La démigration

Essai sur les migrations contemporaines

et leur « pathologie sociale »

Philippe Schaffhauser (*)

(*) : Philippe Schaffhauser est sociologue, actuellement chercheur et enseignant au Mexique au Colegio de Michoacán, à Zamora. Ses thèmes de recherche portent sur les migrations mexicaines aux États-Unis et les nouvelles formes d’aliénation dans l’expression des identités sociales et culturelles. Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages dont le dernier paru au Mexique en 2016 s’intitule « Los usos del pragmatismo: un paseo por las ciencias sociales entre México y Estados-Unidos, siglos XX y XXI. »

 

« Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux ! »
(Wittgenstein, 2002 : 100)

Le propos de cet article se veut critique et théorique. Il est une transition vers davantage de compréhension du monde dans lequel nous vivons. Une nouvelle manière de voir. Il prend pour objet l’analyse des migrations contemporaines, leur crise, le chaos qu’elles semblent provoquer pour l’ordre sociétal et la stabilité politique mondiale. Crise des migrants à partir du Moyen Orient (conflits armés en Syrie et en Irak) en 2015, situation des mineurs centraméricains sans papiers et non accompagnés (1) en 2015 au Mexique, migration haïtienne, via le Brésil et l’Amérique latine en direction des États-Unis et en passant par le Mexique en 2016, et les caravanes de centraméricains (principalement originaires du Honduras) fuyant la misère et la violence structurelle dans leur pays en octobre 2018, sont quelques exemples criants et hautement médiatisés de l’affirmation précédente. En ce sens le pacte de Marrakech (2) signé le 19 décembre 2018 à l’ONU, à propos de la mise en route d’un accord pour « des migrations ordonnées, sûres et régulières » (et que le gouvernement des États-Unis n’a pas souhaité signer), est une forme de réponse politique à ces dérèglements démographiques. Cet accord mondial (juridiquement non contraignant) est aussi une manière de réorganiser le marché international du travail, de créer une nouvelle séparation utilitariste entre « immigrations désirées et immigrations indésirables ». À ce contexte international rapidement brossé, il est important d’ajouter les efforts significatifs entrepris, depuis plusieurs années, par les gouvernements européens de l’UE et des États-Unis (3) pour externaliser leurs politiques migratoires en rendant responsables des États tiers, comme le Mexique ou des pays africains comme le Niger, du contrôle des flux de populations transitant sur leur territoire et dont l’objectif est de gagner ce qu’elles considèrent être leur El Dorado. La complexité des situations locales, la densité des conditions immédiates de production de ces exodes constituent tout un pan de la recherche en sciences sociales qui vise à comprendre les migrations internationales aujourd’hui. Cette écume des choses, qui laisse apparaître des drames humains multiples, des vies brisées parce que jetées sur les routes du désespoir, des parcours qui s’abîment en mer et dont le solde de tout compte est la mort au bout du chemin, constitue ce que j’appellerai le niveau phénoménologique de la perception de ces processus ; celui-ci participe de la construction d’une économie morale faisant de « la personne en situation migratoire » une des figures modernes de la vulnérabilité sociale et économique.

Néanmoins, cet article cherche à prendre de la hauteur (et non pas de la superbe) et à ne pas enfermer son propos dans le récit et le témoignage ethnographique sur ces drames. Il ne s’agit pas d’un manque de sensibilité, mais plutôt d’établir une distance méthodologique avec la fausse évidence qui fait des migrations contemporaines le résultat et l’expression d’un processus naturel dénué d’historicité (4) . C’est pourquoi cet essai adopte un ton à situer volontiers à mi-chemin entre les domaines de la sociologie politique et de la philosophie. Le travail de Marx à propos de l’immersion du capital dans la vie ordinaire et intime des hommes est une manière de prendre de la hauteur. Il s’agit donc grâce à Marx d’y voir un peu plus clair.

De manière plus serrée, cet article prend pour cible de sa critique la relation entre capitalisme et sociologie, et de manière plus large la socio-anthropologie des migrations que je baptise de l’expression « études migratoires ». La production des sciences sociales en matière de migrations est, en effet, considérable et il s’avère de plus en plus difficile de connaître l’ensemble des textes et des supports qui assurent la circulation des informations à ce sujet. Néanmoins, si l’on s’en tient à cet argument cela reviendrait à dire que, parce qu’il est impossible de dominer le sujet relatif à tout ce qui touche à ce domaine d´étude, la critique serait alors impossible. Toutefois celle-ci porte moins sur le contenu de ces recherches que sur la direction qu’elles suivent et les présupposés qui les habitent. Dans leur ensemble, elles indiquent, en dépit de l’existence de certaines contributions réflexives (Mezzadra, 2005 ; Piché, 2013 ; Schaffhauser, 2015 ; Gadras et Milazzo, 2016 ; Massey, 1993), la prise de congé progressive de certaines problématiques liées à la critique de l’économie politique, et inspirée pour une bonne part par l’œuvre de Marx, comme une tentative théorique visant à saisir ce que les migrations internationales disent des sociétés contemporaines et du capital qui met en forme leur organisation sociale. Cette critique n’est pas un procès d’intention à une communauté de chercheurs,  à laquelle du reste j’appartiens, ni une manière de donner des leçons à des spécialistes. Elle est une manière d’ouvrir le débat pour rompre avec la routine sociologique et anthropologique qui fait des migrations actuelles un objet d´étude allant de soi et dont les manifestations prennent parfois l’accent de soubresauts aussi soudains qu’inattendus (5). Ce n’est donc pas l’ego (c’est-à-dire le narcissisme académique) qui me pousse à engager cette réflexion, mais une inquiétude tenace sur le sort de personnes en situation migratoire.

Plusieurs idées tournent autour de la question des migrations contemporaines et sur la façon de les comprendre. Elles prennent aussi la forme de questions formulées à brûle-pourpoint : peut-on dire que ces migrations constituent aujourd’hui une forme des « pathologies sociales » que dénonce Axel Honneth (2015 : 39-130) ? Dans quelle mesure peut-on les séparer du capitalisme et des problématiques du travail, de la valeur, de la production et de l’aliénation que caractérise, régente et organise encore ce mode de production ? Les migrants sont-ils toujours – comme le pensait Marx – les pions d’une formidable armée de réserve vouée à devenir chaque fois plus internationale et globale ? Parler de « démigration » (6) est-il un moyen de penser l’impensé, à savoir la fin des migrations par la dissolution des contradictions qui les produisent ? Enfin, dans cette ultime tâche, quel rôle doivent tenir les sciences sociales et pour cela faut-il qu’elles fassent de l’étude des migrations une priorité déontologique au sens d’un investissement moral visant à la libre circulation des personnes, comme elle existe déjà largement pour les marchandises ?

Ces questions et les réponses qui viennent spontanément à l’esprit sont tellement dispersées sur le territoire des représentations collectives que la mission d’unir leur formulation, dans une même problématique, relève de la chimère ou de la gageure. Les chercheurs et autres spécialistes des migrations sont-ils condamnés à n’étudier alors que leur propre phénomène migratoire, depuis le village d’exil, depuis la ville, le quartier, la banlieue, ou l’exploitation agricole d’accueil ou dans les transits et les allers et retours qui tracent la cartographie des routes migratoires aujourd’hui ? Il n’existe pas, en effet, de théorie générale (ou sociale) sur les migrations, pas plus du reste qu’une telle chose existe à propos de l’urbain ou du rural. Nous devons nous contenter d’éclairages ou d’effets de lumière – construits de bric et de broc – et qui font se chevaucher les approches disciplinaires.

