Urbanisme et santé : de l’hygiénisme à l’écologisme

      Albert Lévy (*)

 

(*) : Albert Lévy est architecte, docteur en études urbaines et chercheur CNRS.

 

L’épidémie actuelle de pneumonie virale en Chine, due au coronavirus, a entraîné la mise en quarantaine d’une région de plus de 50 millions d’habitants, autour de la ville de Wuhan, qui ne cesse de s’étendre depuis, bouclée par un cordon sanitaire et sa population totalement confinée transformant les agglomérations en villes fantômes. L’origine de l’épidémie, un marché insalubre d’animaux, et les méthodes préventives de protection utilisées relèvent de l’hygiénisme. Cette situation rappelle, en effet, des événements dramatiques d’un autre temps où des méthodes hygiénistes identiques ont été appliquées lorsque la médecine s’est trouvée impuissante  à juguler un fléau[1]. Le seuil des 1000 morts vient d’être dépassé et l’extension de l’infection se poursuit. Le danger sanitaire est sérieux, selon l’OMS, avec la circulation des populations et la multiplication des échanges qui n’ont jamais été aussi importantes. De nombreux pays ont fermé leurs aéroports et frontières avec la Chine et l’impact d’une telle pandémie sur l’économie mondiale, si elle se poursuit, est également redouté. M. Foucault[2] avait isolé dans l’histoire deux grandes techniques spatiales pour combattre les épidémies en l’absence de réponse thérapeutique : l’exclusion et la surveillance.

L’exclusion du territoire, comme dans le cas de la lèpre, est une expulsion définitive du malade (dans des léproseries) : incurable, irrécupérable, il est considéré comme déjà mort. L’idée consiste à extraire et écarter de la société tout corps impur et dangereux.[3]

– Le quadrillage du territoire, comme dans le cas de la peste, par des procédés de surveillance, quarantaine, cordon sanitaire, confinement, nettoyage, désinfection, isolement des malades dans des lazarets… Cette méthode est encore pratiquée aujourd’hui en Chine, et dans les pays où l’épidémie s’est propagée, renforcée par les techniques modernes de surveillance qu’offrent les nouvelles technologies (caméra, reconnaissance faciale, drone…), et la capacité des Chinois à construire des lazarets en 10 jours.

Ces techniques spatiales hygiénistes de contrôle de la contagion sont donc mises en œuvre en l’absence de réponse médicale face à une menace sanitaire inconnue. Elles préfigurent les grandes interventions spatiales hygiénistes du XIXème et début XXème qui contribueront à la naissance de l’urbanisme.

La thèse que je voudrais développer ici est la suivante :

Les problèmes qui se posent aujourd’hui, avec l’explosion des maladies chroniques, se sont posés, d’une manière plus ou moins similaire, dans le passé, avec les maladies infectieuses.

Aux causes sociales et urbaines des épidémies de maladies infectieuses du XIXe et début du XXème siècle, et face à une médecine impuissante, l’urbanisme hygiéniste a été créé par une alliance avec la médecine pour apporter des solutions spatiales aux problèmes sanitaires.

Aujourd’hui, avec la nouvelle crise sanitaire des maladies chroniques, et une médecine qui, en dépit de ses énormes progrès, manifeste une certaine impuissance à les juguler, l’urbanisme doit à nouveau réinterroger ses relations avec la santé – ici la santé environnementale – et renouer les liens perdus avec la médecine.

Mais cet éco-urbanisme, en construction, doit éviter l’erreur de l’urbanisme hygiéniste qui a réduit l’urbain, et sa production, à la seule dimension sanitaire qui dominait les doctrines d’urbanisme de l’époque : il doit intégrer à son approche la nouvelle question de l’environnement et son impact sur la santé (santé des écosystèmes et santé humaine) sans oublier la complexité de l’urbanisme[4] et les problèmes sociaux, économiques et politiques liées au fonctionnement de toute ville.

 

I- Le siècle de l’hygiénisme

 Du néohippocratisme à la révolution pasteurienne

 Le XVIIIème  et le début du XIXème ont été caractérisés par une surmortalité effrayante  dans les villes, 36, 1% en moyenne (23,7% dans les campagnes), l’espérance de vie était de 25 ans. Les conditions de vie, d’habitat, l’entassement, la densité, la saleté, la puanteur, la mixité homme et animaux dans la ville étaient jugés responsables de cette surmortalité et des épidémies infectieuses qui se répétaient. Le diagnostic médical comme les remèdes était directement inspirés à cette époque par le néo-hippocratisme qui régnait dans les cercles médicaux et l’enseignement de la médecine qui insistait sur l’état du milieu extérieur sutout.

Hippocrate avec son traité Des Airs, des eaux, des lieux était la référence majeure : le milieu était coupable, mortalité et morbidité étaient directement associées aux mauvaises conditions climatiques et topographiques, aux situations d’habitat insalubre et à l’environnement local malsain, en particulier l’état du sol urbain en putréfaction qui exhalait miasmes et vapeurs méphitiques dénoncés comme cause principale des épidémies et des fièvres à répétition. La médecine de l’époque était impuissante à comprendre les causes des pathologies et à trouver des thérapies efficaces, mais un consensus se dégageait : la ville doit changer, ce consensus était relayé par les architectes et ingénieurs qui se sont emparés du problème (Pierre Patte, 1786). Eloigner les activités insalubres (abattoirs, tanneries…), cimetières, animaux, abattre les fortifications, créer des mails, des boulevards plantés, aérer la ville, percer des avenues, des places… Pour les ingénieurs, la ville, perçue comme un marais stagnant, devait devenir un espace de flux, dont le bon écoulement est garant de la santé urbaine : il vont mettre en réseau la ville afin d’organiser et favoriser la circulation de l’air, de l’eau potable, des eaux usées, des déchets… en  transformant la rue et le sous-sol urbain, puis la forme urbaine. Ce sera le grand programme que Haussmann réalisera plus tard à Paris.

C’est aussi à cette époque que l’hôpital, avec Jacques Tenon, va se transformer dans son architecture pour devenir (1785), selon son expression, une « machine à guérir » : s’opposant à l’ancien Hôtel-Dieu et à sa fonction d’assistance, il doit devenir, par sa nouvelle distribution spatiale pavillonnaire – fonctionnelle, qui sépare les maladies, organisée autour d’une vaste cour, aérée et ventilée -, un instrument de guérison.

