La ville partout et partout en crise

La ville partout et partout en crise 

Bernard Landau et Makan Rafatdjou

« La ville partout et partout en crise » était le titre de « manière de voir » n° 13 du Monde Diplomatique en 1991, s’ouvrant sur un éditorial intitulé « Supplique pour le genre urbain ! ». Ce monde, où pour la première fois dans l’histoire tout territoire procède de logiques urbaines devenues dominantes, est le fruit de la mondialisation de la révolution industrielle qui, depuis le début du XIXe siècle, a continument bouleversé nos rapports au temps et à l’espace. Cette « métamorphose planétaire » comme le rappelait Henri Lefebvre (Le droit à la ville, 1968, La révolution urbaine, 1970) « n’a pas répondu à l’espoir d’une civilisation nouvelle ». Au début du XXe siècle les 16 plus grandes villes du monde comptaient toutes plus d’un million d’habitants. Aujourd’hui, plus de 500 villes dépassent le million d’habitants, et les 30 plus grandes comptent toutes plus de 15 millions d’habitants, avec des villes qui génèrent des PIB plus importants que beaucoup d’États ! Pire, l’accélération de cette urbanisation extensive et intensive couplée à la globalisation néolibérale, et une économie extractive et carbonée, aggrave comme jamais les déprédations naturelles et sociales. C’est une destructuration de tous les territoires qui est en cours. Partout le mal-être urbain, la désertification rurale, et la destruction des espaces naturels et les biotopes, créent des tensions exacerbées qui avec le dérèglement climatique ont désormais atteint un point de non-retour.

Si, à l’heure de l’impératif catégorique d’une transition écologique et solidaire planétaire, nous voulons que les territoires continuent d’être « les œuvres humaines les plus hautes et plus complexes » (Alberto Magnaghi), afin de les transmettre aux générations futures, et d’ouvrir ainsi de nouveaux horizons vertueux, il est urgent de réinventer nos modes collectifs de pensée, de fabrique et de gouvernement des territoires. Ce sujet, révélé et mis a nu avec force par le mouvement des Gilets jaunes, est un enjeu politique vital d’autant plus impératif que nous avons pris beaucoup de retard à nous en (pré)occuper !

La mondialisation se traduit désormais par une offensive inégalée des marchés financiers secondés par les multinationales du BTP, du commerce, le secteur bancaire et les sociétés de « développement territorial », sur l’aménagement et la gestion des biens  communs  que sont nos territoires. Cela concerne autant les établissements publics de transport (gares, ports aéroports), les grandes infrastructures du génie urbain (transports des personnes et des marchandises, eau, énergie, déchets, assainissement…), la gestion des ressources naturelles (massifs montagneux, fleuves et rivières, littoral, zones écosystémiques de biodiversité avérée, une grande partie des terres cultivées…),  que l’ensemble des zones habitées, collectivités locales, villes, intercommunalités, agglomérations et aujourd’hui                     « métropoles ». La priorité donnée depuis plusieurs années par l’État au développement et à l’organisation institutionnelle des aires métropolitaines, au nom de l’attractivité et la concurrence mondiale entre métropoles, est aujourd’hui l’axe stratégique avec lequel est pensé et réorganisé le territoire national dont le code de l’urbanisme dit pourtant dans son article 1 : « Le territoire est le bien commun de la Nation ». Les politiques néolibérales menées par les gouvernements qui se sont succédé depuis la fin des années 1990, amplifiées par le gouvernement Macron, accentuent inégalités et disparités au sein des villes, agglomérations et régions. De nouvelles cartes des inégalités devant les fondamentaux qui fondent nos liens sociaux (santé, éducation, logement, accessibilité, emploi) redessinent désormais  la géographie du pays.

Cette politique n’a rencontré que des résistances fragmentaires, certaines luttes emblématiques comme Notre-Dame-des-Landes ont montré qu’il est possible de résister et malgré tout de gagner certains combats, plusieurs sujets sont brûlants (privatisation des aéroports, Europa City, et plus récemment Gare du Nord à Paris, par exemple)  mais nulle part n’émergent de véritables alternatives à grande échelle.

Le présent dossier a l’ambition de contribuer à cette prise de conscience et au débat sur ce sujet avec les forces qui se réclament d’un projet de transformation démocratique, écologiques et social des territoires. Comment faire évoluer les modes actuels de représentation  démocratique aux différents échelons territoriaux ? Quelles implications, quel contrôle citoyen, quels modes de décision sur les projets d’enjeux majeurs ? Quelles réponses à la métropolisation en cours, avec quelles forces et sur quels objectifs ?  Peut-on envisager une altermétropolisation à une logique qui nous semble aujourd’hui implacable ? À quelle perspective politique rattacher le projet territorial ? Tous les courants auxquels nous nous adressons se réclament simultanément de l’écologie, du social et de la démocratie, et ensuite ? Certains nomment « écosocialisme » le projet qui doit fédérer nos luttes et expérimentations. Si plusieurs d’entre nous se reconnaissant dans l’urgence de fonder une 6e République, ses fondateurs et les mouvements sociaux et citoyens qui porteront cette perspective seront-ils aussi audacieux que les Constituants de l’An 1 ?

Autant de sujets de débats que nous souhaitons ouvrir. À cette fin, ce numéro propose un panel de contributions très diverses. Ces éclairages, parfois croisés, avant tout nous informent différemment sur la même réalité territoriale, et pour certains ouvrent des perspectives qui nous interpellent. Il nous a semblé que cette pluralité des approches, signe aussi de la diversité des auteurs, est aujourd’hui mieux adaptée à l’amorce de débats, à la recherche de solutions, et pour la construction de convergences de résistances créatrices, qu’un dossier dont la forte cohérence complémentaire des articles pourrait donner l’impression d’une solution déjà disponible, qu’il ne resterait plus qu’à appliquer.

Car si nous savons ce que nous ne voulons pas, et les logiques mortifères que nous avons à combattre, nous ne savons pas encore précisément vers où aller, et comment y aller ! Au demeurant c’est peut-être le propre des périodes de transition que de faire l’objet d’expérimentations vertueuses chemin faisant. Encore faut-il engranger ces expérimentations collectives et politiques !

Ce dossier se poursuivra par d’autres articles dans le prochain numéro, et sur le site de la revue, avec la volonté d’approfondir les débats lors de journées d’étude en préparation.

Ouvrons le débat !

 

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