La critique commence donc par la mise à distance du mot « migration » et du vocabulaire qui institue sa réalité sociologique. Cette tâche est ardue, mais la difficulté – qui revient à lutter contre les vents et marées des évidences politiques, économiques, idéologiques et sociologiques – n’est pas une excuse pour baisser les bras. La critique se poursuit en pointant ce que l’on voit, en fait et de fait, lorsqu’il est question de migration. Ce « voir » n’est pas une habitude de voir – comment avons-nous appris, dans les médias, par le discours politique et sur les bancs d’une Fac, à nous représenter la migration – mais une invitation à voir autrement ce que nous avons sous les yeux. Cette critique et ce n’est pas la moindre des caractéristiques de son intention, est double, et prend deux directions : interne, car elle est une critique sociologique des études migratoires dans lesquelles de surcroît s’inscrit mon parcours de recherche (ce qui revient à une autocritique), et externe, car elle est une critique portant sur le politique et l’économique qui représentent et produisent les conditions de fabrication des migrations contemporaines.

Ici surgit le rôle de la créativité comme élément central de la critique sur les migrations contemporaines, en tant que cette activité produit de nouvelles métaphores, c’est-à-dire des articulations auxquelles nous n’avions pas pensé lorsque nous parlons de migration. Dans cet effort, il n’est pas artificiel de dire que le pragmatisme, la philosophie du langage et certaines sources sociologiques qui gravitent autour de l’accueil de la pensée de Marx (et non pas marxiste ou marxienne) comme la théorie critique et ses continuateurs comme Habermas ou Honneth ou les théoriciens de la critique de la valeur – la wertkritik – comme Robert Kurz ou Anselme Jappe (2014) sont un précieux secours pour voir autrement les migrations contemporaines et comprendre ces phénomènes pour ce qu’ils sont. Compter les migrants, analyser les politiques migratoires (qui s’évertuent souvent à n’être aujourd’hui que des actions de régulation et de contrôle au service des souverainetés nationales, en déliquescence sur le plan de l’économie politique, et à faire des déclarations de bonnes intentions, de plus en plus incantatoires, à propos du sort « meilleur » à réserver à celles et ceux qui vont et viennent sur les chemins de la migration internationale), observer les multiples formes de la migration et les croissantes situations qu’elle produit, à réfléchir aux crises migratoires, à leur chaos et aux désordres qu’elles produisent, n’est pas un travail inutile. Ces crises sont une expression de la crise d’ensemble du capitalisme liée à la baisse du taux de profit et constituent un mode d’entrée empirique pour bâtir une critique du capitalisme. Ces recherches sur les migrations contemporaines sont une contribution essentielle, si toutefois on garde en tête qu’elles ne constituent qu’une première étape de la sociologie des migrations, dont la visée épistémologique et morale ne peut-être que critique.

À quoi ressemble cette étape suivante ? On pourrait l’illustrer simplement ici par une première remise en cause de l’idée selon laquelle la migration des hommes a de tout temps existé, de Neandertal à nos jours, car cela revient à confondre circulation et migration, mobilité et exploitation. On pourrait commencer par dire que la migration est un produit historique du capitalisme, dans sa période industrielle, et la penser, en dehors de toute référence à l’économie politique, finit par être une forme d’aveuglement sociologique. Aussi, la critique des migrations contemporaines doit s’attacher à prendre la mesure de l’épaisseur des couches de constructions politiques et économiques sur lesquelles se sont sédimentées les représentations sociales qui, aujourd’hui, font des migrations et de leur principale population – les migrants – un ensemble d’évidences aussi naturelles qu’incontestables. La géologie d’un monde en formation apparaît ici comme une première métaphore dans laquelle les migrations tiennent d’abord lieu de mise à disposition de corps et d’esprit pour la production de biens réalisée ailleurs.

La critique est souvent affaire de déconstruction. Mais sans la reconstruction d’un monde possible ou souhaitable, elle semble vaine ou du moins incomplète. Mais il est vrai qu’il s’agit du principal obstacle qui se dresse sur sa route. Pourquoi alors courir un tel risque, car une critique – entendue comme une idée nouvelle ou une manière différente de voir les choses – représente un coût qui consiste déjà à rompre avec des habitudes de pensée et à abandonner le confort académique lié à une routine scientifique faisant de l’étude des migrations un objet de recherche comme un autre et une spécialité respectable et sur laquelle il est envisageable de construire une carrière. Comme le souligne à juste titre William James, à propos du pragmatisme, toute idée nouvelle apparaît saugrenue pour celles et ceux qui l’entendent pour la première fois, car elle leur apparaît d’abord comme insensée, puis comme banale et finalement certains affirment même qu’ils en étaient déjà les porteurs (7). Cette idée nouvelle – cette critique des migrations contemporaines – je lui donne un nom, la démigration.

C’est pourquoi je tiens à formuler une question qui, en un sens, résume l’ensemble de mon propos jusqu’alors : Comment échapper à l’enfermement que représente pour le travailleur en situation migratoire le réductionnisme de sa condition sociale vouée à l’inachèvement d’une itinérance. Le travailleur migratoire finit par n’être qu’un migrant qui ne cesse d’aller et venir et auquel on fait appel lorsqu’on en a besoin et dont on se débarrasse aussitôt son contrat rempli ou sa tâche accompli. Il est encore aujourd’hui le principal xenos des mondes contemporains. Il est le prototype du prolétaire qui incarne l’émiettement du travail aujourd’hui toujours plus fractionné en moments, étapes et phases de la production. Sa mobilité spatiale est son seul apanage. Sa descendance reste marquée pendant plusieurs générations par le stigmate qu’il vient d’ailleurs et qu’il n’est jamais complètement arrivé là où il prétendait vivre. Comme le bracero (8) d’autrefois, le migrant d’aujourd’hui n’est rien de plus que ses deux bras au service de l’utilitarisme marchand. Son devoir, travailler ; ses droits, se taire. Cette question complexe me taraude depuis longtemps, car elle est au carrefour de plusieurs problèmes d’envergure. L’un d’entre eux, et non des moindres, touche à la question de l’identité sociale posée non pas en terme narcissique du qui suis-je, mais en termes de lien social faisant du que suis-je ? Une problématique de la relation à l’autre. C’est dans la mesure où ma praxis fait sens que je gagne en autonomie et m’attire le respect des autres. Cette indépendance relationnelle de l’individu est aujourd’hui au cœur du débat contemporain sur le lien social. L`étude du phénomène des migrations apparaît alors comme une des manières de prendre place dans celui-ci. Il existe plusieurs chemins qui m’ont conduit à adopter, petit à petit, ce regard critique sur les migrations contemporaines et leur étude.

L’un d’entre eux – et chronologiquement le tout premier – tient à une conversation avec mon collègue et ami Alain Girard qui a eu lieu à l’Université de Perpignan Via Domitia, il y a plusieurs années (9). Il était alors question de discuter et de réfléchir au sort des catégories de précaires que cet établissement – à l’image du secteur public en général – était en train de produire de manière durable. Tous deux MCF et membres du département de sociologie, nous nous posions la question de savoir s’il fallait inclure ou non la présence de vacataires (en réalité le précariat enseignant fait de docteurs sans emploi et de doctorants sans bourse) dans les réunions statutaires de ce département et octroyer ainsi à ces personnes une voix, à travers l’élection d’un représentant, un peu à l’image de ce qui faisait alors pour les étudiants. Une tendance nourrie et constituée autant par des titulaires que par des précaires, et sur la base d’un souci de créer davantage de démocratie pour représenter au mieux toutes les composantes du département, pensait qu’il fallait encourager cette initiative à laquelle je souscrivais alors pleinement. Sur une autre ligne, Alain Girard me faisait observer qu’une telle décision ne ferait qu’institutionnaliser davantage le précariat à l’université en légitimant son existence au cœur même des instances de représentation et de décision. Selon lui, la lutte contre le précariat ne consistait pas à faire reconnaître par le pourvoir universitaire son existence, mais revenait plutôt à son éradication. Il ajoutait que la construction institutionnelle d’une identité ne faisait que créer les conditions d’aliénation de sa reproduction.