La révolution industrielle, qui démarre en France sous le Second Empire, aggrave les problèmes sanitaires urbains en concentrant dans les villes des masses de travailleurs dans des conditions misérables et insalubres qui vont favoriser le développement de nouvelles épidémies que la médecine ne parvenait pas endiguer : épidémies de choléra, variole, rougeole, scarlatine, typhoïde… se succèdent, massacre de nourrissons (2/4 meurent avant un an à Paris), crainte de dégénérescence, diffusée par les médecins hygiénistes, en raison de la misère, prostitution, criminalité, suicide, folie, alcoolisme, idiotie… qui se répandent, contribuant à alimenter ce fantasme[5]. Face à l’état d’impuissance de la médecine, les réflexions et mesures pour lutter contre la propagation des épidémies vont favoriser, d’une part une législation hygiéniste, et d’autre part des expériences urbaines (cités ouvrières, travaux publics d’assainissement…) qui conduiront à la naissance de l’urbanisme à travers la production de différentes « théories ». Tout au long du XIXème siècle et début XXème, la médecine hygiéniste, ou médecine sociale, va se développer en nouant une alliance avec l’urbanisme qu’elle contribue à faire naître : l’espace et l’environnement sont utilisés comme « pharmakons », remèdes pour prévenir, voire guérir les maladies.

Les travaux de Pasteur (1822-1895) et de ses disciples vont faire avancer la microbiologie et la bactériologie mettant fin à la « théorie des miasmes » et la croyance associée de la « théorie de la génération spontanée » (les germes se développent spontanément sans aucune influence externe), offrant une base scientifique à l’hygiénisme : la révolution pasteurienne généralisera l’antisepsie (grâce également aux travaux de Lister en1867) et l’asepsie (avec les travaux précurseurs de Semmelweis 1847). Les médecins hygiénistes vont jouer un rôle politique législatif important sous la IIIe République en intégrant le Parlement, tandis que les ingénieurs et les urbanistes mettent en place le génie sanitaire. Manifestations nationales et internationales (congrès) sur l’hygiénisme se multiplient, de nombreuses associations hygiénistes sont créées comme l’Association générale des ingénieurs architectes et hygiénistes municipaux (1905), l’Association générale des hygiénistes et techniciens municipaux (AGHTM, 1911), ainsi que des revues, Les Annales d’hygiène publique et de médecine légale dès 1829. L’hygiénisme, qui domine tout le XIXè et le début du XXè, va se traduire dans une législation sanitaire et dans l’urbanisme qu’il contribuera à faire naître[6].

Législation sanitaire hygiéniste

 L’hygiénisme va donner lieu à une importante législation sanitaire, dès le début du XIXème siècle pour aboutir à la grande Loi de Santé Publique de 1902, fruit d’un siècle d’effort et de confrontation entre médecine libérale et médecine sociale. Cette loi a été fortement influencée par l’hygiénisme scientifique pasteurien (elle concerne les villes de plus de 20 000 habitants) : bureaux municipaux d’hygiène et dispensaires antituberculeux pour la prévention, identification des îlots insalubres (îlots tuberculeux), réfection et entretien de la voirie, des égouts… Devant le développement inquiétant de la tuberculose en France (plus de 150 000 morts /an) et le désarroi du gouvernement français en pleine guerre, la Fondation américaine Rockefeller va apporter son aide en 1917, en multipliant par 19 le nombre de dispensaires antituberculeux, en assurant une assistance à la formation et à l’information en matière de santé publique. La « grippe espagnole », qui éclate en 1918, fait des ravages alors que la France n’a encore aucune structure ministérielle pour affronter ces problèmes, le premier embryon de Ministère de la santé verra le jour en 1920, renforcé en 1930. La création de l’ONHP date de 1924 et l’INH est instauré sous Vichy en 1941, mais dans le climat ambiant raciste délétère de l’époque, des dérives hygiénistes se manifestent avec le projet d’« élimination des métèques » au nom de l’eugénisme dominant (Alexis Carrel, 1935). A la Libération, la « Sécu » est créée en 1945, nouvelle grande loi de santé publique expression du solidarisme, elle couvre 5 régimes : Maladie, Accidents, Vieillesse, Famille. Une loi de réforme de l’hôpital est votée un plus tard en 1958. Pendant ce temps la médecine, qui va faire des progrès fulgurants, remet en cause l’hygiénisme considéré dépassé, préparant un peu plus tard le divorce avec l’urbanisme.

Le tableau suivant montre quelques grandes dates de cette législation sanitaire de 1800 à aujourd’hui : à partir de 1958, la politique sanitaire, négligeant l’hygiénisme, se centre sur l’hôpital et sur le soin surtout, sur le tout curatif, mais la santé environnementale va prendre progressivement de l’importance (loi LAURE, PNSE, SNPE…) vers la fin des années 1990, avec le réveil également de la conscience écologique, ouvrant l’ère de l’écologisme.

Législation sanitaire : brève chronologie  de 1800 à aujourd’hui (liste non exhaustive)

 

1802   Examen médical pour prostitués

1810   Etablissements industriels insalubres

1822   Protection contre invasion épidémique

1838   1 asile par département  (loi Esquirol)

1842   Travail des enfants

1849   Conseils consultatif d’hygiène

1851   logements insalubres

1873   Loi sur l’industrie des nourrices

1877   Société Française d’hygiène

1884    Ramassage des ordures et déchets

1893   Assistance gratuite aux pauvres

1894   «Tout-à-l’égout »

1895   Sérums en vente

1902   Loi sur la santé publique (com. + 20 000 hab.)

1920   Ministère de l’Hygiène

1925      ONHP

1932    Ministère de la Santé Publique

1944       INH

1945  Sécurité Sociale

1958  Réforme Hôpital

1960   INH => INSERM

1971  Centre de santé

1972  1er Ministère Environnement

1983 Services communaux d’hygiène et santé (SCHS) remplaçant les Bureaux d’hygiène (1902)

1990    ANRS (Sida)

1992  Réforme Hôpital

1996  Loi sur l’air (LAURE)

2002  Atelier Santé Ville (ASV)

2007  PNSE I

2013  Hôpital Patient Santé Territoire  (loi HPST) /          Contrat Local Santé

2014 SNPE 1 (Stratégie nationale sur les       perturbateurs endocriniens)

2015  ARS  / ANSES  (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation de l’environnement et du travail) / loi Transition énergétique et croissance verte

2016  Comité local de santé mentale (CLSM)

2019   SNPE 2

……

 

Innovations urbanistiques et naissance de l’urbanisme

 Parallèlement à cette législation l’urbanisme est inventé comme autre levier d’action[7] : on peut distinguer deux phases dans l’histoire de l’urbanisme, une phase fondatrice 1800-1915 et une phase de développement 1915-1940.

  1. a) Première phase (1800-1915) : fondation

Contre la ville industrielle malsaine et insalubre une série d’expériences et de solutions correctrices ont été réalisées ou imaginées :

Cités ouvrières (autour des villes minières et industrielles comme au Creusot).

