Exemplarité du Rojava

On a pu lire dans ContreTemps, sous la plume de Francis Sitel, des alertes répétées rappelant la situation épouvantable de la population civile syrienne, le sort terrible infligé aux habitants et à la ville d’Alep, etc., mais sur le phénomène que constitue le Rojava depuis son apparition « officielle » en 2014, aucun article, à peine des allusions, par exemple à propos d’une exposition qui évoquait l’anarchisme de Camille Pissarro, ou quand Philippe Descola, parlant des territoires indiens d’Amazonie en tant que          « zones à défendre », leur associait quelques autres ZAD, le Chiapas et le Rojava justement. À cette omission maintes raisons probables, s’additionnant parfois avec autant de cohérence que des choux, plus des genoux et des hiboux : l’abondance et l’ampleur des crises politiques et sociales dans ce pays-ci, autant d’urgences récentes privant cette revue à la pagination limitée de mieux s’intéresser à l’actualité internationale, une réticence de principe à traiter d’une situation seulement connue de deuxième ou de troisième main, une méfiance ou une prudence attribuables en partie aux effets subreptices d’une propagande anti-kurde qui remonte loin, et peut-être aussi l’idée, un tantinet paresseuse, que la presse militante anarchiste avait déjà suffisamment décrit le « communalisme libertaire » à l’œuvre dans le Kurdistan syrien et ses alentours… Mais parle-t-on jamais suffisamment du Rojava ? Non, assure Pierre Bance dans son tout récent ouvrage La fascinante démocratie du Rojava. Le Contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord (Paris, Éditions Noir et Rouge, décembre 2020, 608 pages, bibliographie, deux index, 25 €).««

Ce livre vient après Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique (même éditeur, 2017) et une dizaine d’articles sur ce sujet, publiés entre 2014 et aujourd’hui, à lire sur autrefutur.net, site qui se revendique du « syndicalisme révolutionnaire », comme P. Bance lui-même[1]. On y trouvera aussi une trentaine d’autres textes du même auteur se préoccupant des possibilités – ou non – de concilier marxisme et anarchisme, discutant des écrits de D. Bensaïd,              A. Badiou, S. Zizek, J. Rancière, J. Holloway notamment, et de tentatives récentes de rapprochement, très unilatérales au demeurant. Docteur en droit et ancien directeur des éditions Droit et Société, P. Bance a également réfléchi à ce que pourraient être le           « maintien de l’ordre », l’instauration de règlements et l’administration de la justice dans une société future qui, pour être « désaliénée », n’en devrait pas moins se prémunir contre certains traits « antisociaux » assez persistants chez l’être humain. L’énumération de ces autres thèmes de réflexion n’a rien d’accessoire, puisqu’ils orientent aussi l’analyse qu’offre ce volume de la naissance et du développement politiques et administratifs du Rojava, au-delà de « l’épopée militaire » à laquelle la presse, même militante, le réduit trop souvent.

Même s’il  se clôt (p. 594-595) sur des cartes du Rojava et de la Syrie « au 1er novembre 2020 », et en dépit des nouvelles craintes qui se sont fait jour depuis cette date sur l’issue d’un conflit armé pour le moins « dissymétrique », l’ouvrage de P. Bance restera précieux, quelque tournure, tragique ou heureuse, que puissent prendre les événements pour le Rojava Kurdistaniye (ou Kurdistan occidental, à l’est de la Syrie, pour le distinguer de ceux d’Irak, d’Iran et de Turquie). A-t-on renoncé, par exemple, à scruter l’expérience de la Commune de Paris au prétexte qu’elle n’a duré que 72 jours ? Celle qui a pris progressivement corps « quelque part en Mésopotamie, à la faveur de la révolution syrienne de 2011 », dans la « petite région kurde du Rojava », est parvenue à résister et même à s’étendre durant maintenant près d’une décennie, à une époque où les techniques de mise au pas des rébellions n’ont jamais été aussi sophistiquées. Cela suffirait à la rendre de premier intérêt, mais elle s’est appuyée aussi et surtout sur des principes et des pratiques auxquels personne n’avait encore recouru à une si grande échelle, et dont mesurer la validité et même la possibilité d’application dans d’autres contextes sociaux pourrait être d’une extrême utilité pour des « gauches de transformation » occidentales peinant à étendre leur audience, pour ne pas parler de leur influence.

Bance évoque à peine (annexe II, p. 527-528, voir aussi 421-426) la « question kurde », car dans cette région de Syrie orientale cette « question », qu’on peut faire remonter à l’Antiquité mais que le XXe siècle a considérablement aggravée, ne se pose pas avec la même acuité et dans les mêmes termes que dans les États voisins, où les communautés kurdes, beaucoup plus nombreuses, sont le plus souvent restées sur des positions nationalistes, à l’inverse des « principes de coexistence mutuelle et de fraternité entre les peuples » dont se réclame le             « Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord », adopté par l’Assemblée constituante du Rojava, en décembre 2016. L’égalité formelle définie par le même texte entre les membres des divers « peuples » ou communautés n’empêche sans doute pas une certaine prépondérance de dirigeantes et de dirigeants kurdes aux divers niveaux de l’administration, mais elle est combattue par d’autres dispositions, et même par des organisations kurdes hostiles à la politique de la Fédération. Ainsi, réduire « le gouvernement de la Syrie du Nord à une dictature du Parti de l’union démocratique (PYD), voire du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) » ne relève pas seulement des « simplismes à écarter » : cela revient à ne rien vouloir comprendre d’un processus qui semble largement émancipateur, en dépit de toutes les forces qui s’opposent à lui.