Il n’est pas difficile d’affirmer aujourd’hui la pertinence de son commentaire tant l’université en France, comme ailleurs dans le monde, a fini par faire de diplômés, de chercheurs et d’enseignants, des travailleurs précaires durables. Autrement dit, leur situation – dont on a pu espérer à un moment donné qu’elle n’était que transitoire et même éphémère – s’est transformée par un effet d’institutionnalisation en une condition de la présence des précaires à l’université et surtout une façon de les catégoriser. Je considère qu’il y a un parallèle intéressant à établir avec le sort de celles et ceux qu’on appelle « les migrants », si tant est que l’on admette l’idée qu’il s’agit d’abord et surtout « de personnes en situation migratoire » (avec les différentes positions adoptées par le curseur des représentations sur la ligne des lois de population) et non d’une catégorie sociale sous tendues par des aspirations. Il est difficile, en effet, que quelqu’un doué de raison veuille être toute sa vie – comme s’il était question d’un choix et d’une intentionnalité en vue de réaliser une vocation – un «précaire» ou un « migrant ». Derrière ces catégories politiques se tiennent en réalité des travailleurs disposant de compétences et/ou de diplômes, des sujets culturels porteurs d’aspirations sociales multiples. Se tiennent aussi, et de plus en plus, des exclus et des laissés pour compte de tous bords.

Cette anecdote a provoqué chez moi une réflexion continue à propos de ce que l’on pourrait appeler « la question sociale » et une interrogation soutenue au sujet de la problématique des identités sociales contemporaines. Celle-ci est une poursuite de ma thèse de doctorat (Schaffhauser, 2000) dans laquelle j’opérais alors une différenciation entre des formations identitaires, de nouvelles manières d’être ensemble, qui redynamisaient les formes traditionnelles du collectif – comme par exemple de nouvelles façons d’être indien, et des constructions identitaires qui relèvent du politique, des structures du pouvoir et de l’idéologie qui s’exprime dans presque tous les nationalismes. La relation entre formations identitaires et constructions identitaires est un rapport de force et un rapport de sens qui se cristallisent dans ce que j’appellerais les moments identitaires – des moments d’existence – que traduisent les concepts de situation, de condition et de catégorie. Le premier décrit des relations éphémères, le second une cristallisation de la précédente et le dernier l’institutionnalisation de ce processus, sa reconnaissance politique.

Ainsi, le glissement sémantique qui conduit « une personne en situation… » à devenir la catégorie institutionnelle qui personnifie celle-ci est ce que j’appelle un réductionnisme identitaire. C’est là tout le contenu de l’aliénation migratoire: être prisonnier d’une situation. Ne pas pouvoir se sortir de ce carcan. Ce glissement est aussi le produit d’une confusion entre une ontologie située – être en situation migratoire ou de précarité – et une ontologie d’arrière-plan qui renvoie à tout ce que peut être durablement une personne à commencer par l’identité du travail qu’elle exerce et qui lui vaut l’estime dont elle jouit (Honneth, 2015 : 199). Cette confusion conduirait à une sorte d’indistinction représentationnelle entre ces deux ontologies : la situation deviendrait le seul arrière-plan et celui-ci ne serait que situé. En outre, cette réduction ferait de la personne en situation migratoire, un « migrant » du matin au soir, de l’aube au crépuscule. L’arrière-plan ontologique, fait d’expériences multiples, d’attachements divers et d’identifications variées, qui constitue son identité s’écroulerait pour finalement disparaître dans sa situation migratoire. Il ne serait, par rapport à son classement sociologique, politique et économique du moment, qu’un migrant.

Ce glissement est aussi idéologique, puisqu’il est une contrainte exercée sur l’entendement. Une façon étroite de voir le monde. Aujourd’hui on ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce que signifie au juste la défense des migrants et s’il s’agit bien de lutter contre les migrations et leurs conséquences sur celles et ceux qui en passent par-là. Cette interrogation profonde consiste à savoir si nous n’assistons pas à une autre confusion entre l’engagement dans cette cause et la célébration publique de celle-ci sur laquelle repose la légitime existence morale des migrations actuelles. Si toute lutte sociale doit se montrer publiquement, cela ne signifie pas que ce qui la motive soit une affaire de mise en scène. Les raisons de son existence morale ne sont pas un spectacle. Ce n’est pas clair. C’est là tout le paradoxe de lutter pour la défense de ce qui ne devrait pas exister, ce qui n’aurait jamais dû être institué. Être migrant, comme être précaire, ce n’est ni un métier, ni une vocation, bref il ne s’agit pas d’une identité sociale. Et pourtant tout semble se passer aujourd’hui comme si c’était le cas. La question actuelle n’est pas par exemple celle du droit à migrer, mais bien celle du droit de circuler librement. En conséquence, défendre les migrants c’est abattre des mots et modifier les représentations sociales dans lesquelles ils se logent et entre lesquelles leur articulation produit du sens et des effets de sens. La première de ces modifications à apporter, dans le champ des représentations sociologiques, politiques, consiste à soutenir l’idée que si les migrations de personnes existent, il ne s’ensuit pas que celles-ci soient des «migrants», car cet enfermement catégoriel empêche de trouver une issue à leur situation migratoire.

La reconnaissance institutionnelle de ces situations sociales, comme la migration ou la précarité (une sorte d’euphémisme pour ne pas parler de pauvreté et de lumpenprolétariat) correspond à des rapports de pouvoir qui font qu’être « migrant » ou être « précaire » sont des constructions qui consistent à classer l’autre, c’est-à-dire celui qui n’est pas d’ici et qui n’a pas un travail, bref un emploi stable. Mais il s’agit de « constructions manquées », puisqu’au sens d’Honneth il n’y a aucun sentiment d’amour ou d’amitié, aucun respect et aucune estime de soi à voir dans de telles reconnaissances. Pour Louis Althusser ces formes de reconnaissance ne peuvent être qu’idéologiques et à l’origine de la production d’un système d’attentes vis-à-vis de ceux qui sont qualifiés de « précaires » ou de « migrants » (Honneth, 2015 : 260-261), en sachant, cela va sans dire, que ces types « reconnaissance » peuvent se combiner entre eux et se fondre, sans peine, dans le magma des exclusions sociales contemporaines.

En poursuivant sur cette ligne critique, on est en droit de se demander jusqu’à quel point le capitalisme, dans sa phase actuelle, n’est pas un système et un milieu qui conduit à vider de leur sens politique et sociologique des catégories sociales fondées sur une histoire sociale et culturelle qui ont marqué la vie des institutions, comme par exemple l’Éducation ou la Santé, une histoire sociale et culturelle au cours de laquelle se sont bâties des vocations et des métiers. Ce travail de dé-sémantisation contribue à faire éclater les contours de ces catégories, qui encadraient les représentations sur l’unité des savoir-faire et des activités du travail, et à dévoyer celles-là en de multiples situations et moments de production qui divisent, désormais, le travail en tâches de plus en plus déconnectées entre elles. Il s’agirait du processus inverse à celui décrit plus haut au sujet des migrants et des précaires, mais qui revient, dans tous les cas, à une inversion des valeurs et une emprise accrue sur l’institution du travail qui les sous-tend. En somme, derrière la migration, comme derrière la précarité, se tient aujourd’hui une valeur, le travail, et une réalité, l’exclusion.

