Droit à la santé et accès aux médicaments.

Droit à la santé et accès aux médicaments

Une approche juridique…

Samy Richard (*)

 (*) Samy Richard est avocat en droit appliqué à la politique et à la défense des libertés

« Est-il un bien préférable pour les hommes à la santé ? »
Platon, Gorgias
Érigée par le Manifeste intitulé Pour une appropriation sociale du médicament en « droit universel », la santé est définie par l’Organisation Mondiale de la Santé [i] comme « un état de complet bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »[ii]. Si la subjectivité et l’extension de la notion ainsi définie relativisent sa valeur juridique et sa portée politique, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un objectif primordial déterminant un programme d’actions concrètes qui lui octroient un contenu normatif – dont la mise en œuvre est sanctionnée[iii]. Elle apparaît à cet égard comme un véritable « droit fondamental » dont est titulaire chaque être humain, détenant de par son statut une créance à l’encontre des institutions politiques chargées d’en garantir la protection[iv].

C’est en ce sens que se conçoit le droit à la santé d’un point de vue constitutionnel en France. La Constitution est dans un État de droit la norme juridique fondamentale établissant les règles d’organisation du pouvoir et le système de valeurs sur lequel il se fonde. Elle est située au sommet de la hiérarchie des normes et elle est constituée de plusieurs textes formant le bloc de constitutionnalité, parmi lesquels le Préambule de la Constitution de 1946 – qui énonce une catégorie particulière de droits fondamentaux que sont les droits sociaux, au premier rang desquels figure le droit à la protection de la santé[v]. Ce droit est consacré par l’alinéa 11 du Préambule, qui est avec l’alinéa 10 le fondement juridique de la mise en œuvre de la protection sociale et des politiques de solidarité[vi]. Il est reconnu à tous les niveaux de l’ordre juridique – au niveau constitutionnel, conventionnel[vii], légal et réglementaire –, tout en étant diversement garanti selon les niveaux concernés.

En droit interne, ce principe directeur de l’action législative se présente comme un objectif de valeur constitutionnelle[viii] protéiforme : il s’agit d’une exigence constitutionnelle – permettant d’articuler les droits et libertés fondamentaux avec les fins d’intérêt général poursuivies par le législateur – qui revêt une dimension tant individuelle et collective que préventive et curative. À l’échelle individuelle, le droit à la protection de la santé n’est pas une prérogative permettant de jouir d’une santé parfaite mais un droit à la sauvegarde du meilleur état de santé que chacun est en mesure d’atteindre[ix]. C’est donc à l’échelle collective que cet objectif trouve sa pleine effectivité, à travers les politiques de santé publique[x] : celles-ci ont pour finalité à la fois la prévention des risques de toute nature avérés ou hypothétiques, c’est-à-dire leur surveillance et leur anticipation[xi] conformément au principe de précaution[xii], et l’accès aux ressources curatives, s’agissant du financement et de la prise en charge de soins de qualité[xiii].

Ces deux versants préventif et curatif se confondent dans le domaine de la sécurité sanitaire, notamment en matière thérapeutique – pour tout ce qui concerne la sécurité des soins ou des produits de santé et des interventions des autorités sanitaires elles-mêmes[xiv]. Cet impératif visant à protéger les populations contre les risques sanitaires et relevant de la responsabilité des pouvoirs publics justifie entre autres que soient strictement réglementées par le législateur les conditions de préparation, de fabrication et de vente des médicaments[xv]. Étant en effet indispensable aux traitements et potentiellement dangereux, le médicament – en tant que substance chimique ou biotechnologique[xvi] pouvant être utilisée chez l’homme ou chez l’animal «en vue d’établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger ou modifier leurs fonctions physiologiques »[xvii]– fait l’objet d’un contrôle de la part des autorités sanitaires en ce qui concerne sa production, sa distribution et son utilisation.

Entre logique marchande et logique sanitaire

Bien qu’il soit objet de commerce, le médicament est considéré par le droit comme une marchandise à part entière : ce vocable désigne juridiquement «toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales »[xviii]. Élément essentiel des prestations de soins, le médicament est un outil thérapeutique dont l’efficacité légitime l’intervention régulatrice de l’autorité publique sur le marché pharmaceutique. Les libertés économiques protégeant les intérêts particuliers des opérateurs agissant sur ce marché – des laboratoires aux officines et établissements de santé – sont ainsi limitées afin de préserver l’intérêt général : le droit à la protection de la santé permet en effet de justifier qu’il soit porté atteinte au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre pour des raisons de santé publique[xix]. Cette intervention de la puissance publique par l’intermédiaire de différentes agences ou institutions publiques plus ou moins indépendantes est rendue nécessaire par les défaillances des mécanismes de marché dans ce secteur.

