule fonction productrice. Non seulement l’initiative COVAX est insuffisante, mais s’apparente plus à une opportunité pour les puissants d’étendre leur hégémonie économique, qu’à une action de solidarité.

Le Bien Public Mondial et le capitalisme sanitaire

Le 18 mai 2020,  à l’assemblée annuelle de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Emmanuel Macron préfère annoncer que le vaccin contre le Covid-19 devra être un « Bien Public Mondial »[5] (BPM). Son souci d’un vaccin accessible partout, y compris dans les pays les plus vulnérables ne signifie ni gratuité, ni remise en question de la logique propriétaire des brevets, ni de celle de l’enrichissement des multinationales. Or, explique G. Krikorian dans le journal      Le Monde du 10-02-21[6]« Avec le système de propriété intellectuelle tel qu’il est appliqué par nos pays, un produit pharmaceutique ne peut pas devenir ce qu’on appelle en économie « un bien public » accessible à chacun. Il existe des principes de rivalité, de monopole, et donc d’exclusion ». Pour le président Macron, le BPM, concept flou, facile à décréter mais que nul ne peut imposer parce que non défini juridiquement, est la prise en compte que pour bloquer la pandémie, aucune population ne peut être laissée de côté.  En conséquence les moyens de production doivent être amplifiés pour que le vaccin soit déployé sur la planète entière.

Dans le contexte où les entreprises privées, auxquelles les États ont délégué leur prérogative de garantir les soins de santé des populations, sont incapables de couvrir les besoins, le BPM signifie que pour éviter une défaillance du marché, les puissances publiques doivent intervenir. Le « Bien Public Mondial » est un blanc-seing pour justifier les mesures incitatives sous forme de soutien financier aux entreprises privées pour augmenter les volumes produits, dont le coût au final est supporté par les collectivités.

Ces soutiens financiers auraient pu être octroyés, par le biais des ONG ou de l’OMS, aux pays les plus démunis, pour leur donner l’opportunité de développer leurs structures industrielles et se rendre autonome pour la fabrication de vaccins et de médicaments.

Ce n’est pas le choix qui a été fait. Ce procédé, favoriser les activités du secteur privé en leur attribuant des fonds publics, s’inscrit pleinement dans la politique néolibérale de mobiliser des financements pour la santé dans une perspective de construction des marchés et de croissance économique. Le poids économique du secteur de la santé est considérable. En France par exemple il représente 12,5 % de l’activité économique nationale, ce qui est une garantie pour un retour attendu sur l’investissement des actions du gouvernement en sa faveur.

Ce même jour du 18 mai, à l’assemblée annuelle de l’OMS, Xi Jinping déclare également que, en cas de succès des équipes chinoises, le vaccin serait un «Bien Public Mondial» afin de le rendre accessible à tous, notamment aux pays les plus pauvres4.

Pour la Chine,  le vaccin BPM représente une formidable arme géopolitique. Exemple : au Chili, par le biais de partenariats public-privé, la firme Sinovac a  réalisé ses essais cliniques pour son vaccin CoronaVac. En échange le Chili a pu recevoir en priorité des millions de doses, avec un rabais de 25 %. Mais surtout la Chine peut continuer à avoir accès au cuivre dont le Chili est le premier producteur mondial. La Chine est dotée de capacités de production énormes, elle peut ainsi fournir son vaccin aux pays en développement, et conclure des accords bilatéraux forts avantageux. C’est le cas avec l’Indonésie, la Birmanie, le Maroc, ou les Emirats arabes, pour consolider ou ouvrir de nouvelles routes de la soie[7].

La France, l’Union européenne et l’autonomie sanitaire.

En France, avec la promulgation de l’état d’urgence sanitaire, puis  la loi d’urgence (n2020-290) du 23 mars 2020, pour faire face à l’épidémie de Covid-19 le Gouvernement est autorisé « en tant que de besoin, [à] prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire »[8]. En application de cette habilitation large, le gouvernement peut décréter des mesures d’expropriation avec l’autorisation pour des tiers d’exploiter tous les brevets liés à la résolution de la crise sanitaire. Ce faisant, la France contreviendrait alors au Traité sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) qu’elle a pourtant signé. La seule multinationale à avoir son siège social sur le territoire, Sanofi, ayant échoué à développer un vaccin, l’Hexagone  est privé d’une manière d’affirmer son leadership géopolitique. Elle ne peut engager un bras de fer avec les puissances concurrentes comme la Chine ou les États Unis, en bravant les accords internationaux de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).  Il serait certes malvenu dans ce contexte dramatique de la Covid-19 que des entreprises du médicament rejouent la carte du procès, comme celui intenté en 2001 par 39 d’entre elles à l’Afrique du Sud pour avoir recouru à des importations parallèles, des licences obligatoires et une substitution par les génériques. Mais des mesures de rétorsion peuvent être prises par l’État américain, en soutien aux firmes de son pays (ex Pfizer), en bloquant l’exportation de certains principes actifs, ou en désignant les pays contrevenant aux accords pour qu’ils soient sur la liste « Special 301 »[9], les rendant passibles de sanctions commerciales unilatérales.

La France pourrait cependant avoir recours à la licence d’office (LO), dispositif qui prévoit en cas de situation d’urgence sanitaire nationale, telle que celle que nous vivons aujourd’hui, la possibilité pour un pays de produire des copies de médicaments (et de vaccins) même si protégés par un brevet.