L’arc conceptuel, qui décrit le mouvement des représentations sociales sur la place, le rôle et la fonction des individus, au sein des sociétés contemporaines, se composerait donc des trois concepts de situation, de condition et de catégorie et de deux directions interprétatives opposées, des situations vers leur catégorisation et des catégorisations vers leur mise en situation. Par situation, j’entends les moments concrets du social au cours desquels se nouent des interactions entre des sujets culturels situés et le milieu avec lequel ils interagissent, moments dont il est toujours possible pour les acteurs eux-mêmes ou le sociologue d’en faire le compte-rendu ou la description. Le déroulement de ces moments mobilise le déploiement d’expériences collectives et individuelles et une mise en contexte (ressources symboliques dont on a besoin pour satisfaire les exigences de la situation) ; par condition, c’est l’idée de conditionnement social et de destinée au sens d’une condition humaine que je retiens et non pas celle d’éventualité ou de conditionnel. La condition est en quelque sorte la répétition d’une situation, la reproduction du même et l’enfermement de l’individu ou du collectif dans une désignation. Enfin, par catégorie j’entends, comme au sens étymologique grec, l’octroi d’un attribut, la réalisation d’une détermination qui boucle la boucle du cycle des identifications faisant de l’existence d’un sujet la conformité aux représentations sociales qui le construisent : Être migrant, à terme, ce n’est pas jouer un rôle ou faire comme si, c’est n’être plus que cela.

Je crois pouvoir dire que, dans l’exploration de ce premier chemin vers la constitution d’une posture critique sur les migrations contemporaines et leur étude, resurgit mon intérêt initial pour les questions de l’identité sociale et culturelle, mais sous une forme différente puisqu’il apparaît lié au problème de la reconnaissance sociale et à une critique du capitalisme comme réalisation d’une idéologie. Affirmer qu’une personne est « migrante », c’est certes l’étiqueter, et l’envelopper dans une représentation politique, mais c’est aussi poser – sans le savoir – la question du rapport entre le substantif et la substance, l’idée de migration et la réalité à laquelle celle-ci est censée correspondre. Je crois, enfin, pouvoir souligner que l’attitude pragmatiste, revendiquée par les premiers philosophes de ce mouvement comme Peirce, James ou Dewey, s’avère être ici un outil précieux, puisqu’il s’agit en réfléchissant sur les migrations contemporaines d’interroger le fondement des représentations sur lesquelles repose leur réalité. Cela revient à se demander comment le jeu de langage des migrations est utilisé et quels effets ses usages produisent sur la façon de les envisager.

Le second chemin que je propose n’a rien d’original en soi, car il renvoie au projet originel de la sociologie de Marx, de Durkheim ou de Weber qui consistait alors à expliquer et à comprendre les relations entre capitalisme et vie sociale. Cette problématique, cependant, s’est, petit à petit, effacée au profit d’autres types de questionnement issus, en partie, du tournant linguistique et postmoderne des années 1980 et de la montée des études culturelles (10). La présentation de ce nouveau chemin, qui mène vers la constitution d’une critique des migrations contemporaines comme réalité sociale et des études de sciences sociales qui lui sont consacrées, débute, comme pour le chemin précédent, par l’évocation d’une anecdote. Celle-ci prend la forme d’une interview diffusée dans un documentaire télévisé sur la constitution des économies de l’Union Européenne et à laquelle s’était prêté un économiste, dont je dois avouer – qu’il me soit pardonné ici – avoir depuis oublié le nom comme du reste toutes les références à cette émission (diffusée vers la fin des années 1990 sur une chaîne publique). Mais là encore, ce qui importe c’est le contenu de cet entretien. Cet économiste déclarait qu’étant donné les gains de productivité liés à l’impressionnant développement technologique des moyens de production, l’ensemble des richesses produites dans les économies de l’Union Européenne, depuis le fin de la Deuxième Guerre mondiale, aurait pu l’être avec seulement un tiers de la population active qui a participé à cette vaste croissance. Dans ce commentaire, apparaît alors l’idée que les 2/3 restants de ces actifs étaient en trop, inutiles ou surnuméraires. J’avoue avoir été marqué durablement par cette remarque, sans toutefois savoir au juste quoi en faire. Elle resurgit aujourd’hui à l’aune de mon intérêt pour comprendre les processus migratoires contemporains

Je considère que cette remarque est une invitation, sans esprit exégétique ou apologétique, à faire appel à nouveau à la pensée de Marx pour comprendre ces processus et les situations sociales qu’ils engendrent. Il s’agit de voir dans l’auteur du Capital une source et d’en dégager la force heuristique. Dans le livre 1 du Capital, section 7, Marx écrit :

« Le progrès industriel, qui suit la marche de l’accumulation, non seulement réduit de plus en plus le nombre des ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre une masse croissante de moyens de production, il augmente en même temps la quantité de travail que l’ouvrier individuel doit fournir. À mesure qu’il développe les pouvoirs productifs du travail et fait donc tirer plus de travail, le système capitaliste développe aussi les moyens de tirer plus de travail du salarié, soit en prolongeant sa journée, soit en rendant son labeur plus intense, ou encore d’augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon marché, l’homme par la femme, l’adulte par l’adolescent et l’enfant, un Yankee par trois Chinois. Voilà autant de méthodes pour diminuer la demande de travail et en rendre l’offre surabondante, en un mot, pour fabriquer des surnuméraires. » (Marx, 1867 : 9)

Cette citation de Marx est sociologiquement touchante, car elle semble anachronique et correspondre à l’analyse d’une étape aujourd’hui dépassée que fut le capitalisme industriel. Cependant, cette lecture conserve en elle quelque chose de vrai, puisqu’au fond les migrations internationales contemporaines sont encore une manière de faire appel à la main d’œuvre et aux cerveaux des pays situés à la périphérie des puissances économiques comme le sont l’Union Européenne ou les États-Unis. Dans ces migrations du travail, il est toujours question de casser les coûts du travail ici en recourant à une force de travail venue d’ailleurs, meilleur marché et plus docile. Ainsi des médecins pakistanais officient dans les services de santé publique en Grande Bretagne, des caissières indiennes ou philippines passent les articles de clients dans des superettes parisiennes et des ingénieurs informaticiens africains ou asiatiques travaillent dans la Silicon Valley. La mondialisation a aussi eu pour effet d’accélérer la circulation de la force de travail. La délocalisation des lieux de production des « pays riches » vers les « économies émergentes » (11) est un autre effet de ces techniques capitalistes centrées sur la captation croissante de la plus-value. Il y a donc toujours des sociologues des migrations pour faire reposer l’étude de celles-ci sur cette problématique inspirée par Marx. Mais celle-ci ne correspond plus tout à fait à la phase actuelle du capitalisme. Il y a dans ces études, une partie de cet objet de recherche qui se dérobe dans l’analyse et finit pas échapper à l’observation du chercheur.

Pour mettre au jour cette partie manquante, il faut recourir à ce que des philosophes comme Robert Kurz, Anselme Jappe (2014) ou Moishe Postone (2012) appellent une lecture « ésotérique » de Marx, situé à mi-chemin entre le Capital et les Grundrisse, les Manuscrits de 1857-1858. La thèse de ces auteurs, inspirée en quelque sorte par un autre Marx (loin du marxisme et des marxiens), repose sur l’idée de mettre au centre de la réflexion la critique de la valeur et de considérer celle-ci, au même titre par exemple que le travail, comme un concept étroitement lié au mode de production capitaliste dans ses différentes étapes. Travail et valeur sont nés avec le capitalisme. En outre, cette lecture plus serrée de Marx part aussi du constat que cette œuvre a été mal traduite et, malgré son important succès mondial, cette situation a engendré les pires contresens que représentent aujourd’hui les différentes versions du marxisme. Selon l’interprétation de Marx par ces philosophes, la société moderne est entièrement fondée sur le travail abstrait et l’argent, la marchandise et la valeur.