D’un point de vue économique, le médicament est considéré comme un « bien tutélaire », c’est-à-dire un bien dont la commercialisation est mise sous tutelle de l’État. Cela s’explique tout d’abord par le fait que les diverses modalités de sa production et de sa consommation engendrent de fortes externalités sociales qui peuvent être positives ou négatives selon le comportement des agents, dans la mesure où elles peuvent contribuer à l’amélioration ou à la dégradation de l’état de santé de la population[xx]. De manière plus spécifique, sa production se caractérise au niveau industriel par des coûts fixes élevés en matière de recherche et développement et par de faibles coûts de reproduction une fois la substance active développée : si la nécessité d’une innovation continue engendre des rendements d’échelle croissants pour les industriels, elle induit également des externalités de connaissance positives qui bénéficient à l’ensemble de l’économie et qui rendent indispensables à la sauvegarde de leur modèle économique des dispositifs institutionnels protecteurs et incitatifs dans un contexte de libre concurrence[xxi].

Comme le développement des connaissances techniques – bien qu’indispensable à la croissance de ces industries – reste coûteux et facilement imitable, celles-ci sont protégées par des brevets afin d’inciter les opérateurs à atteindre un niveau socialement optimal d’innovation. Le brevet d’invention est un titre de propriété intellectuelle[xxii] délivré par les pouvoirs publics[xxiii], qui confère à son titulaire un monopole temporaire d’exploitation[xxiv]sur l’invention qui en est l’objet pour une durée de vingt ans[xxv] : ce dispositif a pour finalité de défendre ceux qui investissent afin d’innover – sans pour autant leur offrir une rente définitive et exclusive. Dans le secteur pharmaceutique, les impératifs de sécurité sanitaire, qui imposent aux firmes de prouver avant leur commercialisation et au terme d’expérimentations longues et onéreuses l’innocuité et l’efficacité thérapeutique des médicaments, justifient que leur soient accordés en outre des certificats de protection complémentaire prorogeant la durée de protection pour cinq ans maximum – afin de compenser la réduction de la période d’exploitation qui s’ouvre à partir de l’autorisation de mise sur le marché[xxvi].

Historiquement, la question de la brevetabilité des substances thérapeutiques a été marquée depuis le milieu du XIXesiècle par le conflit entre les logiques marchande et sanitaire. Ce conflit a justifié entre 1844 et 1959 leur exclusion du droit commun des brevets élaboré en 1790-1791 en France[xxvii], ainsi que la mise en œuvre d’une série de mesures comme le dispositif de rachat des inventions de médicaments par l’État adossé au système du brevet entre 1810 et 1850, le régime du visa fondé sur l’évaluation de l’utilité thérapeutique et de la nouveauté du médicament entre 1941 et 1959, ou le brevet spécial de médicament instaurant des licences obligatoires pour sauvegarder l’intérêt de la santé publique entre 1959 et 1968[xxviii]. Les arguments contre leur intégration étaient d’ordre moral, économique et sanitaire : les professionnels de santé soutenaient que l’objectif de la production de médicaments ne devait pas être le profit des firmes mais le bénéfice pour l’humanité, que le monopole entraînait des prix élevés qui restreignait l’accès aux médicaments, et que le brevet établissait un label de qualité en dehors du contrôle et de l’expertise des pharmaciens qui étaient à l’époque les principaux fabricants de médicaments.

Or l’industrialisation de la production de médicaments après la Seconde Guerre mondiale a progressivement transformé les laboratoires en véritables firmes capitalistes, dotées d’une organisation scientifique du travail et d’une structure divisionnelle orientée vers la stratégie commerciale : ce changement s’est opéré chez les opérateurs individuels grâce à l’internalisation de la chimie, de la bactériologie et de la pharmacologie, à la spécialisation des installations de recherche dans le développement de nouvelles substances et à l’application de méthodes de production industrielles. La concentration du secteur a favorisé l’émergence de grandes industries pharmaco-chimiques qui ont imposé en une quinzaine d’années dans les pays occidentaux la reconnaissance du brevetage des substances thérapeutiques comme une garantie indispensable de revenu. Cette croissance exponentielle s’est nourrie de la généralisation de la couverture maladie par les systèmes de protection sociale de l’État-providence, constituant une garantie de solvabilité dans les pays industrialisés[xxix].

