Les gauches radicales au défi de l’Europe

Nous reconnaîtrons sans difficulté le caractère approximatif de l’intitulé du dossier de ce numéro : moins une problématique maîtrisée, que l’association de deux états de crise aux interactions aussi évidentes que difficiles à analyser.

Dans l’écheveau des contradictions – celles qui travaillent les différentes gauches radicales et celles minant l’Union européenne –, comment déterminer les antécédents et les conséquences, distinguer les prétextes et les causes ? Peut-être le défaut de réponse pertinente aux contraintes européennes explique-t-il la faiblesse des gauches. Mais si l’Union européenne poursuit son cours destructif n’est-ce pas parce que les forces progressistes se sont avérées impuissantes à imposer, contre la domination du bloc constitué entre social-démocratie et conservateurs, une rupture avec le néolibéralisme, laquelle obligerait à une réorientation de la construction européenne ?

Des interrogations de ce type ne renvoient pas uniquement à un débat abstrait, elles impliquent des questions existentielles.

L’accès de Syriza au gouvernement de la Grèce a suscité de formidables espoirs, avant que la politique menée ne les transforme en de terribles déceptions. Cette défaite de la gauche radicale grecque – que certains qualifient de capitulation, voire de trahison – représente pour toutes les gauches européennes un traumatisme, dont les effets sont loin d’être épuisés ni les leçons tirées. Reste l’idée qu’il est impossible de changer l’Europe, et qu’une gauche qui s’en donne l’objectif est condamnée à échouer, voire à se renier.

Si l’on se tourne vers le Royaume-Uni, on voit combien les grands bouleversements auxquels sont confrontées les différentes composantes de la gauche britannique, avec en son centre un Labour qui connaît des transformations inédites, ne permettent pas à celles-ci de définir une position commune quant au Brexit, permettant de leur donner prise sur le devenir de l’Europe.

À propos de l’Europe, pièges et manœuvres…

Les difficultés des problèmes posés ne doivent pas dissuader d’affronter leur complexité. Et d’abord d’en prendre la mesure.

Pour ce faire il convient d’échapper à la problématique qui assimile, sans autre forme de procès, Europe et Union européenne, et accepte de réduire l’Union européenne au pouvoir intergouvernemental, quasi étatique, qui s’est progressivement instauré au service des classes dirigeantes (lequel se voit désigné de manière métonymique par le nom « Bruxelles »). Celui-ci fait corps avec le néolibéralisme, et impose comme autant d’impératifs catégoriques les exigences antisociales (et par voie de conséquence anti-démocratiques) du capitalisme néolibéral, mondialisé et financiarisé.

Il s’agit d’un piège dans la mesure où cette trompeuse équation conduit à des conclusions faussement binaires : soit un choix pro-européen qui suppose d’accepter le néolibéralisme, soit inversement le refus du néolibéralisme impliquant la rupture avec le cadre européen (celui de l’euro a minima, et plutôt celui de l’Union européenne).

En fonction d’un tel cadre s’impose l’opposition de deux approches possibles de la question européenne. L’une, qu’on dira « européiste », prône l’ouverture au monde, et pour les sociétés européennes une intégration croissante de leurs économies et de leurs politiques comme seule perspective de progrès. L’autre, souvent dite « souverainiste », considère que, face au rouleau compresseur de la mondialisation et de l’intégration européenne sous contrainte néolibérale, le seul recours est celui du repli sur les cadres nationaux (selon des variantes allant du nationalisme le plus assumé jusqu’à la perspective de redéployer à partir de la nation réaffirmée des projets de dimension européenne).

Emmanuel Macron ne fait pas mystère de ce qu’il ambitionne à l’occasion des prochaines élections européennes. Il s’agit de parachever ce qui a été réalisé lors de l’élection présidentielle : l’affirmation d’un « bloc central » englobant, de part et d’autre du centrisme de droite et de gauche, une bonne part de l’espace politique du PS et une grande partie de la droite. Ce qui signifie de réduire les oppositions au gouvernement à la France insoumise, d’un côté, au Front national de l’autre, en taxant les deux de connivence. Avec le double pari que celle-là intégrera ou amenuisera les autres composantes de la gauche traditionnelle, et que celui-ci absorbera la droite LR radicalisée de L. Wauquier. Pour mener cette opération, un bistouri : le discriminant européen, qui devrait séparer les « pro » et les « anti » européens : d’un côté, les modernes, ouverts, progressistes et gagneurs, de l’autre, les conservateurs, fermés, rétrogrades et perdants. Des oppositions manichéennes qui trouvent du côté FN leur traduction symétrique dans le face-à-face entre « patriotes » et « mondialistes ».