Pour comprendre cette approche, il me faut ouvrir ici une parenthèse afin d’essayer d’être à la fois clair et concis sur une question d’ampleur et difficile : l’essence du capitalisme à travers ses contradictions. La valeur n’est pas une idée anhistorique, intemporelle, universelle et éternelle, mais elle constitue le cœur du capitalisme. Elle n’est pas sa métaphore mais plutôt sa synthèse. Elle ne peut être pensée en dehors de lui. La recherche effrénée de la valeur comme la destruction de celle-ci sont les caractéristiques essentielles du mode de production (et du mode de vie) capitaliste. Nous avons tous appris que c’est le travail humain qui produit de la valeur en « habitant » les biens produits, plus tard échangés sur un marché. Par le truchement du travail humain et concret qui devient travail abstrait servant d’étalon pour mesurer n’importe quel travail particulier, la mise en circulation de cette valeur correspond à une transformation de celle-ci qui passe alors de valeur d’usage à valeur d’échange. L’argent est ce qui permet alors, en fixant un prix aux choses, de mettre sur un marché et d’interchanger à l’infini des biens initialement dotés d’usage et devenus pures marchandises. La principale contradiction du mode de production capitaliste repose sur la destruction de la valeur pourtant si recherchée par le capital. La baisse tendancielle du taux de profit en est, comme conséquence, l’expression majeure et la raréfaction de la part du travail humain dans la production la cause principale. Les gains de productivité liés à l’introduction croissante de machines et de technologies pour produire toujours plus a pour conséquence de réduire progressivement la part du travail-humain, c’est-à-dire vivant, qui, selon la thèse de Marx est le seul à produire la valeur des choses. Dans le système capitaliste, l’exploitation du travail des hommes a consisté à capter cette valeur et à la valoriser, par l’accumulation du capital. Néanmoins, l’augmentation de la production, par la baisse de la part humaine de travail présente en elle, a fini par ne plus correspondre avec une augmentation de la valeur de la production, mais à l’émiettement de celle-ci dans la surproduction (Marx, 1867).

Les techniques pour compenser cette érosion ont, semble-t-il, montré aujourd’hui leurs limites, car après avoir mis massivement les femmes au travail (dans l’illusion de leur émancipation sociale), ainsi que les enfants dans les pays des économies émergentes, les « migrants » ont fini par remplacer les travailleurs locaux et il ne semble plus possible d’émietter à l’infini la production dans du travail à temps partiel et dans la délocalisation de la production. L’institutionnalisation du crédit a fini par être rattrapée par la réalité économique, à force de vouloir tirer de la valeur de productions qui n’ont pas encore eu lieu. Cette situation correspond à la phase du capitalisme actuel, financier et post-industriel où la propriété d’une action, dans les principales places boursières ou s’échangent des titres, se mesure en milliardième de seconde. Quelles conséquences alors peut-on tirer de cette problématique pour comprendre ce qui se joue dans et autour des migrations contemporaines? Celles-ci sont multiples :

– La première et la plus importante, sans doute, c’est la transition entre un capitalisme industriel et un capitalisme financier qui rend caduques toutes les interprétations et les thèses sur l’exploitation des classes laborieuses comme moteur du capitalisme industriel et comme étant située au principe de sa principale contradiction (i.e. la propriété des moyens de production versus la production de la valeur par le travail humain). La substitution de l’homme par la machine, l’anticipation spéculative sur ce qu’il pourrait produire ne sont pas de nouvelles formes d’exploitation, mais l’abolition de celle-ci, puisqu’on ne peut exploiter des machines ou tirer profit d’un travail qui n’a pas eu lieu. Et si on ne peut les exploiter, c’est aussi parce que les machines et les technologies les plus modernes ne produisent pas de valeur et ne sont que la cristallisation de celle-ci mise en circulation .
– La seconde remarque revient à dire que si ce n’est plus l’exploitation qui constitue l’épicentre du mode de production capitalise, c’est parce que l’on assiste à l’émergence d’un processus d’exclusion qui finit par être sa caractéristique principale. Ce n’est donc plus la paupérisation du travailleur qui se trouve au centre de l’analyse et l’aliénation qui le met en situation de lutter contre le prolétaire sans travail appartenant à l’armée de réserve, mais c’est au contraire l’exclusion du monde du travail et de ses périphéries qui devient l’enjeu de cette problématique.
– À l’aune de ce qui précède, cela signifie troisièmement que la caractéristique des migrations contemporaines c’est d’être, de moins en moins, des migrations du travail par le rétrécissement de la taille des exploités et, de plus en plus, l’expression de la circulation internationale des exclusions sociales que produit le capitalisme dans sa phase actuelle. Les crises migratoires récentes ne sont pas liées à un accroissement de la demande de travail, qui ferait baisser les coûts de production dans les économies de certains pays et tendrait ainsi à une reformulation de l’offre de travail, mais elles traduisent un processus d’exclusions dont le système capitaliste n’a plus et n’a pas besoin pour assurer sa reproduction.
– En quatrième lieu, cette dissociation progressive entre migration et travail fait du « migrant » – de la personne en situation migratoire – non plus un travailleur exploitable sur le marché international mais un exclu, dont tous les États souverains cherchent, aujourd’hui, à se débarrasser ou à se repasser entre eux (Agier, 2008). C’est le sens aujourd’hui des crises migratoires : Nous n’avons pas affaire à un afflux, aussi massif que subit, de travailleurs qui ne répondent pas à l’offre du moment, mais il est question d’un magma de personnes dont le capitalisme n’a économiquement pas besoin. La paupérisation de travailleurs inutilisés laisse la place à l’exclusion de personnes inutilisables. Dans cette rupture, une série de représentations politiques et sociologiques s’écroulent, car si le travail n’est plus au centre des migrations, c’est un grand nombre de politiques publiques fondées sur le projet démocratique du devoir d’intégration qui n’a plus de raison d’être. Dans une société où se raréfie le travail, mais dans laquelle celui-ci continue à structurer les identités individuelles et collectives – comment intégrer les exclus, celles et ceux dont le travail, comme institution capitaliste, n’a pas besoin.
– Cinquièmement, le « migrant » en passant du « statut » de travailleur docile à celui de travailleur inutile est poussé à assumer l’entière responsabilité de son inutilité et à admettre sa « légitime » présence dans le magma de l’exclusion sociale. Il s’agit là d’une façon de décrire la condition de celles et ceux qui migrent aujourd’hui à travers le monde, comme au Mexique, à Haïti et de l’Amérique Centrale vers les États-Unis (12) .
– En sixième lieu, comme le laisse entendre Saskia Sassen (2016), ces exclusions, à l’échelle internationale, sont le fruit d’un processus d’expulsions massives : de paysans d’Afrique chassés par les multinationales qui exploitent les richesses du sous-sol, de centraméricains adultes et mineurs qui fuient la violence au Salvador, au Guatemala et au Honduras, de réfugiés jetés sur les routes par des catastrophes dites naturelles. Bien difficile alors d’intégrer à une société d’accueil, par quelque chose qui ressemble à un projet public, ces vies, ces sorts et ces histoires de migration forcée.
– Septièmement, les politiques migratoires semblent, de moins en moins, guidées par une philosophie politique traduite dans un projet de société ouverte à tous. Elles sont devenues un pragmatisme étroit faisant du contrôle des flux migratoires et des frontières une priorité absolue et de l’externalisation de cette obsession à d’autres pays un enjeu vital. Elles ne correspondent plus à une vision d’ensemble mais à l’émiettement d’actions et d’initiatives déployées dans le court terme. L’État et ses institutions en viennent à n’être que le gendarme des migrations internationales et l’interlocuteur principal des personnes en situation migratoire, dans une sorte de communication phatique où il n’est pas question de résoudre le sort de ces gens, mais plus simplement de maintenir le contact avec elles.
– Finalement, le capitalisme moderne, en matière de migrations internationales, produit l’anomie de populations en transit vers nulle part.