La régulation du secteur pharmaceutique

En France, la mise en place de la Sécurité sociale visait à rendre effectif[xxx] le droit à la protection de la santé dans sa dimension curative grâce à la prise en charge des frais de santé, afin d’assurer à tous les membres de la collectivité l’accès à des soins de qualité[xxxi]. Il ne suffit pas en effet que le système de santé puisse répondre techniquement aux besoins sanitaires de la population, encore faut-il que l’accès aux traitements soit financièrement soutenable pour les citoyens. Étant fondée sur les principes constitutionnels de protection de la santé et d’égalité[xxxii], la Sécurité sociale met en œuvre la solidarité nationale aux fins de protéger chacun – indépendamment de sa situation personnelle et socio-économique – contre le risque et les conséquences de la maladie, en le faisant contribuer en fonction de ses ressources à son financement[xxxiii]. L’effectivité de ces principes étant nécessairement conditionnée par la disponibilité des fonds publics, le juge constitutionnel a reconnu que l’équilibre financier de la Sécurité sociale constituait un objectif de valeur constitutionnelle[xxxiv] qui devait s’articuler avec le droit à la protection de la santé afin d’assurer « l’accès aux soins tout en développant une politique de maîtrise des dépenses de santé »[xxxv].

C’est dans ce cadre que s’inscrit la politique d’administration des prix des médicaments. Depuis les années 1990, l’État français régule les prix des médicaments remboursables sous brevet en les fixant conventionnellement avec l’industrie pharmaceutique. La régulation s’opère en deux phases, l’une technico-scientifique et l’autre socio-économique : après avoir obtenu de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé[xxxvi] en France ou de l’Agence européenne du médicament[xxxvii] en Europe l’autorisation de mise sur le marché d’un nouveau médicament – sanctionnant pour une durée de cinq ans renouvelable l’intérêt thérapeutique et l’innocuité du produit[xxxviii]–, le laboratoire peut demander son inscription sur la liste des médicaments remboursables[xxxix] auprès de la Haute autorité de santé[xl]– qui va donner un avis scientifique et clinique pour la fixation du prix et du taux de remboursement[xli] : la Commission de la transparence[xlii], et la Commission évaluation économique et de santé publique pour les produits innovants et coûteux[xliii], se réunit pour examiner le produit et donner un avis sur le service médical rendu et son amélioration par rapport aux autres traitements disponibles[xliv]ou sur son efficience[xlv].

L’avis sur le service médical rendu (SMR) est pris en compte par l’Union nationale des caisses d’assurance maladie pour fixer le taux de remboursement du médicament et l’avis sur l’amélioration du service médical rendu (ASMR) est apprécié par le Comité économique des produits de santé pour en fixer le prix conventionnellement avec le laboratoire concerné ou de manière unilatérale[xlvi], dans le respect de l’accord-cadre conclu périodiquement avec les représentants de l’industrie du médicament et de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie[xlvii]– la décision finale revenant toutefois aux ministres qui peuvent s’opposer au prix convenu et en fixer un nouveau conformément aux critères légaux[xlviii]. Les autorités publiques disposent donc d’une palette d’outils juridiques pour réguler en amont, concernant la fixation du prix des médicaments remboursés, le marché pharmaceutique – afin de mettre en œuvre une politique de maîtrise des dépenses de santé.

Ces outils juridiques – qui constituent autant de limites à l’étendue des prérogatives du breveté dans l’exercice même de son droit – leur permettent également de réguler en aval, s’agissant du recours au système des licences autoritaires et de l’application des règles de concurrence, le marché du médicament. À l’échelle nationale, le pouvoir exécutif peut notamment délivrer des licences d’office dans l’intérêt de la santé publique. Il s’agit d’un contrat forcé, n’ayant pas pour effet le transfert du droit de brevet, par lequel son titulaire concède à un tiers la jouissance de son droit d’exploitation moyennant le paiement d’une redevance[xlix]. Ainsi, lorsque l’intérêt de la santé publique l’exige et à défaut d’accord amiable avec le laboratoire titulaire du brevet, les ministres concernés peuvent soumettre par arrêté tout brevet délivré pour un produit de santé, un procédé d’obtention et de fabrication d’un tel produit ou une méthode de diagnostic au régime de la licence d’office. Il s’agit des cas dans lesquels ceux-ci sont mis à la disposition du public en quantité ou qualité insuffisantes ou à des prix anormalement élevés, ou lorsque le brevet est exploité dans des conditions contraires à l’intérêt de la santé publique[l].