Cités utopiques (les discours utopiques prolifèrent au XIX : Fourrier, Owen, Richardson, J. Verne…,  le Familistère de Guise qui a duré jusqu’à 1968 en est un bon exemple)

Grands travaux publics d’assainissement urbain (Haussmann à Paris, dès 1853), destinés à modifier la situation sanitaire de la ville par des interventions de trois ordres : un système de percées et de nouveaux îlots pour ventiler et aérer la ville ; un système de parcs et d’espaces verts pour oxygéner et faire respirer la ville ;  un système de réseaux d’adduction d’eau et d’égout pour assainir l’espace urbain. Le ramassage des déchets et le « tout-à-l’égout » viendront plus tard (1884).

– La loi Cornudet (1919-1924), première loi d’urbanisme, consacre la naissance de l’urbanisme, elle a donné lieu aux PAEE (Plan d’aménagement d’extension et d’embellissement). Issue des réflexions dans la Section d’hygiène rurale et urbaine du Musée social créée en 1908 et de la Société Française des Urbanistes (SFU), fondée en son sein en 1911 (le terme « urbanisme » apparaît à cette date), cette loi a jeté les bases de l’urbanisme de plan où l’hygiène occupe une place prioritaire. Le premier manuel d’urbanisme est publié par la SFU à cette époque (Comment reconstruire nos cités détruites ? 1919) et l’Institut d’urbanisme de Paris à la même date.

– Idelfonso Cerdà, Teoria general de la urbanizzacion, 1867, théorise l’urbanisme hygiéniste progressiste en proposant, pour la première fois, l’îlot ouvert avec jardin intérieur, laissant entrer air, soleil, lumière : il l’appliquera à son Plan de Barcelone qui fut complètement dévoyé par la suite.

– Ebenezer Howard, Garden-cities of to-morrow, 1897, face aux conséquences sanitaires désastreuses de l’industrialisation et de la pollution en Grande Bretagne, avance le modèle innovant alternatif de cité-jardin, combinant les avantages de la ville et de la campagne, en limitant sa densité et sa taille à 30 000 habitants.

  1. b) Deuxième phase (1915 -1939) : développement

La préoccupation sanitaire continue de rester prégnante dans la première moitié du XXe siècle où trois grands fléaux persistent : la tuberculose, qui fait 150 000 morts par an en France, la syphilis 140 000 et le cancer 40 000. En l’absence de solutions thérapeutiques médicales – on connaissait la cause (microbes, virus), mais on n’avait encore ni les vaccins ni les antibiotiques, le sanatorium, remède par le soleil, le grand air, était par exemple l’unique traitement contre la tuberculose. Pour endiguer cette « peste blanche », l’architecture et l’urbanisme vont être à nouveau mis à contribution pour activer le levier hygiéniste : faire entrer l’air, le soleil et la lumière partout dans le logement, les espaces collectifs… pour éliminer et tuer les germes et pour cela faire éclater l’îlot fermé, bouleversant la forme urbaine. Deux grands modèles urbains hygiénistes opposés vont voir le jour :

– En Europe, l’urbanisme progressiste, porté par les CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne, 1928-1956), le Bauhaus (1919-1933) et le mouvement moderne en général, va faire de l’îlot ouvert, puis des barres séparées et éloignées des voies et de l’axe héliothermique pour l’orientation du bâti, les principaux moyens de transformation de la forme urbaine. En 1933, la Charte d’Athènes, manifeste doctrinal des CIAM, codifie la notion de ville hygiéniste, autour de l’îlot ouvert, voies séparées du bâti, ville-parc plein d’espace vert, et de ville fonctionnelle définie par quatre fonctions urbaines (habitat, travail, loisirs, circulation) et un zoning fonctionnel strict. La Charte aura une influence décisive sur l’urbanisme de l’après-guerre (grands ensembles et rénovation urbaine). Contrairement à certaines affirmations[8], l’évolution des formes urbaines a donc été plus influencée par l’impératif sanitaire que par le nouveau mode de production capitaliste et l’industrialisation du bâtiment : on retrouve ce modèle progressiste aux quatre coins du monde et l’URSS va l’appliquer massivement.

– Aux Etats-Unis, au même moment, Franck Lloyd Wright (1867-1959) critiquant également les conséquences sanitaires néfastes et nocives de la ville industrielle américaine dense, compacte, ses constructions en grande hauteur, propose un nouveau modèle de rapport ville /nature différent de la cité-jardin, une ville diffuse hygiéniste (Broadacre city, 1934), ville-paysage où l’urbanisation étalée dans le territoire est basée sur l’usage de la voiture individuelle et de la maison unifamiliale en série, en proximité avec la nature : cette « forme urbaine » peu dense, dissoute dans le territoire, veut offrir aux habitants un environnement plus sain où chaque famille peut disposer d’un jardin. Ce modèle de ville diffuse, anti-urbain, plonge ses racines dans la pensée américaine sur la nature (Jefferson, Emerson, Thoreau). Il influencera fortement la suburbanisation des villes américaines qualifiée par Melvin Webber L’urbain sans lieu ni bornes (1964).

Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’hygiénisme va donc accompagner le développement de l’urbanisation et stimuler les innovations urbanistiques : la population des villes augmente et l’espérance de vie s’allonge de 35 ans en 1950 grâce à l’amélioration des conditions de vie urbaine, le taux d’urbanisation passant pendant ce temps en France de 20% à 56%.

 

  Espérance de vie Taux d’urbanisation en France
1750 25 ans 18 – 20 %
1810 37 ans 25 %
1900 45 ans 40%
1950 60 ans 56 %
2000 79 ans 80%

 Tab 1 : Rapports entre taux d’urbanisation et espérance de vie en France entre 1750-2000

 

c) Critique de l’urbanisme hygiéniste

Mais l’hygiénisme en urbanisme va aussi donner lieu à des dérives : réduction de la ville à ses conditions de nature et axe héliothermique comme unique critère d’implantation, formes urbaines éclatées sans souci d’un espace public unificateur avec zoning strict des activités, mais surtout table rase du passé et du tissu ancien condamné comme insalubre et non fonctionnel, sacrifiant ainsi le patrimoine urbain, comme le montre le Plan Voisin pour Paris de Le Corbusier de 1925 qui rase le centre pour planter ses tours. On va jusqu’à imaginer à cette époque une Science des plans de ville (A. Rey, J. Pidoux, Ch. Barde, 1920) où la forme urbaine est totalement déterminée par l’axe héliothermique. Les grands ensembles de logement social de l’après-guerre seront produits à partir de cette vision réductrice et limitée de la ville dont la forme et l’implantation sont complètement dominées par l’impératif hygiéniste et les principes doctrinaux de la Charte d’Athènes[9]. Décriés et critiqués, ces grands ensembles seront l’objet principal de la politique de la ville dès 1977 puis de la rénovation urbaine, avec les résultats qu’on connaît. Ces critiques de l’hygiénisme et de ses dérives sont aussi la cause du divorce entre urbanisme et santé.