Cet ensemble de conséquences qui pointent en direction d’une critique du système capitaliste et font de celui-ci le responsable des chaos migratoires actuels, mérite d’être complété par deux remarques essentielles. D’abord, lorsque je parle de capitalisme, je n’ai pas en tête de me référer au projet machiavélique d’un groupe de banquiers voraces ou d’hommes politiques vendus à leurs intérêts cupides, mais à une construction historique (et donc humaine) dont les formes idéologiques provoquent une difficulté à le penser profondément comme tel. Ce capitalisme dont je parle s’habille des atours de l’inconscient, de l’idéologie et de l’illusio (Costey, 2005) et prend la forme du «sujet automate» décrit par Marx et du fétichisme narcissique dont parle Anselme Jappe (2015). Il n’y a pas de protagonistes dans cette lecture «ésotérique» du capital (« des méchants banquiers juifs »), mais des expressions du fétiche qui témoignent de l’aliénation qui gangrène aujourd’hui les esprits dans le naturalisme marchand de leur rapport au monde (Postone, 2003 : 79-106).

La question qui se pose ici est de savoir dans quelle mesure la critique que je propose des études migratoires, par le détour de l’économie politique, est radicale. En termes pragmatiques, je serais tenté d’ajouter que l’énonciation d’une critique ne suffit pas pour endosser pleinement son contenu et envisager sereinement ses conséquences. En d’autres termes, si le capitalisme financier, comme dans ses étapes antérieures, n’est pas une affaire de complot, et si la critique du capitalisme ne revient pas simplement à être contre lui et à se proclamer anticapitaliste, il faut alors admettre qu’il est extrêmement difficile de penser sa critique, en dehors, de toutes bases capitalistes.

La force de cette idéologie (les effets de son naturalisme sur les consciences) tient à l’impossibilité de penser réellement que le capitalisme, comme forme d’organisation sociale, puisse cesser d’exister. Il est devenu, dans la plupart des consciences individuelles et collectives, un horizon indépassable. Il presse la critique qui lui est adressée de faire des propositions concrètes que celle-ci est incapable de formuler, du fait que l’effort critique est engagé dans un processus dont la première étape consiste à construire une distance pour s’extraire des structures mentales que produit le capitalisme. La critique – comme celle de la wertkritik – n’a pas de solutions politiques ou sociales clés en main à offrir à la crise du capitalisme. Or, il faut bien agir ici et maintenant pour remédier aux effets de celle-ci. Ce raisonnement, aux allures de sophisme, est ce qui sanctionne par l’inutilité toute critique « profonde » du capitalisme. Cette impossibilité se loge, aussi, dans les identités individuelles et collectives, puisque les hommes et les femmes d’aujourd’hui, dans leur immense majorité, sont des êtres socialement structurés par le travail et par l’argent, c’est-à-dire par la production et par la consommation, soit deux institutions à la fois célébrées et en péril dans le capitalisme contemporain, parce que le premier, comme travail humain concret, se raréfie et parce que le second est devenu une fiction boursière. Les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont, de plus en plus, amenés à voir leur subjectivité prendre les traits d’un narcissisme fétichiste, selon l’expression employée par Anselme Jappe (2015). Le collectif dans les grandes villes d’aujourd’hui a tendance à ressembler à la juxtaposition d’individualités guidées par cette nouvelle subjectivité, le culte et la célébration de soi grâce à la marchandise (13). C’est ce que le philosophe Dany-Dufour nomme l’ego-grégaire, l’individualisme dans la foule (du métro, des concerts, des supermarchés, des voies publiques, etc.).

Cette impossibilité est ce qui empêcherait alors l’émergence d’une critique radicale, et laisserait la voie libre à tous ceux qui pensent, comme le propose l’économie politique de John Commons (Bazzoli, 2015 : 137-174), qu’une réforme ou qu’un contrôle du capitalisme, pour en amoindrir les effets, est possible. Un capitalisme à visage humain. Cette impossibilité conduirait à ne plus voir ou à ne plus prendre en compte l’immanence du capitalisme : la pléonexie dictée par une croissance sans fin et sans limites (Dufour, 2015). En ce sens, la financiarisation du capitalisme moderne n’est pas une tare ou une déviance de celui-ci, mais elle constitue sa poursuite qui a évité son écroulement entraînant avec lui toutes les sociétés. Cette caractéristique boulimique fait du capitalisme un processus de contradictions qui mène à sa perte (14). Historiquement le capitalisme dans ses formes industrielles a produit la mise au travail de plus en plus d’individus culturellement situés, provoquant de la sorte expulsion, déracinement et exclusion. Cependant, cette immanence, qui entraîne un long processus d’autodestruction en faisant payer à la nature et à l’humanité un lourd tribut utilisé pour la reproduction du capitalisme, imprime aussi une conduite et une attitude collectives : nous croyons, peu ou prou, dans le capitalisme comme réalité indépassable du monde contemporain, ce qui, bien sûr, ne veut pas dire que nous soyons d’accord ou favorables avec cet état de fait.

Le troisième et dernier chemin que j’explore ici pour construire une critique des migrations contemporaines et des études sur celles-ci, est à mes yeux le plus difficile, car apparemment il trahit une évidence méthodologique. Il renvoie au problème de l’objet des migrations et à ses niveaux d’étude. Il s’agit d’une dichotomie théorique et méthodologique fondée, aussi, sur la distinction entre les idées de phénomène et de processus, c’est-à-dire entre la migration en tant qu’expérience vécue et la migration en tant que processus subi. C’est aussi une dichotomie qu’exprime le concept de « pratique » au sens de William James : le monde est à la fois construit et à faire, rendant ainsi possible l’action, puisque l’existence d’un cadre partiellement établi est ce qui lui permet d’avoir lieu et d’envisager par son déploiement (Lapoujade, 1997 : 82) la possibilité d’un élargissement de ce cadre. Cette distinction est méthodologique et analytique. Elle situe deux niveaux d’observation et de réflexion. Leur relation tient lieu d’une interaction entre des sujets en situation de migration et une réalité migratoire qui, comme ensemble de contraintes sociales et économiques, s’écrit dans un milieu et un contexte précis. Les migrations sont donc envisageables comme une expérience subjective et intersubjective ou comme une construction sociale. En ce sens, le concept de « migrant » est une catégorie de pratique et non une catégorie analytique. Il s’agit d’un terme que peut utiliser sans précaution – et s’il le juge bon – celle ou celui qui migre, mais pas celle ou celui qui construit sa recherche autour de ce processus.