À l’échelle internationale, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce reconnaît également la possibilité aux États membres de recourir à des licences obligatoires dans l’intérêt de la santé publique, en autorisant un concurrent à fabriquer un produit ou à utiliser un procédé sans avoir à rechercher d’accord amiable avec le détenteur du brevet lorsqu’il s’agit d’une situation d’urgence nationale[li]. Cet accord entré en vigueur le 1erjanvier 1995, qui établit une protection minimale de la propriété intellectuelle au niveau international, a homogénéisé le système des brevets dans le domaine pharmaceutique au profit des firmes des pays développés et a contraint les pays à revenu faible ou intermédiaire à adapter leur législation en leur interdisant de produire des copies légales de molécules pour leur propre marché. À l’origine, cet accord rendait même impossibles dans le cadre des licences obligatoires les exportations vers les pays pauvres qui avaient des capacités de production pharmaceutique trop faibles : il a toutefois été révisé à la suite de la Déclaration de Doha pour permettre à ces pays d’importer des génériques de médicaments brevetés vendus moins chers dans un autre pays sans l’autorisation du détenteur du brevet[lii].

Cette réglementation internationale conférant aux grandes firmes un monopole au niveau mondial a accompagné l’émergence du modèle de production dit blockbusters, fondé sur la distinction entre les médicaments princeps et les génériques[liii] et reposant sur le système des brevets garantissant des prix élevés en contrepartie d’une innovation permanente. Ce modèle s’est progressivement effondré à la fin des années 1990 en raison de l’arrivée à échéance de nombreux brevets, dans un contexte où les politiques libérales ont cherché à réduire la dépense publique et où l’innovation dans les biotechnologies s’est révélée plus coûteuse et plus lente que prévu. La maîtrise des dépenses de santé s’est opérée grâce à une évolution législative favorisant la concurrence en matière pharmaceutique, incitant à la consommation de génériques et permettant un meilleur contrôle des prix et des taux de remboursement : cette évolution reposait notamment sur le droit de substitution, autorisant le pharmacien – en initiation ou en renouvellement de traitement et sauf opposition du médecin lors de la prescription – à substituer un médicament similaire[liv].

Ces différents facteurs ont augmenté la part de marché mondiale des génériques, et ont imposé aux firmes en voie de financiarisation de réorienter leur modèle de production. Dans les pays du nord, les impératifs sanitaires associés aux contraintes financières ont conduit les systèmes de protection sociale à se tourner vers les génériques ; dans les pays du sud, le marché des génériques a connu une forte croissance en raison de l’augmentation des revenus et du développement des politiques d’accès aux soins. Or, si le changement de stratégie des firmes au profit des génériques leur offrait de nombreux avantages au regard notamment des coûts en matière de recherche et développement moins élevés et des procédures d’autorisation de mise sur le marché simplifiées, il se révélait trop peu rentable à moyen et long terme du fait de la pression concurrentielle et de l’objectif de création de valeur pour les actionnaires[lv]. Elles se sont donc focalisées sur les aires thérapeutiques les plus rentables en externalisant une partie de la chaîne de production afin de se recentrer sur la découverte et le lancement de nouveaux produits.

En parallèle, ces firmes ont développé des stratégies offensives de fusions-acquisitions et d’alliances pour intégrer des laboratoires détenant des blockbusters ou fabriquant des génériques dans les pays développés puis dans les pays émergents, en vue d’étendre leur présence sur les marchés et d’accroître leur pouvoir économique de manière à limiter les capacités de négociation des autorités publiques. De la même façon, elles ont cherché à prolonger la durée de vie commerciale de leur médicaments plus anciens en adoptant des pratiques anticoncurrentielles et de concentrations destinées à atténuer la concurrence par les prix et à restreindre l’innovation dans ce secteur – ce qui aboutit à compromettre l’accès des patients à des médicaments essentiels à la fois abordables et innovants[lvi]. La Commission européenne et les autorités nationales de la concurrence coopèrent étroitement afin de contrôler le marché pharmaceutique et d’assurer une concurrence efficace des génériques à même de faire diminuer fortement les prix[lvii], ce qui se traduit par d’importantes économies tant pour les patients que pour les systèmes nationaux de soins de santé.