On sait que le fondateur du PKK, Abdullah Öcalan, emprisonné à vie en Turquie à partir de 1999, était entré alors en correspondance avec Murray Bookchin (1921-2006), le penseur américain promoteur de « l’écologie sociale » et du « municipalisme    libertaire », et qu’il en avait fait adopter dès 2005 les propositions à son parti, antérieurement d’orientation léniniste. Ce sont ces principes de « décentralisation démocratique » que le PYD, à la faveur de la révolution syrienne de 2011, a entrepris de faire partager aux autres communautés peuplant cette région, pour mettre sur pied et faire fonctionner une fédération de « communes » aux dimensions et aux objectifs très disparates, mais observant des règles uniformes et librement consenties. Si les réflexions de Bookchin sur le développement sans limite de l’urbanisation de l’humanité et l’amenuisement corrélatif de la citoyenneté concernaient avant tout les sociétés les plus « technicisées », affirmant par exemple qu’« il n’y a pas de raison » pour que des mégalopoles de la taille de Londres ou de New York ne puissent « progressivement se décentraliser au niveau institutionnel », un tel processus était encore plus aisé à mettre en œuvre dans une société principalement agricole comme la Syrie orientale.

L’ouvrage de P. Bance est une somme qui échappe au résumé. Appuyé sur un énorme travail documentaire (près de 1 600 notes, citant et comparant souvent plusieurs sources sur le même sujet), il passe en revue l’ensemble des dispositions mises en place depuis la proclamation par cette région de son autonomie par rapport au régime de Damas, à commencer par les « bases juridiques et idéologiques » (Ch. I) réglant le fonctionnement d’« une démocratie complexe » (ch. II), attachée au respect des « droits et libertés » (ch. III, parmi lesquels « l’égalité des sexes et les droits des femmes » sont d’une importance décisive), les efforts pour « faire vivre la nouvelle société, garantir les libertés » (ch. IV) malgré des menaces s’aggravant de tous côtés (ch. V, « La révolution en danger »), pour déboucher sur la « conclusion du livre mais non de l’Histoire : le Contrat social malgré tout ». Ce livre est écrit dans une perspective révolutionnaire, mais avec le regard d’un juriste ne laissant passer aucun empiètement sur les droits fondamentaux, ni aucun des « comportements non conformes à ce que l’on attend de révolutionnaires socialistes », comme la présence d’« enfants soldats » dans les diverses formations combattantes, « la violation des droits humains » qui pourrait être le fait de la police ou de l’armée (p. 382), etc.

 

« Changer le monde est possible mais difficile », cette formule sur laquelle s’ouvre le livre et qui sert de titre à son introduction, condense l’ambition générale de l’entreprise et la démarche critique qui l’anime : non pas seulement une revue méthodique des réalisations formelles ou concrètes de ce « communalisme libertaire » en action, mais un examen sans complaisance de leurs difficultés, de leurs contradictions ou de leurs ratés, problèmes qu’on pourrait dire « endogènes ». Plus préoccupante encore est la contrainte où se trouvent les responsables du Rojava de « pactiser avec le diable », et de devoir notamment continuer à vendre à Damas du pétrole ou des céréales, dont la région fournit les trois quarts de ce qui se récolte en Syrie[2]. Telle est leur situation d’assiégés, et il est heureux qu’ils n’aient pas encore cédé à ce délire qu’on désigne sous le nom de « fièvre obsidionale ».

Mais cette situation « exogène » est, par définition, celle de toute « zone à défendre », et se retrouve notamment dans ces deux autres expériences auxquelles le Rojava est le plus fréquemment comparé, la Commune de Paris et le Chiapas de l’AZLN. Même si elle n’avait pas à endurer de mitraillage ou de bombardement, toute tentative révolutionnaire d’envergure aurait à affronter cette difficulté « exogène », que l’hostilité soit concertée par des forces contre-révolutionnaires, à l’instar des « puissances d’argent », ou que, hors de toute décision humaine directe, le dérèglement climatique débouche sur des situations hautement défavorables, voire invivables, par exemple des sécheresses extrêmes. Ou encore, comme il arrive au Rojava, qu’un ennemi crée la sécheresse et tarisse puits et récoltes, ainsi que les autorités turques y sont déjà parvenues en retenant et en détournant les eaux de l’Euphrate… La révolution du Rojava est-elle exemplaire en tous points ? Non, montre P. Bance dans son examen détaillé, probablement complet et appelé à faire date, de toutes les difficultés rencontrées. Mais, montre-t-il aussi, elle constitue un exemple sur lequel ne sauraient se dispenser de réfléchir aujourd’hui celles et ceux qui considèrent que « changer le monde » relève plus que jamais de l’urgence. ☐

Gilles Bounoure

 

[1] Avertissant son lectorat que son ouvrage avait été « conçu et réalisé dans la tradition du Livre », P. Bance a tenu à me préciser qu’il avait été « fait à l’ancienne par des ouvriers du Livre syndiqués », ce qui est loin d’être toujours le cas même dans l’édition militante.

[2] Autre signe parmi d’autres, l’aide que les gens du Rojava acceptent d’un Patrice Franceschi montre qu’ils en sont à ne refuser aucun concours extérieur, y compris de gens venus défendre « un petit morceau d’Occident » (P. Franceschi à Radio Courtoisie, 6 avril 2015, voir aussi l’article que lui a consacré Alternative libertaire, « Kurdistan, impérialisme et extrême droite », 21 septembre 2016), et si l’on suit la pensée d’autres anciens « solidaristes » comme Christian Bouchet (voir son article dans Éléments,       n° 154, 2015), défendre des héritiers du vieux « paganisme » des « bons Aryens », le kurde se rattachant de surcroît comme les autres langues iraniennes au rameau linguistique « indo-européen »

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