À première vue, l’expérience migratoire, quant à elle, semble pouvoir s’envisager comme une série d’actes libres ou relatifs, c’est-à-dire sans qu’ils n’expriment d’attaches ou de contraintes apparentes (même si au bout du compte resurgit la force de celles-ci pour entamer cet individualisme débridé) ou être engagée dans une série d’appartenances (aux personnes, aux valeurs, aux idées, aux symboles ou aux objets). La migration comme expérience vécue apparaît, d’un point de vue phénoménologique, comme un projet en train de se faire. Ce problème renvoie aussi à la discussion que j’engage autour des types idéaux de l’action sociale chez Max Weber et du pragmatisme de G.H. Mead (Schaffhauser, 2010).

En introduisant l’idée de construction, il s’agit de voir, et d’avoir en tête, la distinction existante entre une construction par la nature et une construction par la culture.
– La première semble absolue, radicale, déterministe, car il est encore difficile, pour l’être humain d’échapper à sa condition biologique (Cf. L’île du docteur Moreau), même si aujourd’hui le génie génétique semble contredire cette idée et abolir, petit à petit, cette frontière (à moins que cette frontière ne fasse que se déplacer dans l’espace des possibles, tel un rapport de force entre le culturel (ce que les hommes peuvent faire en termes de praxis comme domestication et mise à profit de la nature) et le biologique (ce dont ils ne sont pas encore capables ou seront toujours incapables de réaliser, comme vaincre la mort)).
– La seconde – la construction par le culturel est aussi bien à comprendre comme une historicité – le début, le déroulement et la fin d’une forme de vie humaine organisée – établit (et institue) des phénomènes en processus. En ce sens, les migrations, comme catégorie politique de représentation morale du monde, s’autonomisent des expériences vécues de la mobilité qui les composent. Cette coupure idéologique est à la source d’une aliénation qui affecte le jugement critique en sciences sociales, car comme par effet de retournement on cherche derrière cette construction politique et sociale une naturalité que sont censées incarner des personnes en situation de mobilité et de travail et que l’on appelle pour le coup des « migrants, des immigrés, des émigrés ou des transmigrants ». En somme, des étrangers venus d’ailleurs, ce qui, formulé ainsi, est presque un pléonasme. Ce dont il est question sur le plan de la critique, c’est de réfléchir aux mécanismes de leur démigration.

À partir de ces distinctions et des tensions qui existent entre expérience et construction, entre volonté d’agir et structure des pratiques, s’entrevoient des usages méthodologiques pour l’étude des migrations. Ils conduisent à penser celles-ci comme comprises dans un jeu de forces délimitées par des bornes que sont précisément l’expérience et la structure. Plus qu’une simple contradiction entre les termes ou une articulation dialectique à l’image de la théorie sociale de Giddens (1984), à propos de l’action sociale insérée dans la structure et y opérant par jeu pour jouer avec ses entournures, la relation entre expérience et structure est à saisir, sur un plan pragmatique, comme une affaire de degré et non pas comme une opposition entre deux genres distincts. Il y a dans la compréhension des migrations par exemple un déplacement du lieu de l’observation qui s’effectue d’un niveau macro vers un niveau individuel, du général vers le particulier.

S’il s’agit toujours de la même réalité à voir et à comprendre, les migrations ; ce que celles-ci découvrent dépend donc du point de vue qui n’éclaire alors qu’une partie de leur face et laisse dans l’obscurité d’autres aspects qui leur sont pourtant constitutifs. D’un côté et de façon extrême, l’expérience d’un migrant est toujours le fait d’une singularité authentique, elle est à elle-même son propre phénomène, l’expression d’une liberté en marche, la volonté d’aller voir ailleurs, un projet en train de se faire, la rencontre entre une volonté et le hasard des situations. Le sujet migrant est le sujet de ses pas, le responsable de ses décisions, l’auteur de son expérience migratoire à laquelle son vécu rend justice et hommage. Mais il ne s’agit après tout que d’un mode de lecture, le simple assemblage de perceptions qui consistent à ne voir et à ne pressentir le monde que depuis la fenêtre d’une individualité. C’est aussi et en ce sens une illusion phénoménale. L’inclusion de son sort, dans une mouvance plus vaste, en fait le naufragé juché sur un frêle esquif que sont les processus migratoires comme manifestations éminentes des structures économiques contemporaines. Il est prisonnier d’un mouvement dont la finalité le dépasse, un pion posé et déplacé sur un échiquier contre son gré.

Par ces métaphores qui décrivent ce que sont ces deux extrêmes, le sujet en situation migratoire est à la fois libre d’agir, de faire et de défaire ce qu’il tente d’entreprendre en se déplaçant d’un lieu à l’autre, tout en étant profondément aliéné à son sort, puisque son illusion consiste à voir dans cette expérience une porte de sortie qui fait de « sa migration », l’instrument cardinal d’une transformation sociale pour lui et les siens. Il s’agit d’une loterie. Il est, en ce sens, un être grugé. Entre ces deux portraits naïfs du migrant – sujet d’une expérience de liberté par la mobilité, d’un côté, ou pion placé sur l’échiquier du trafic international de la main d’œuvre, de l’autre – se jouent les sorts de milliers de gens en route vers « un quelque part » et qui découlent d’interactions complexes, lesquelles dévoilent des manières d’agir sur ou de subir l’une ou l’autre les effets de ses deux polarités. Toute la question consiste alors à envisager dans quel sens, c’est-à-dire vers quelle polarité se jouent ces destins, vers l’illusion d’une liberté d’agir et de faire ou vers la soumission, dans l’anonymat, de la masse laborieuse au service de la production internationale ou comme faisant partie de l’armée de déplacés dont le capital n’a pas besoin. Si les migrations peuvent se comprendre comme un ensemble (ou un jeu) d’interactions avec un milieu, c’est d’abord parce que celles-ci sont ce milieu-là. C’est avec les hiérarchies et les paliers qui composent les structures de la migration internationale que se trouve aux prises « le migrant », c’est-à-dire la personne en situation migratoire.

À l’image de ce que propose Mead (2006), à propos de la définition du sujet dont l’esprit est à la fois scindé et articulé par son « je » et par son « moi » qui s’entrelacent dans un soi préfigurant le rapport à l’autre généralisé, « les migrants » font l’expérience de la situation dans laquelle ils se trouvent (sur le marché de l’emploi depuis leur pays d’origine, face aux industries « de la mobilité migratoire », dans cet entre-deux que constituent leurs voyages et dans les insertions qui font de la présence « des migrants » dans les mal nommées sociétés d’accueil « une immobilité migratoire » (15) ). Les injonctions ou les stimulations qu’ils reçoivent dans celui-ci et le corps des expériences qui constitue leur existence préalable au contexte migratoire indiquent alors si l’expérience migratoire favorisera leur prise de conscience du sort qui leur est réservé, des illusions qui les ont poussés à croire et à faire de la migration leur planche de salut. Ce sont leurs capitaux et leur habitus sociaux et culturels, ainsi que ceux qu’ils forgent au contact des situations migratoires auxquelles ils doivent faire face, qui sont de nature à être observés et analysés par le sociologue pour comprendre à quelles conditions l’issue de leur sort peut prendre la forme et le sens d’une démigration : une sortie par le biais de l’expérience individuelle (la réussite sociale du sujet migrant ressemble à une loterie (Schaffhauser, 1994) couronnant la singularité du vainqueur et dont l’occurrence tient autant du hasard que de l’exception) ou par le biais de la lutte sociale et politique pour l’abolition des migrations et l’instauration d’une libre circulation des hommes entre les territoires.