Plus spécifiquement et s’agissant des prix, les autorités européennes de la concurrence ont sanctionné des comportements qui visaient à retarder l’entrée sur le marché ou l’expansion des génériques. Il s’agissait notamment d’ententes entre entreprises ayant un effet anticoncurrentiel[lviii], sous la forme d’accords de paiement entre le titulaire du médicament princeps et le fabricant de génériques qu’il proposait de rémunérer afin que celui-ci abandonne ou reporte son intention d’entrer sur le marché. Elles ont également souligné des pratiques relevant de l’abus de position dominante[lix]et consistant en une tarification déloyale visant à imposer des prix artificiellement élevés. Dans le cadre du contrôle des concentrations[lx], elles ont mis en évidence un certain nombre d’opérations de fusions-acquisitions ayant pour effet d’absorber la concurrence, d’accroître le pouvoir de marché de la nouvelle entité et ainsi d’augmenter le prix des génériques concernés. S’agissant de l’innovation, le contrôle des concentrations a permis de faire échec à des opérations ayant pour finalité de saper les efforts de recherche et développement des concurrents ou d’échapper aux pressions concurrentielles qui les rendent nécessaires.

Un accès aux médicaments menacé

Les autorités publiques disposent donc dans les pays industrialisés de moyens juridiques qui leur permettent de réguler fortement le prix des médicaments pour les rendre accessibles à tous – à travers l’application stricte des règles du libéralisme économique à l’encontre des grandes firmes capitalistes. Cependant, le système de gouvernance libérale – dans lequel l’intégralité du pouvoir est délégué à des gestionnaires qui se bornent à maintenir un équilibre global formel et inique et à repousser la frontière du marché en liquidant les actifs de l’État et en anéantissant les structures de solidarité traditionnelles[lxi] -, paralyse la volonté politique au détriment de l’intérêt général et de la garantie de la santé publique. Face à ces contraintes économiques, les modalités de mise en œuvre de la politique de solidarité nationale – dont l’effectivité est une exigence constitutionnelle – sont amenées à évoluer : le Conseil constitutionnel a rappelé que le législateur restait libre de choisir les moyens appropriés en fonction des ressources publiques disponibles, et qu’il pouvait ce faisant revenir sur les choix effectués en matière de solidarité en modifiant les dispositifs mis en place ou en les supprimant[lxii].

En pratique, les réformes initiées – instaurant par exemple les franchises et le ticket modérateur ainsi que le forfait hospitalier – ont contribué à laisser à la charge de l’assuré une partie importante du coût des soins, en rendant nécessaire le recours à une assurance maladie complémentaire[lxiii]. Combinées à l’arrivée sur le marché des biotechnologies qui depuis 2010 a provoqué une forte inflation du prix des médicaments, ces réformes menacent désormais l’accès des patients aux médicaments essentiels et innovants qui n’est plus garanti. Et c’est ironiquement les firmes elles-mêmes qui – en choisissant de justifier ce coût prohibitif par la seule efficacité des médicaments, ce après avoir pour maximiser leurs profits et réduire les risques financiers externalisé la recherche et développement aux start-up de biotechnologies[lxiv]– finissent de mettre en péril les systèmes de protection sociale auxquels elles sont pourtant adossées.

Notes :

[i] L’Organisation Mondiale de la Santé, dite OMS, est une institution spécialisée de l’Organisation des Nations Unies pour la santé publique créée en 1948, dont le rôle est de diriger et de coordonner les travaux internationaux en la matière au sein du système des Nations Unies. La partialité de cette institution à l’égard notamment des industries pharmaceutiques qui la financent pour partie nourrit les débats sur la légitimité de son action (cf. « Gestion de la pandémie H1N1 : nécessité de plus de transparence », Résolution 1749 (2010) de juin 2010 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe : « L’Assemblée fait état d’un grave manque de transparence dans les prises de décisions liées à la pandémie, qui soulève des préoccupations quant à l’influence que l’industrie pharmaceutique a pu exercer sur certaines des décisions les plus importantes concernant la pandémie »).

[ii]    Principe figurant dans le Préambule de la Constitution de l’OMS.