À l’époque du débat sur l’état d’urgence sanitaire (mars 2020), le ministre de la santé, Olivier Véran,  n’excluait pas ce recours. Mais quelques mois plus tard, en janvier 2021, lors du débat sur sa prolongation, il écartait cette possibilité au prétexte que les laboratoires ont  commencé à passer des accords entre eux pour augmenter la production. “Il y a en France trois entreprises, à savoir Delpharm, Recipharm et Fareva, qui produisent déjà pour le compte des laboratoires Moderna, Pfizer et CureVac, des vaccins destinés à protéger la population française, européenne et mondiale. C’est une bonne nouvelle ! »[10]

Effectivement, il n’est pas certain qu’une demande de LO sur les vaccins proposés permette à court terme d’augmenter l’offre vaccinale en France. En respectant les accords internationaux de l’OMC, les conditions d’application sont complexes et bien encadrées et les délais de délivrance peuvent être  supérieurs à une année.

Ne reste au ministre français de la santé que la stratégie de miser sur la négociation pour faciliter les transferts de licences entre laboratoires. C’est celle qu’utilise également Thierry Breton pour accomplir la mission confiée par la Commission européenne de rendre le continent totalement autonome en matière de fabrication vaccinale. Le commissaire européen au marché intérieur doit  chercher avec les industriels des solutions pour augmenter la capacité de production des vaccins sur le continent. Il va donc « aider » les laboratoires et apporter « un  soutien complet pour s’assurer que ce qu’on appelle la chaîne d’approvisionnement ne vienne pas à manquer »[11]. La nature de « l’aide » n’est pas connue, mais il est sûr que les entreprises ne consentiront à des coopérations que si elles y trouvent un avantage financier. Il s’agit avant tout, une fois de plus, d’avantager l’initiative privée des industries du médicament, sans jamais  remettre en question la maximisation des profits et la rentabilité actionnariale.

Conclusion

On assiste, dans les pays du Nord, au travers de cette crise due au coronavirus, au triomphe du néolibéralisme, avec les États qui se posent en soutien et en garant de la viabilité des marchés et de la création de valeur. Alors que les populations ont à subir les contraintes du confinement et son cortège désastreux de licenciements par charrettes, du chômage, de la précarité et l’augmentation de la pauvreté, aucune contribution n’est demandée à la sphère financière ou aux entreprises cotées en bourse. Les multinationales de la pharmacie apparaissent particulièrement soutenues, avec le refus de suspendre les brevets sur les vaccins qui protègent leurs prérogatives monopolistiques, l’initiative COVAX qui leur donne accès à un marché élargi, et l’invocation du BPM pour un soutien financier sans contrepartie. Une même logique se dégage de ces trois situations, ainsi que des stratégies de négociations déployées en France et dans l’UE, d’offrir un marché de la santé à des intérêts privés, sans exiger de leur part une gouvernance durable en faveur du bien commun et un impact social positif.

La question de considérer les médicaments et les vaccins comme des marchandises brevetables se pose crument aujourd’hui. La pandémie de Covid-19 fait prendre conscience combien le système économique actuel est inégalitaire, et la nécessité de le remplacer par un modèle plus équitable. Les États qui demandent la suspension des brevets montrent la voie : les Accords sur les ADPIC doivent être dénoncés et les biens et services de santé sortir des accords de l’OMC. C’est une brèche ouverte où s’engouffrer pour toutes les forces militantes et exiger que la santé humaine ne soit pas une source de profits pour une poignée d’actionnaires, et de mettre fin aux appétits financiers nuisibles des firmes pharmaceutiques. Un début serait qu’elles rendent les sommes perçues des différents États en produisant gratuitement les vaccins            anti-SARS-CoV-2, certifiés efficaces et sans effets secondaires graves, pour que les pays et les personnes les plus pauvres puissent en bénéficier. Tous les  vaccins autorisés doivent devenir des biens communs de l’humanité et accessibles à l’ensemble des populations mondiales.

Le médicament (et le vaccin) garantit l’effectivité du droit fondamental à la santé. Il doit échapper à la logique du marché et de la concurrence[12]. Son statut doit être celui de bien commun, ce qui implique une participation active de la société  pour une prise en charge collective et démocratique de la production, la gestion et l’utilisation des médicaments. La santé publique n’est pas seulement l’affaire des experts et des spécialistes, mais de l’ensemble des citoyens.

Éliane Mandine

27-03-2021

 

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/COVAX

[2] https://www.gavi.org/gavi-covax-amc

[3] https://www.lepoint.fr/monde/l-oms-accuse-des-pays-riches-de-saper-le-systeme-de-distribution-de-vaccins-aux-pays-pauvres-22-02-2021

[4] https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/03/09/la-reprise-economique-mondiale-passe-par-une-acceleration-de-la-vaccination-contre-le-covid-19_6072462_3234.html

[5] https://www.france24.com/fr/20200518-a-l-assembl%C3%A9e-mondiale-de-la-sant%C3%A9-antonio-guterres-fustige-les-strat%C3%A9gies-divergentes-face-au-covid-19

[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/10/gaelle-krikorian-l-omc-pourrait-decider-que-la-propriete-intellectuelle-ne-s-applique-pas-aux-produits-covid-19_6069403_3232.html>

[7] https://www.lemonde.fr/international/article/2020

[8] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041746313

[9] https://en.wikipedia.org/wiki/Special_301_Report

[10] https://www.assemblee-nationale.fr/15/cri/2020-2021/20210133.asp#P2373667

[11] https://www.europe1.fr/sante/covid-thierry-breton-veut-une-europe-totalement-autonome-pour-fabriquer-des-vaccins-

[12] André Grimaldi ; – https://www.contretemps.eu/medecine-commerciale-service-public-sante-coronavirus-hopital-neoliberalisme-grimaldi/

[13] D. Vergnaud ; – https://www.contretemps.eu/medicament-brevet-big-pharma/

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