 

Divorce entre l’urbanisme et la santé  et évolution de l’urbanisme

 La séparation entre urbanisme et médecine, nouée avec l’hygiénisme, se produit vers la fin des années 1960 et au tournant des années 1970, avec la fin officielle des grands ensembles et des ZUP (circulaire Guichard, 1973), emblématiques de cet urbanisme hygiéniste fortement critiqué, jugés ségrégationniste, réducteur de l’espace urbain et de sa complexité, coupable des problèmes sociaux urbains (violence et émeutes, dépression, « sarcellite »). D’une part, la médecine, qui a fait des progrès fulgurants, va s’affranchir de l’espace et de l’environnement : on va passer du tout préventif de l’hygiénisme au tout thérapeutique de la médecine curative et de sa pharmacologie, la médecine rompt avec le milieu, l’espace, l’environnement. D’autre part, l’urbanisme poursuit sa propre voie séparée en se dégageant également des préoccupations de santé, qui ne sont plus de son ressort, pour s’attacher au fonctionnement de la ville, aux flux et à la mobilité, produisant de nouveaux modèles urbains. Une forte critique de l’urbanisme hygiéniste et fonctionnaliste par les sciences sociales va se développer à cette période[10]. Il lui est reproché son réductionnisme, ses dérives, son caractère moraliste et contraignant, mais surtout l’omission des dimensions constitutives de la ville et de son urbanité : la mixité, l’espace public et son rôle pour la sociabilité et la citoyenneté, l’oubli de la forme urbaine, la négligence de l’histoire et du patrimoine, l’identité du lieu… Le « droit à la ville » (H. Lefebvre) devient la revendication principale.

– Le courant « Team X »  (1960-1981) veut dépasser la charte d’Athènes : Le Mirail à Toulouse, terminé en 1972, en est une bonne illustration. Archétype d’urbanisme de dalle pour assurer la séparation des circulations piétons/voiture, sous l’influence également du rapport Buchanan Trafic in town (1963) qui renforce la place de la voiture en ville.

– Apparition de la notion de projet urbain entendu comme projet de forme urbaine, mais aussi comme nouvelles modalités de fabrication de la ville par le nouveau jeu des acteurs et la participation des habitants. La décentralisation marque la fin de l’urbanisme opérationnel étatique donnant tout le pouvoir aux maires.

– Le tournant « post-moderne » rompt avec l’urbanisme moderne en critiquant son absence de forme et de souci esthétique : la pratique urbanistique, inspirée par la philosophie postmoderne va chercher/copier ses modèles dans l’histoire, conduisant à une dérive formaliste, dont le quartier Antigone à Montpellier, réalisé par Ricardo Boffil dans un style néoclassique revisité, offre un bon exemple. Parti des Etats-Unis ce courant donnera naissance au New Urbanism qui défend le retour à la ville moyenne américaine et à ses qualités formelles et communautaires.

– Avec la prise de conscience de l’importance de la circulation, des flux et de la connectivité dans la ville, l’urbanisme de réseaux va devenir déterminant et dominant dès les années 1990 pour orienter la croissance des villes nouvelles, la périurbanisation et l’étalement urbain.

– Une nouvelle génération de paysagistes-urbanistes a émergé face aux carences et aux déficiences des urbanistes traditionnels : ils vont étendre leurs compétences et savoir-faire en matière de paysage et de composition à la ville et à son espace public. Michel Corajoud, figure professionnelle majeure dans ce domaine, fut un des pionniers du courant paysagiste.

– La mondialisation, qui impacte la croissance des villes, produit une nouvelle figure urbaine, la métropole, et son processus la métropolisation, indissociable de l’urbanisme stratégique et des notions de performance, de productivité, de marketing urbain, dans le nouveau contexte mondial de compétition urbaine du néolibéralisme ambiant, conduisant à une fracture territoriale entre les métropoles interconnectées (TGV) qui gagnent et les petites et moyennes villes délaissées, en déclin. (Christophe Guilluy, La France périphérique, 2014).

Conclusion : l’impératif productiviste a supplanté à présent l’impératif sanitaire. Dans tous ces nouveaux courants urbanistiques la dimension santé est absente, alors qu’une nouvelle crise sanitaire se profile avec l’explosion des maladies chroniques et que la crise écologique s’aggrave, la conscience environnementale se développe face à la destruction de la biodiversité, à l’épuisement des ressources naturelles et au dérèglement du climat : la crise sanitaire en cours devrait être perçue comme la 4ème crise écologique après ces trois autres.

 

Le tableau suivant présente les grandes innovations urbanistiques sur le plan des théories et des expériences de 1800 à nos jours. On peut distinguer 3 grandes périodes, de notre point de vue : une période d’urbanisme hygiéniste, une période de divorce urbanisme/santé et une période de recherche d’un éco-urbanisme  (liste non exhaustive).

 

1.Urbanisme hygiéniste: rapport urba/santé  XIXè

– Cité ouvrière (Creusot)

– Cité utopique (Familistère de Guise)

– Grands travaux urbains d’assainissement             (Haussmann à Paris)

– Idelfonso Cerda, Téoria dela urbanizzacion (1867):      => théorie progressiste : création de l’ilot ouvert.

Ebenezer Howard (1897), Cité-jardin de demain, 

=>nouveaux rapports ville / campagne, urbain /nature.

– J C N Forestier, Grandes villes et systèmes de parcs (1908)

Société Française des Urbanistes, SFU  (1911)

=> loi Cornudet sur les PAEE (1918-1924)

Patrick Geddes, Cities in évolution, (1915),

=> Town Planning : enquête préalable au plan

 

 Les deux modèles urbains hygiénistes début XXè

C I A M (1928-1956) : Charte d’Athènes (1933)

=> ville fonctionnaliste et hygiéniste

F. L. Wright  (Broadacre city, 1932)

=> ville diffuse étalée et suburbanisme

                                                          

 2. Divorce urba/santé : l’urbanisme au XXè-XXIè

– Team X (1960-1981)

– Urbanisme postmoderne

– projet urbain / forme urbaine /morphologie urbaine

– Urbanisme des réseaux

– Paysagisme (Michel Corajoud…)

=> ville–nature, ville-paysage

– Urbanisme stratégique : projet urbain et système d’acteurs (démocratie participative)

– Métropolisation / mondialisation (loi MAPTAM, 2014)

 

3. Urbanisme environnementaliste : vers un éco-urbanisme

– Urbanisme durable, ville durable (1994),

métropole durable

– éco-quartier, éco-cité

– « Smart city » (ville intelligente, ville connectée)

– éco-urbanisme…

 

 

II- Le siècle de l’écologisme

 Alors que s’opère une transition épidémiologique et que la crise environnementale s’amplifie, ouvrant l’ère de l’écologisme, un  nouveau paradigme sanitaire émerge : la santé environnementale.