[iii]   « Les gouvernements ont la responsabilité de la santé de leurs peuples ; ils ne peuvent y faire face qu’en prenant les mesures sanitaires et sociales appropriées. » (Préambule de la Constitution de l’OMS)

[iv]   « La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soit sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale. » (Préambule de la Constitution de l’OMS)

[v]    « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » ; « Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs […]. » (Alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946)

[vi]   Le Conseil constitutionnel a rappelé « qu’il incombe au législateur comme à l’autorité réglementaire, conformément à leurs compétences respectives, de déterminer, dans le respect des principes posés par ces dispositions, les modalités concrètes de leur mise en œuvre » (Cons. const., 23 janvier 1987, n° 86-225 DC, § 17 ; Cons. const., 27 novembre 2001, n° 2001-451 DC, § 19).

[vii]  Ce droit est consacré au niveau international notamment par la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 25) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (art. 12), ainsi qu’au niveau européen par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 35) et la Charte sociale européenne (art. 11). Il est aussi reconnu conventionnellement dans diverses perspectives thématiques ou catégorielles, s’agissant par exemple de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (art. 5) ou de la Convention internationale des droits de l’enfant (art. 24).

[viii]Cons. const., 16 mai 2012, n° 2012-248 QPC, § 6 et 8.

[ix]   Cf.Rapport public du Conseil d’État, Considérations générales : Sur le droit de la santé(EDCE, n° 49), 1998.

[x]    L’article L. 1411-1 du Code de la santé publique (CSP) dispose que : « La Nation définit sa politique de santé afin de garantir le droit à la protection de la santé de chacun. » Elle a pour objectif : « la promotion de conditions de vie favorables à la santé, l’amélioration de l’état de santé de la population, la réduction des inégalités sociales et territoriales et l’égalité entre les femmes et les hommes [et cherche] à garantir la meilleure sécurité sanitaire possible et l’accès effectif de la population à la prévention et aux soins. » Cette politique comprend notamment : « la surveillance et l’observation de l’état de santé de la population et l’identification de ses principaux déterminants […] ; la promotion de la santé dans tous les milieux de vie, notamment dans les établissements d’enseignement et sur le lieu de travail, et la réduction des risques pour la santé liés à l’alimentation, à des facteurs environnementaux et aux conditions de vie susceptibles de l’altérer ; la prévention collective et individuelle, tout au long de la vie, des maladies et de la douleur, des traumatismes et des pertes d’autonomie, notamment […] par l’éducation pour la santé […] ; […] l’organisation des parcours de santé […] ; la prise en charge collective et solidaire des conséquences financières et sociales de la maladie, de l’accident et du handicap par le système de protection sociale ; la préparation et la réponse aux alertes et aux crises sanitaires ; la production, l’utilisation et la diffusion des connaissances utiles à son élaboration et à sa mise en œuvre ; la promotion des activités de formation, de recherche et d’innovation dans le domaine de la santé ; l’information de la population et sa participation […] aux débats publics sur les questions de santé et sur les risques sanitaires et aux processus d’élaboration et de mise en œuvre de la politique de santé. » (Article L. 1411-1 du Code de la santé publique)

[xi]   Cons. const., 8 janvier 1991, n° 90-283 DC, § 29.

[xii]  Le principe de précaution, consacré par la Charte de l’environnement ayant valeur constitutionnelle (Cons. const., 19 juin 2008, n° 2008-564 DC, § 18 et 49), est énoncé par l’article 5 qui dispose que : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Ce principe s’applique notamment « aux activités qui affectent l’environnement dans des conditions susceptibles de nuire à la santé des populations concernées » (CE, 8 octobre 2012, Commune de Lunel, n° 342423).

[xiii]Cons. const., 12 août 2004, n° 2004-504 DC, § 13.

[xiv]Cf. CASAUX-LABRUNÉE, Lise, « Le droit à la santé », in CABRILLAC, Rémy (dir.), Droits et libertés fondamentaux, 25eéd., Dalloz, 2019, pp. 1053-1086.

[xv]  Cons. const., 31 janvier 2014, n° 2013-364 QPC, § 6.

[xvi]Un médicament chimique est fabriqué à partir de la synthèse de composés chimiques, alors qu’un médicament biotechnologique est dérivé d’une source biologique.

[xvii]      Définition « par fonction » donnée par l’article L. 5111-1 du CSP.

[xviii]     Définition « par présentation » donnée par l’article L. 5111-1 du CSP.

[xix]Cons. const., 8 janvier 1991, n° 90-283 DC, § 8 et 14.