Aujourd’hui les migrations qu’elles soient encore du travail ou liées à l’exclusion, en tant que construction historique et située, dans les principaux pays du capitalisme industriel, devenu financier à présent, représentent une pathologie sociale, une évolution manquée au sens d’Axel Honneth (2015 : 39-130). Au cours de l’histoire récente, nous sommes passés, pour ainsi dire, à côté d’une liberté de mouvement pour le travail et pour celles et ceux qui l’accomplissent, ici ou là, et avons assisté au contrôle de celui-ci par une concurrence des salaires entre gens du cru et gens d’ailleurs et par une mainmise des États sur les frontières des territoires qu’ils gardent au nom d’une souveraineté nationale de complaisance : tantôt ferme et intransigeante avec les travailleurs étrangers, tantôt amicale et bienveillante à leur endroit. Maintenant l’exploitation laisse progressivement la place à l’exclusion. Sous cet angle, les cultures nationales apparaissent comme des enfermements normatifs, des domiciliations discursives et des points de vue situés sur le monde, productrices de situations ethnocentrées, ethnocentriques ou ethnocentristes. En ce sens, parler de démigration ce n’est pas tomber dans la facilité et user d’un terme baroque en éclairant d’un effet vaguement poétique ce phénomène massif, mais c’est poser les bases d’un travail de désaliénation des consciences, celle du travailleur en situation migratoire comme celle du sociologue qui prétend faire la lumière sur ce qui se joue dans et autour des migrations aujourd’hui. Parler de démigration est une invitation à décoloniser les esprits profanes et savants.

Évoquer les migrations contemporaines « comme des pathologies sociales » et faire ainsi le parallèle avec le travail d’Axel Honneth, revient à se poser la question de la reconnaissance des personnes en situation migratoire pour ce qu’elles sont et non pas à travers le prisme des représentations politiques et économiques qui enferment leur situation dans une catégorie sociale, une manière d’exister publiquement. Quelles peuvent-être alors les formes de cet accueil moral de l’autre, cet étranger en situation migratoire ? Il s’agit alors d’opposer au racisme, l’altruisme et l’empathie, de faire prévaloir le droit à la libre circulation des personnes comme le propose la Déclaration Universelle des Droits Humains, et de faire de l’estime de soi et de l’estime des autres l’expression de la contribution individuelle et collective à l’œuvre sociétale commune. Cette utopie politique est aussi un horizon de recherche pour une sociologie des migrations soucieuse de ne plus observer « des migrants », mais des « personnes en situation migratoire » et de ne pas vouloir non consciemment pérenniser son objet d’étude. C’est de l’accueil des étrangers dont il est question ici et sur ce sujet la sociologie doit avoir son mot à dire, des propositions à faire et un point de vue critique à faire connaître. Pour le reste, les migrations internationales contemporaines sont « une organisation internationale du trafic de la main d’œuvre » (Mier, 2012) et une forme d’utilitarisme (Morice, 2002).

Les chemins que j’ai empruntés pour commencer à bâtir une critique des migrations (Schaffhauser, 2015a et 2015b) contemporaines comme relevant d’une double construction politique et économique, nature artificielle que valide l’attitude, de moins en moins critique, des sciences sociales qui font de celles-ci des états de fait, vont donc dans trois directions : une critique par la philosophie du langage, une critique par l’économie politique et une critique par la nécessité de comprendre en même temps les migrations contemporaines comme un phénomène fait d’expériences individuelles et collectives de sujets en situation migratoire et comme un processus qui décrit des rapports de production, c’est-à-dire des rapports de force et de sens.

Il reste encore beaucoup à faire pour assurer la cohérence théorique de cet ensemble de pistes et les asseoir dans une même posture. Cette confession est aussi une motivation nouvelle. Ce qui est sûr c’est qu’il n’est plus possible aujourd’hui de continuer à étudier ces phénomènes et ces processus, comme si de rien n’était, comme s’il s’agissait d’un simple thème de recherche, choisi «naturellement» parmi d’autres. Les objets de recherche des sciences sociales aujourd’hui sont très largement des produits du capital. Ignorer ce fait est une faute professionnelle et, pour ce qui concerne les limites de cet article, un manque de responsabilité morale vis-à-vis de celles et de ceux qui sont en situation migratoire. C’est là tout le sens de cet essai.

Notes :

[1]                Officiellement remplacé dans l’UE par le terme « Mineur Isolé Étranger » depuis mars 2016.

[2]                Voir en ligne : https://www.ekm.admin.ch/dam/data/ekm/aktuell/news/migrationspakt-f.pdf

[3]                Autre exemple : depuis quelques années, le gouvernement australien a fait moyennant contribution financière de la petite île de Nauru, un minuscule État indépendant de 21 km2 de la Micronésie sans le sou, son nouveau territoire de rétention (et de déportation) pour les candidats clandestins à l’émigration vers l’Australie.

[4]                Un peu comme lorsque l’on évoque l’existence des oiseaux migratoires.

[5]                « Les crises migratoires » sont le plus souvent une manière de prendre à contre-pied les savoirs des spécialistes de géopolitique, sociologues, historiens et autres anthropologues.

[6]                Il s‘agit d’une notion que je forge dans le cadre d’une recherche que j’ai menée sur un conflit social au Mexique entre anciens travailleurs migratoires et État mexicain à propos de la reconnaissance de leurs droits sociaux. Voir Philippe Schaffhauser, La démigration: sociologie du mouvement des braceros au Mexique, en cours de publication chez L’Harmattan.

[7]                “Je ne doute pas de voir la théorie pragmatiste de la vérité passer par les trois étapes traditionnelles que comprend la carrière d’une doctrine. Toute doctrine nouvelle commence par être attaquée comme absurde ; puis on admet qu’elle est vraie, mais d’une vérité trop évidente et sans aucun intérêt ; et l’on finit para la reconnaître si importante, que ses adversaires prétendent l’avoir découverte eux-mêmes.”, (James, 1920 : 182).

[8]                Terme qui désigne au Mexique, le journalier agricole qui a pris part au programme bracero aux États-Unis entre 1942 et 1964, programme qui constitue le premier exemple significatif de la nouvelle donne au sujet de l’internationalisation du marché du travail.

[9]                Sans doute entre 2005 et 2006, car ma mémoire est incertaine pour donner une date exacte à cet échange. Ce qui importe ici c’est bien sûr le contenu de celui-ci.

[10]                Sur le plan théorique le dépassement opéré de la problématique initiale de la sociologie, tributaire pour une large part de l’œuvre de Marx, dans les études culturelles et l’approche postmoderne est curieuse, puisque ces critiques de la sociologie traditionnelle sont, en partie aussi, tributaire de cette œuvre. Michel Maffesoli ou Jean-François Lyotard d’un côté ou Raymond Williams et Richard Hoggart de l’autre ont tous été influencés par Marx.

[11]                Si je mets entre guillemets ces expressions, c’est parce que je tiens à les manipuler avec des pincettes.

[12]                Le capitalisme ne produit pas l’inutilité du travailleur uniquement à l’endroit de celui ou de celle qui migre, mais aussi pour le natif, l’autochtone. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’expression « nini » qui au Mexique désigne les jeunes qui n’étudient pas et ne travaillent pas et, pour certains, constituent l’armée de réserve du narcotrafic.

[13]                En ce sens le téléphone portable, comme marchandise et comme instrument fétiche, est le miroir narcissique qui concentre toutes les relations sociales qui gravitent autour du sujet assis sur son ego.

[14]                Là se tient une tension entre les critiques du capitalisme : certains voient dans le mouvement social radical le moyen cardinal de mettre un terme à ce mode production ; d’autres, au contraire, pensent que ce sont les contradictions internes du capitalisme qui creusent sa propre tombe.

[15]                L’une des traductions de cette immobilité est représentée par les politiques d’enfermement actuelles des personnes en situation migratoire menées dans l’Union Européenne et aux États-Unis.

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