Transition épidémiologique  et nouvelle crise sanitaire

 On assiste, en effet, dans le monde à une transition épidémiologique[11]. L’OMS parle « d’épidémie mondiale de maladies chroniques », remettant à nouveau la question sanitaire au devant de la scène et interrogeant la responsabilité de l’environnement et sa dégradation : la santé environnementale devient le nouveau problème de santé publique et l’urbanisme est à nouveau interpellé sur sa responsabilité et sur son indifférence face à cette nouvelle crise sanitaire. En 2017 les maladies cardio-vasculaires (40% des décès) deviennent la première cause de mortalité loin devant les maladies infectieuses, le cancer la deuxième cause (27% des décès). Et dans les pays riches, il occupera bientôt la première place. Deux tableaux rendent compte de cette transition épidémiologique dans le monde.

maladies chroniques

Décès (2008)

Cardio-vasculaires

17 M

Cancer

7,6 M

Respiratoires

4, 2 M

Diabète

1,3 M

Maladies infectieuses

Décès (2008)

 SIDA

2,8 M

Tuberculose

1,6 M

 Paludisme

0,9 M

En millions de décès

2005  2008  2015 2030
maladies chroniques 60% 63% 70% 88%
maladies infectieuses 40% 37% 30% 12%

Sur 100 décès

Tab 2 : Transition épidémiologique dans le monde

En France, aujourd’hui, une personne sur trois est concernée par une maladie chronique (André Grimaldi, 2017). Le cancer, à lui seul, touche plus de 350 000 personnes chaque année et les 2/3 des cas ont des origines environnementales. L’évolution des ALD (Affections longue durée) en France entre 1990-2015 confirme cette situation :

Maladies cardio-vasculaires + 124% 142 000 morts
Cancer + 107% 148 000 morts
Diabète + 240% 12 000 morts

  Tab 3 – France : évolution des affections longue durée (ALD) entre 1990 – 2015

D’autres indicateurs alertent également sur cette nouvelle crise sanitaire en France : depuis 2014 l’espérance de vie stagne (INSEE), 79,4 ans pour les hommes et 85,3 ans pour les femmes. Parallèlement, de fortes inégalités face à la santé se développent entre riches et pauvres : 13 années d’espérance de vie en moins chez les 5% les plus pauvres (84,4 ans chez les 5% les plus aisés contre 71,1 ans chez les 5% les plus pauvres). On vit certes plus longtemps, mais les dernières années sont souvent vécues en mauvaise santé, ou sans capacité, comme le montre le tableau sur l’espérance de vie en bonne santé (EVBS) : une différence de 17 ans pour les hommes et de 23 ans pour les femmes en moyenne (INSEE). Par comparaison, la Suède a une espérance de vie en bonne santé supérieure à la France (73 ans pour les hommes contre 62,7 ans, et 73,3 pour les femmes ans contre 64,1) 

Espérance vie Homme

79,4 ans

Femme

85,3 ans

EVBS France 62,7 (- 17 ans) 64,1 (- 23 ans)

Tab 4 : Espérance de vie en bonne santé (EVBS)

Il s’agit donc d’une véritable crise sanitaire non dite ou qu’on ne veut pas voir. La médecine, malgré des progrès énormes ces dernières décennies, qui a repoussé l’espérance de vie moyenne au-delà de 79 ans (mais stagnante en France, on l’ a vu, depuis 4 ans) semble impuissante à juguler l’explosion des maladies chroniques, dites également maladies de civilisation, en relation à notre mode de vie, et liées, en bonne partie, à la dégradation de l’environnement. Face à cette situation sanitaire quelles sont les nouvelles réponses législatives ? Quelles sont les nouvelles idées et actions urbanistiques  produites ?

Les causes de la dégradation de l’environnement

 On peut relever trois causes de cette dégradation : a/ la contamination de l’environnement par les perturbateurs endocriniens[14] notamment l’air intérieur; b/ la pollution atmosphérique par les particules fines (PM) et le dioxyde d’azote (NOx); c/ le dérèglement climatique et ses effets directs et indirects sur la santé, tant de l’homme que de la biodiversité.

  1. a) Contamination de l’air intérieur par les perturbateurs endocriniens (PE) dans les espaces où nous passons 90% de notre temps. L’empoisonnement chimique est généralisé (la production de substances chimiques est passée en un siècle de 1 million à 400 millions de tonnes/an). Les PE et les COSV[15] (composés organiques semi-volatils, substances chimiques utilisées comme plastifiants, isolants électriques, retardateurs de flamme…, dans les biens de consommation, matériaux et produits dans la construction, présents sous forme gazeuse et particulaire, dans l’air et les poussières, déposés sur les sols et les surfaces) se retrouvent dans la terre, l’eau, l’air, l’alimentation, les emballages, bouteilles en plastique, produits d’entretien, cosmétiques, et les matériaux de construction et de finition (fenêtres et planchers en pvc, moquettes, peintures, isolants, cloisons, meubles en vinyle…). Ils affectent la qualité de l’air intérieur en raison d’une ventilation déficiente (mauvaise VMC) ou insuffisante des intérieurs. Ils sont à l’origine d’allergies, irritations, infections, intoxications…, les enfants en bas âge et les femmes enceintes sont particulièrement vulnérables. De récentes études ont montré que l’augmentation de certains cancers (sein, prostate) et la hausse des cas d’infertilité chez l’homme, d’obésité, de diabète, d’asthme chez l’enfant s’expliquent par ces perturbateurs du système endocrinien[16] présents non seulement dans l’air intérieur mais également partout : une enquête de SPF en 2019 a conclu sur la présence généralisée de ces polluants du quotidien, les PE, dans l’organisme des Français.
  2. b) Pollution de l’air extérieur par les particules fines et très fines (PM10, PM2.5) due au chauffage résidentiel, tertiaire, au trafic routier, responsable surtout des émissions d’oxydes d’azote[14]. Cette diffusion de particules fines (PM), nocives pour la santé, due au trafic, est accélérée par l’urbanisme de réseaux qui favorise et oriente l’urbanisation et l’étalement urbain. Ces réseaux sont aussi la condition de la métropolisation et de la périurbanisation avec l’éloignement des zones d’activité et d’emplois qui imposent la multiplication des déplacements motorisés et les mouvements pendulaires quotidiens domicile/travail, fortement énergivores. Certaines industries et incinérateurs d’ordures participent également à cette pollution atmosphérique. Une enquête européenne a montré que vivre près d’un axe routier provoquait 30% de plus de risque d’asthme chez l’enfant. En 2013, l’OMS a classé les PM cancérogènes pour l’homme ; 48% des maladies cardiovasculaires viennent de cette pollution de l’air. La France a été récemment condamnée par la Cour de Justice de l’UE pour dépassement du seuil de dioxyde d’azote depuis 2010 dans 12 agglomérations. Une étude européenne récente de mars 2019[15] a réévalué à 67 000 le nombre de décès prématurés liés aux particules fines en France. Les PDU doivent prendre en compte ces données sanitaires pour concevoir une véritable transition vers les mobilités douces et durables, pour des transports en commun décarbonés.
  3. c) Dérèglement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre (GES) générées par la consommation croissante d’énergies fossiles nécessaires au fonctionnement urbain. Deux choses sont à retenir : a) L’urbanisme moderne et ses modèles urbains ont été totalement déterminés par les énergies fossiles (charbon puis pétrole) b) La ville, dans sa forme, son fonctionnement, son métabolisme, sa gestion, est aujourd’hui la principale source d’émissions de GES : 80% d’émissions de GES dans le monde sont produites par les villes, dans une planète qui s’urbanise et se mégalopolise à grande vitesse.