[xx]  CLERC, Denis, PIRIOU, Jean-Paul, Lexique de sciences économiques et sociales, « Bien public », La Découverte, 2011, p. 26.

[xxi]ABECASSIS, Philippe, COUTINET, Nathalie, Économie du médicament, I, La Découverte, 2018, pp. 10-11.

[xxii]      Cons. const., 27 juillet 2006, n° 2006-540 DC, § 15.

[xxiii]     Qu’il s’agisse de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) en France ou de l’Office européen des brevets (OEB) en Europe.

[xxiv]      Articles L. 611-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), 64 de la Convention sur le brevet européen (CBE) et 28 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC).

[xxv]Articles L. 611-2 du CPI, 63 de la CBE et 33 de l’ADPIC.

[xxvi]      AZÉMA, Jacques, GALLOUX, Jean-Christophe, Droit de la propriété industrielle, 8e éd., Dalloz, Précis, 2017, pp. 340-341.

[xxvii]     Article 1erde la Loi du 7 janvier 1791.

[xxviii]    CASSIER, Maurice, « Brevets pharmaceutiques et santé publique en France : opposition et dispositifs spécifiques d’appropriation des médicaments entre 1791 et 2004 », in Entreprises et histoire, 2004 / 2, n° 36, pp. 29-47.

[xxix]      ABECASSIS, Philippe, COUTINET, Nathalie, Économie du médicament, II, La Découverte, 2018, pp. 32-34.

[xxx]Cons. const., 22 janvier 1990, n° 89-269 DC, § 26.

[xxxi]      L’article L. 111-1 du Code de la sécurité sociale dispose que : « La sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. […] Elle assure la prise en charge des frais de santé, le service des prestations d’assurance sociale, notamment des allocations vieillesse, le service des prestations d’accidents du travail et de maladies professionnelles ainsi que le service des prestations familiales ».

[xxxii]     Le Conseil constitutionnel a reconnu la valeur constitutionnelle du principe d’égalité qui découle des articles 1eret 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Cons. const., 27 décembre 1973, n° 73-51 DC, § 2).

[xxxiii]    L’article L. 111-3 du Code de la sécurité sociale le résume ainsi : « La Nation affirme son attachement au caractère universel, obligatoire et solidaire de la prise en charge des frais de santé assurée par la sécurité sociale. La protection contre le risque et les conséquences de la maladie est assurée à chacun, indépendamment de son âge et de son état de santé. Chacun contribue, en fonction de ses ressources, au financement de cette protection. L’État, qui définit les objectifs de la politique de santé publique, garantit l’accès effectif des assurés aux soins sur l’ensemble du territoire. En partenariat avec les professionnels de santé, les régimes d’assurance maladie veillent à la continuité, à la coordination et à la qualité des soins offerts aux assurés, ainsi qu’à la répartition territoriale homogène de cette offre. Ils concourent à la réalisation des objectifs de la politique de santé publique définis par l’État. Chacun contribue, pour sa part, au bon usage des ressources consacrées par la Nation à l’assurance maladie. »

[xxxiv]    Cons. const., 12 décembre 2002, n° 2002-463 DC, § 18.

[xxxv]     Cons. const., 16 janvier 1991, n° 90-287 DC, § 23.

[xxxvi]    L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) est un établissement public administratif placé sous la tutelle du ministère de la Santé, qui est chargé d’évaluer les bénéfices et les risques liés à l’utilisation des produits de santé tout au long de leur cycle de vie.

[xxxvii]   L’European Medicines Agency(EMA) est une agence décentralisée chargée de garantir l’évaluation scientifique, le contrôle et le suivi de la sécurité des médicaments à usage humain et vétérinaire dans l’Union européenne.

[xxxviii]  Articles L. 5121-8 et L. 5121-9 du Code de la santé publique.

[xxxix]    Article L. 162-1-7 du Code de la sécurité sociale.

[xl]   La Haute autorité de santé est une autorité publique indépendante à caractère scientifique – dotée de la personnalité morale – qui contribue à la régulation du système de santé, en exerçant ses missions dans les champs de l’évaluation des produits de santé, des pratiques professionnelles, de l’organisation des soins et de la santé publique.

[xli]  Article L. 161-37 et R. 161-71 du Code de la sécurité sociale.

[xlii]Articles R. 163-15 et suivants du Code de la sécurité sociale.

[xliii]      Articles R. 161-71-1 et R. 161-71-2 du Code la sécurité sociale.

[xliv]      Le service médical rendu (SMR) – insuffisant (non remboursé), faible (15 %), modéré (30 %) ou important (65 %) – prend en compte l’efficacité et les effets indésirables du médicament, sa place dans la stratégie thérapeutique, notamment au regard des autres thérapies disponibles, la gravité de l’affection à laquelle il est destiné, le caractère préventif, curatif ou symptomatique du traitement médicamenteux et son intérêt pour la santé publique ; l’amélioration du service médical rendu (ASMR) – majeur (I), importante (II), modérée (III), mineure (IV) ou inexistante (V) – est déterminée par rapport aux données comparatives disponibles (Articles R. 163-18 et R. 163-3 du Code de la sécurité sociale).

[xlv]Article R. 161-71-3 du Code de la sécurité sociale.

[xlvi]      Cf.DUPEYROUX, Jean-Jacques, BORGETTO, Michel, LAFORE, Robert, Droit de la sécurité sociale, 18e éd., Dalloz, Précis, 2015, pp. 545-555.

[xlvii]     L’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (dit ONDAM) est un indicateur de maîtrise des dépenses voté par le Parlement dans le cadre des lois de financement de la Sécurité sociale annuelles. Le Conseil d’État a rappelé que si l’instauration d’un objectif prévisionnel d’évolution des dépenses médicales n’est pas, en elle-même, contraire au principe de protection de la santé, ce dernier implique toutefois que l’objectif soit fixé à un niveau compatible avec la couverture des besoins sanitaires de la population (CE, 30 avril 1997, n° 180838).

[xlviii]    Article L. 162-16-4 du Code de la sécurité sociale.

[xlix]      Cf.AZÉMA, Jacques, GALLOUX, Jean-Christophe, Droit de la propriété industrielle, 8e éd., Dalloz, Précis, 2017, pp. 429-430 et 464-472.

[l]     Article L. 613-16 du Code de la propriété intellectuelle.

[li]    Article 31 de l’ADPIC modifié le 23 janvier 2017.

[lii]   Les membres de l’OMC ont adopté un amendement entré en vigueur le 23 janvier 2017 qui autorise explicitement la production sous licence obligatoire de versions génériques de médicaments brevetés en vue de leur exportation vers des pays pauvres qui ont des capacités industrielles trop faibles (Article 31 bis de l’ADPIC modifié le 23 janvier 2017).

[liii]  Le médicament princeps est produit à partir de molécules brevetées, alors que le médicament générique est produit à partir de molécules dont le brevet est arrivé à expiration.

[liv]  Cons. const., 19 décembre 2013, n° 2013-682 DC, § 66-67.

[lv]   Depuis les années 1980, la financiarisation de l’économie reposant sur la spéculation a progressivement décorrélé les profits de la production et a promu un nouveau mode de gouvernance de type shareholderdans lequel les dirigeants cherchent à accroître la valeur actionnariale de l’entreprise afin de maximiser sa rentabilité financière.

[lvi]  Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen, Application du droit de la concurrence dans le secteur pharmaceutique (2009-2017) : Collaboration entre les autorités européennes de la concurrence en vue de favoriser l’accès à des médicaments abordables et innovants, 2019.

[lvii]Une enquête récente citée par ce rapport de la Commission permet de conclure que « les prix des médicaments innovants chutaient de 40 % en moyenne au cours de la période suivant l’entrée sur le marché des génériques […] [et] que lorsque les médicaments génériques entrent sur le marché, leur prix équivaut en moyenne à 50 % du prix initial du princeps correspondant ».

[lviii]      Articles 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et L. 420-1 du Code de commerce.

[lix]  Articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce.

[lx]   Règlement du Conseil de l’Union européenne n° 139 / 2004 du 20 janvier 2004 et articles L. 430-1 et suivants du Code de commerce.

[lxi]  Cf.SUPIOT, Alain, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015.

[lxii]Cons. const., 17 décembre 2015, n° 2015-723 DC, § 19 et 20.

[lxiii]      GEOFFARD, Pierre-Yves, « L’AMO ne suffit plus à garantir un accès aux soins sans barrière financière », in Regards, 2016 / 1, n° 49, pp. 157-163.

[lxiv]      ABECASSIS, Philippe, COUTINET, Nathalie, Économie du médicament, V, La Découverte, 2018, pp. 95-114.

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