Dans ses rapports successifs, le GIEC n’a cessé d’alerter sur les conséquences catastrophiques pour la planète et pour les écosystèmes terrestres d’un réchauffement climatique qui dépasserait les 2°C (limite fixée par la COP21) à la fin du siècle (Rapport spécial sur l’agriculture et la dégradation des terres, août 2019 ; Rapport spécial sur les océans et la cryosphère, septembre 2019).

Les effets sanitaires de la crise climatique sont de deux ordres : a) effets directs : stress thermique dû aux canicules avec risque de complications cardiaques, respiratoires …, morbidité et mortalité causées par les événements extrêmes (inondations, tempêtes, incendies…) ; b) effets indirects : interactions des événements extrêmes avec l’environnement impactant gravement les milieux pouvant entraîner le développement de maladies infectieuses invasives, vectorielles, par le bouleversement de biotopes animaux (moustique, tics…). La revue Nature, Climate Change (19.11.2018) a recensé 467 impacts sur la totalité de la vie humaine. Des études prédisent un chaos mondial et un effondrement pour la fin du siècle (Bioscience, 2017), prévision relayée par toute une littérature de collapsologie[17] qui fait florès.

Nouvelle législation sanitaire : la santé environnementale en question

 Face à ces nouveaux défis sanitaires et à la question de la santé environnementale qui est soulevée, quelles réponses sont apportées ?

La législation sanitaire semble s’orienter à présent surtout sur le soin, sur le curatif en plaçant l’hôpital au centre du système, la prévention est négligée. En 1960 l’INH devient INSERM ; les Centres de santé sont créés en 1970 ; les Bureaux d’hygiène de la loi 1902 sont remplacés par  les Services communaux d’hygiène et de santé ; l’hôpital est remanié en 1991.  En liaison avec la politique de la ville, les Ateliers santé ville (ASV) sont installés en 2000 pour lutter contre les inégalités de santé dans les quartiers en difficulté surtout ; une nouvelle loi Hôpital Patient Santé Territoire (HPST) est votée en 2009 qui donnera naissance aux ARS. Devant la croissance des souffrances psychiques, les CLSM sont inaugurés en 2016… Cette nouvelle législation est-elle adéquate à la nouvelle crise sanitaire des maladies chroniques ? Est-elle une réponse à la santé environnementale ? Pas vraiment : le Plan national santé et environnement (PNSE et PRSE) lancé en 2007, comme la Stratégie  nationale sur les perturbateurs endocriniens inaugurée an 2014 (SNPE 1 et 2), s’ils vont dans le bon sens, ne sont pas suivis par des actions concrètes et des mesures efficaces.

Le RES (Réseau environnement santé) plaide pour des Etats généraux de la santé environnementale (après le Grenelle de l’environnement de 2007 et les Etats généraux de l’alimentation de 2018). Dans l’attente des résultats de la recherche, il faut appliquer le principe de précaution et renforcer la prévention en interrogeant les facteurs urbains et environnementaux. La ville actuelle, dans sa forme, sa production, son fonctionnement, son métabolisme, doit être questionnée sur l’origine de cette crise sanitaire, son rôle dans la crise écologique et climatique que nous traversons, dans laquelle l’urbanisme a une grosse part de responsabilité. Se pose enfin pour l’urbanisme la question d’une nouvelle alliance avec la santé à construire.

Vers un éco-urbanisme

 La crise écologique et environnementale qui éclate dès les années 1970 prend de l’ampleur et plusieurs Sommets de la Terre sont organisés à partir de celui de Rio en 1992 avec son agenda 21. Le nouvel impératif du développement durable qui émerge (1987) va se traduire dans l’urbanisme avec la Charte d’Aalborg (1994), Charte européenne de la Ville durable, qui se veut une anti-Charte d’Athènes. Le dérèglement climatique produit par l’accélération des émissions de GES après les années 1950 impacte les villes par le développement croissant des îlots de chaleur urbains, des inondations, des incendies (forêts)… obligeant les villes à élaborer des plan climat, plan canicule, plan biodiversité…. En dépit des promesses de la COP21 (2015), la hausse des émissions mondiales de GES se poursuit, entraînant inéluctablement le réchauffement climatique. C’est pourquoi, à côté d’une nécessaire politique de réduction(des GES), à mener dans tous les secteurs, se pose aussi le problème de l’adaptation des villes au dérèglement climatique, par un nouvel éco-urbanisme à concevoir[18] en donnant plus de place à la nature en ville : il s’agit de revoir les ratios minéral / végétal, sol imperméable / sol perméable, repenser la densification et le COS, renforcer le verdissement et les arbres, introduire l’agriculture urbaine, procéder à la désartificialisation des sols, utiliser de nouveaux matériaux de revêtement…, sans oublier la nécessaire rénovation thermique et la mobilité durable à réaliser, en articulant la transition urbaine à la transition énergétique.

Le plan « Ville durable » lancé en 2008 comportait 4 volets : démarche Ecoquartier, démarche Ecocité, plan                     « Transports collectifs en site propre », plan « Restaurer et revaloriser la nature en ville ». Les écoquartiers ont fêté leurs 10 ans : on a basculé dans l’écologisme mais la dimension sanitaire reste encore insuffisamment prise en compte malgré sa gravité (4ème crise écologique). Il faut protéger les populations et les écosystèmes terrestres de l’exposition aux substances chimiques toxiques, aux pollutions de l’air et aux conséquences du changement climatique par une véritable politique de transition écologique, énergétique et urbanistique : les enjeux actuels de santé – pour l’homme comme pour la biodiversité – exigent un éco-urbanisme attentif à ces problèmes qui doit avoir la santé environnementale pour horizon en renouant les liens entre urbanisme et santé. Mais cet éco-urbanisme, à construire, doit éviter de réduire sa démarche à l’environnement et à la question sanitaire uniquement, ne pas renouveler l’erreur de l’urbanisme hygiéniste passé : il doit, à la lumière des savoirs développées sur la ville, élargir son approche en intégrant les questions sociales, économiques et politiques inhérentes à la complexité de la question urbaine.

 

Post-scriptum

(30 mars 2020)

Quand je terminais ce texte, il y a plus de deux mois, la pandémie n’avait pas encore atteint son ampleur actuelle : tous les continents sont désormais touchés, plus de 3 milliards de personnes sont confinées. Au moment où j’écris ce post-scriptum, on compte dans le monde plus de 500 000 cas et 23 000 décès (en France plus de 30 000 cas et plus 1 700 morts) et la comptabilité macabre se poursuit chaque jour. La catastrophe devient planétaire. Comment expliquer une contagion aussi rapide et aussi large, comment comprendre cette vulnérabilité des populations[19] ?

Outre l’impuissance de la médecine face à ce nouveau virus, trois facteurs, au moins, peuvent être avancés :

  • La mondialisation des échanges économiques et la connectivité planétaire facilitées par les modes de transport, fonctionnant aux énergies fossiles, qui accélèrent la circulation des personnes et… des virus dont elles sont porteuses.
  • L’explosion des maladies chroniques que nous connaissons (20 millions de personnes atteintes en France) qui affaiblissent le système immunitaire et réduisent la défense, des personnes âgées surtout, face aux maladies infectieuses. Nous vivons aujourd’hui le cumul de deux épidémies, maladies chroniques + maladies infectieuses, liées entre elles, la première préparant le terrain à la seconde. Quant aux causes des maladies chroniques, il faut les chercher, entre autres, dans les perturbateurs endocriniens qui ont contaminé tout notre environnement (RES-Actu 48, mars 2020).
  • La pollution de l’air par les particules fines en particulier (PM2,5 et PM10) qui, outre leurs effets pathogènes, servent de véhicules au coronavirus, favorisant sa transmission, comme cela a été observé dans des régions très polluées autour de la ville de Wuhan ou dans la vallée de Pô en Italie (ActuEnvironnement, 20 mars 2020). Malgré la baisse du trafic, les particules fines sont toujours présentes dans l’air (météo, épandages agricoles, chauffage résidentiel), a constaté Airparif.

L’origine de ce virus infectieux doit être aussi questionnée. Pour comprendre l’émergence successive de ces virus dans les pays du Sud en Afrique et Asie, il faut commencer par interroger les inégalités dans les systèmes de santé publique entre Nord et Sud, reflet général des inégalités du développement économique dans le monde. Selon l’OMS, plus de 30% de la population mondiale n’a pas accès à l‘eau potable et plus de 60 % ne dispose pas d’un système d’assainissement efficace et sûr, conditions premières d’hygiène indispensable à une politique de santé publique pour lutter contre la propagation des maladies infectieuses. Dans un monde étroitement interdépendant, il est irresponsable de laisser persister de telles inégalités. Rappelons que pour lutter contre les épidémies endémiques en Europe au XVIIIeet XIXe siècles, et avant de trouver les thérapies médicales efficientes, on a commencé, très empiriquement, par expulser hors des villes les activités insalubres  et pathogènes (cimetières, abattoirs, tanneries, ateliers dangereux, usines toxiques, élevage d’animaux…), à contrôler les marchés, à réglementer les produits alimentaires…, puis à procéder à la construction de réseaux d’égouts, d’adduction d’eau, de collecte des déchets : la mise en réseau de la ville devait supprimer toute stagnation méphitique (ordures, eaux usées, excréta). Ce pré-urbanisme d’assainissement, mis en place pour combattre les épidémies ravageuses, a caractérisé les politiques urbaines du XIXe siècle en Occident, siècle de l’hygiénisme marqué par la révolution pastorienne, qui a produit une abondante législation sanitaire et l’invention de l’urbanisme hygiéniste, comme on l’a montré. Ce fut l’époque  historique de la révolution de la santé publique.

La Chine est dans une situation paradoxale. Devenue l’usine du monde, elle a réalisé une révolution industrielle rapide et brutale avec une croissance spectaculaire de son urbanisation (30 % en 1990, 60 % en 2020, 70 % prévu pour 2035), par une politique d’industrialisation et d’urbanisation forcée et titanesque, menée au pas de course, souvent au détriment de son environnement (près de la moitié des nappes phréatiques et des cours d’eau sont pollués) et de l’assainissement des villes qui n’a pas toujours suivi le rythme effréné du développement urbain : 66 % des Chinois (800 millions) n’ont pas accès à une eau salubre et près de la moitié des villes sont dépourvues d’assainissement. La révolution de la santé publique en Chine reste encore un projet à accomplir. Selon l’OMS, 16 des villes les plus polluées dans le monde sont en Chine. La persistance à l’état endémique des grandes maladies infectieuses dans le pays  (hépatite, syphilis, tuberculose, typhoïde, sida…) s’explique aussi par cette situation sanitaire. À son actif, cependant, l’espérance de vie des Chinois est passée de 35 ans en 1949 à 73 ans aujourd’hui, mais la mortalité infantile demeure encore élevée à 18 % (3,5 % en France).

La sécurité alimentaire et vétérinaire est un autre grave problème de santé publique en Chine, avec des scandales à répétition (lait frelaté à la mélamine, huile de caniveau, porcs aux anabolisants…). Pour de nombreux experts, la Chine doit repenser son système de sécurité alimentaire, et surtout les wet markets, ces marchés d’animaux sauvages, vivants ou tués, et de produits dérivés (pharmacopée) : c’est d’un tel marché à Wuhan que serait parti le coronavirus. Les experts sont formels, c’est un problème de zoonose (maladies infectieuses transmises par des animaux sauvages réservoirs de virus), deux tiers des maladies infectieuses ont une origine animale, comme le cas de la civette pour le SRAS en 2003. L’animal en cause ici n’est pas encore connu et des recherches sont en cours. En pleine crise épidémique, la Chine a enfin voté le 24 février dernier l’interdiction de ce commerce et de ces marchés animaliers : une mesure d’hygiène décisive mais difficile à appliquer, car ce sont des habitudes culturelles ancestrales qui sont en cause (J.Diamond, N. Wolfe, Le Prochain virus, AOC, 20 mars 2020).

Une autre explication, plus générale, de l’émergence de ces virus infectieux est de type écologique : c’est la destruction/transformation des habitats naturels et des écosystèmes de certaines espèces (réservoirs de virus) par incendie, inondation, sécheresse, dus au dérèglement climatique (le moustique tigre est, par exemple, maintenant remonté à Paris), ou par déforestation, braconnage, qui sont à l’origine du déplacement de ces espèces et de leur rapprochement dangereux avec les humains (VIH et Ebola en Afrique par exemple), ou encore par l’extension démesurée des villes et l’urbanisation incontrôlée qui empiètent et bouleversent les biotopes animaux entraînant des voisinages homme/faune sauvage risqués pour la santé humaine. Il est donc impératif d’opérer une séparation hommes/faune, de  respecter les biotopes animaux et sauvegarder leurs écosystèmes. C’est l’action que cherche à promouvoir l’association médicale One Health, créée en 2000, qui vise à affronter les maladies émergentes à risque pandémique, ou écoépidémiologique, en adoptant une vision holistique de la santé qui intègre santé humaine, santé animale et santé de l’environnement, pour comprendre leurs interactions et interdépendances.

A. L.

 

[1] Il faudra faire des travaux, plus tard, pour  comprendre :

– L’impact sur l’expansion du Covid-19 de l’architecture des cités (densité des barres et tours de logements sociaux) et de l’urbanisme des quartiers défavorisés où sont concentrées, dans la promiscuité, des populations issues de l’immigration surtout.

– Les effets du confinement sur la fracture sociale (taille et état des logements avec familles nombreuses) et sur la fracture numérique (usage de l’informatique).

 

Notes :

[1] La peste noire, qui a fait 34 millions de morts, décimant la moitié de la population européenne au milieu du XIVème, est revenue une nouvelle fois en France, à Marseille, en 1720, à cause d’un bateau qui avait réussi à échapper à la quarantaine imposée à tout navire venant d’Orient, faisant 40 000 morts sur les 80 000 habitants, et plus de 80 000 en Provence malgré les cordons sanitaires. Le choléra a aussi semé la panique à son arrivée en France en 1832 (100 000 morts, 20 000 à Paris) et il est revenu à 5 reprises au cours du XIXème. Plus prés de nous, la grippe espagnole de 1918 aurait fait entre 50 M à 100 M de morts dans le monde : elle était en réalité due à un virus venant de Chine, qui a muté aux Etats-Unis, puis a atteint l’Europe. Le silence sur le fléau à cause de la guerre fut brisé par l’Espagne, pays hors de conflit, qui a divulgué la pandémie, lui donnant son nom. Elle a fait plus de 240 000 morts en France et elle est à l’origine de l’OMS.

[2] M. Foucault, Surveiller et Punir, Naissance de la prison, Gallimard, 1977

[3] L’exclusion spatiale était aussi la méthode pratiquée pour les aliénés, rejetés dans l’Hôpital Général au XVIIème (« Le Grand Enfermement »), puis dans les asiles au XIXème (loi de 1838 d’enfermement des aliénés). Ce sera aussi la méthode pratiquée dans les camps nazis d’extermination des handicapés et des races inférieures, au nom d’un « hygiénisme racial » délirant, reflet de l’état de la science psychiatrique de l’époque (eugénisme) et de son usage politique monstrueux.

[4] La complexité de l’urbanisme renvoie à la complexité de la forme urbaine qu’il doit traiter. Voir à ce sujet notre définition de la forme urbaine A. Levy, Formes urbaines et signification : revisiter la morphologie urbaine, Espaces et Sociétés 122, 2005/3 ; La forme urbaine comme forme complexe : une introduction à la morphologie urbaine, in S. Franceschelli, M. Gribaudi, H. Lebras (eds), Morphogénèse et dynamiques urbaines, PUCA, 2015.

[5] G. Jorland, Une société à soigner, Hygiène et salubrité publique en France au XIXè, Gallimard, 2010.

[6] V. Claude, Faire la ville, Les métiers de l’urbanisme au XXème siècle, Parenthèses, 2006.

[7] A. Levy, Ville urbanisme et santé, Les trois révolutions, Mutualité française /Pascal, 2012

[8] J. Castex, J. Ch Depaule, Ph. Panerai, Formes urbaines, De l’îlot à la barre, Dunod, 1977.

[9] Il faut rappeler que c’est en 1933, date de la Charte d’Athènes, que furent aussi élaborées au même moment les lois raciales de Nuremberg dans le pays qui a vu naître le Bauhaus. Résultat d’un hygiénisme racial délirant, lié à l’histoire de la médecine, plus particulièrement à la psychiatrie et aux théories eugénistes de cette époque qui prônaient la purification et l’amélioration de la race : elles ont entraîné la réalisation d’établissements du lebensborn et la construction de camps d’extermination destinés à ces objectifs. De même, les excès de l’hygiénisme mental, pour protéger la société des malades mentaux et des handicapés, ont donné lieu à des politiques de stérilisation forcée et d’euthanasie un peu partout en Europe.

[10] F. Choay, Urbanisme utopies et réalités, Seuil, 1966

[11] A. Cicolella, Planète toxique, le scandale invisible des maladies chroniques, Seuil, 2013.

[12] Théo Colborn (1927-2014), épidémiologiste et zoologiste américaine est à l’origine de la découverte des perturbateurs endocriniens (T. Colborn, L’homme en voie de disparition, 1998).

[13] Collectif, Expositions et risques sanitaires liés aux composés organiques semi-volatils dans l’habitat, Environnement Risque Santé, vol. 18, n°5, sept-oct 2019.

[14] Santé publique France a, pour la première fois, alerté sur la présence de ces polluants du quotidien, que sont les PE, dans l’organisme des Français, jugés cancérogènes avérés ou suspectés (Enquête septembre 2019).

[15] A Paris le chauffage représente 43% des émissions de particules, le trafic 36% et les chantiers 14%. La pollution par oxydes d’azote est principalement due au trafic, 65 % (54% au niveau de la métropole) et 20% par le chauffage (Airparif, 2019).

[16] European Heart Journal, mars 2019.

[15] P. Servigne, R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015.

[18] On peut lire parmi les nombreux ouvrages parus, J. Haentjens, S. Lemoine, Eco-urbanisme, défis planétaires, solutions urbaines, Eyrolles, 2015.

[19] Il faudra faire des travaux, plus tard, pour  comprendre :

– L’impact sur l’expansion du Covid-19 de l’architecture des cités (densité des barres et tours de logements sociaux) et de l’urbanisme des quartiers défavorisés où sont concentrées, dans la promiscuité, des populations issues de l’immigration surtout.

– Les effets du confinement sur la fracture sociale (taille et état des logements avec familles nombreuses) et sur la fracture numérique (usage de l’informatique).

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