On ne contestera pas à Macron l’habileté politique qui est la marque d’un tel projet. Celui-ci entre en résonance avec, à droite et à gauche, de multiples préoccupations politiques, soit pour partager la perspective macroniste, soit pour s’installer comme oppositions reconnues. S’il aboutit, le clivage gauche/droite se verra encore davantage dévitalisé, et un second quinquennat certainement garanti à Macron. Pourtant quel défaut de vision de la part de l’homme d’État qu’il veut être, de stature pour le moins européenne de surcroît !

Des enjeux européens majeurs

L’essai de Ivan Krastev, Le Destin de l’Europe, invite à adopter un autre angle de vue que celui des manœuvres politiciennes à la française, qui consistent à soumettre les thèmes européens à des objectifs de recomposition politique nationaux. Et à prendre la mesure de la profondeur des fractures qui parcourent l’Union européenne – entre Est et Ouest, entre Nord et Sud, entre métropoles et zones périphériques…– lesquelles menacent celle-ci de désagrégation. Au-delà de sa thèse centrale, selon laquelle la crise migratoire est le révélateur et le facteur déclenchant des dynamiques centrifuges désagrégatrices de l’Europe, Krastev met en lumière des données qui échappent aux perceptions par trop polarisées par des coordonnées occidentales.

En particulier la spécificité des régimes qui ont accédé au pouvoir en Pologne, Hongrie, Tchéquie, caractérisés de « démocraties illibérales ». Ils dénoncent les « politiques bruxelloises » en s’appuyant sur des majorités populaires, qui ont vu les grands espoirs qu’ils avaient placés dans l’intégration à l’Union européenne gravement déçus par la situation qui leur est faite, dès lors qu’elles subissent inégalités économiques et difficultés de toutes sortes, se voient menacées d’un déclin démographique, et se sentent menacées dans leur identité par l’arrivée de migrants, dont les dirigeants de l’Europe prétendent leur imposer des quotas d’installation.

On a vu avec quelle brutalité, hors des canons de la diplomatie, Emmanuel Macron s’adresse à ces gouvernements. Elle indique que pour lui la nécessaire avancée de l’unité européenne est envisageable par une prise de distance par rapport à ces pays, en assumant une Europe à plusieurs vitesses, ou comme juxtaposition de plusieurs cercles (un noyau central davantage intégré, et un, deux ou trois cercles de pays aux relations plus ou moins diversifiées et lâches avec ce noyau…).

Une telle perspective vaudrait officialisation du renoncement aux principes fondateurs de l’UE, le projet d’un espace ouvert promettant prospérité, paix et liberté aux peuples du continent, avec à partir des année 1990 la possibilité de réunifier celui-ci. Projet certes mis à mal par l’aggravation des inégalités de toutes sortes, des régressions sociales et démocratiques gravissimes, par le traitement infligé à la Grèce, puis avec le Brexit. Mais qui peut seul donner un horizon à une construction qui sans lui risque fort de divaguer et de perdre sens.

Surtout, comment ignorer que ce qui travaille en profondeur les sociétés de l’Est est à l’œuvre dans les sociétés de l’Ouest (confirmation que l’unification européenne, au-delà des paradoxes qu’elle génère, est bien une réalité) ?

La montée des extrêmes droites, pudiquement qualifiées d’eurosceptiques ou de populistes, ne se limite pas aux pays de l’ex-camp socialiste, et la participation de certaines au gouvernement, outre le cas de la Pologne, de la Hongrie, de la Tchéquie, est à présent une réalité en Autriche. Elles progressent aux Pays-Bas, en Allemagne (avec l’AfD et ses 92 députés), aussi en Italie, et en France les difficultés actuelles qu’il connaît ne permettent pas de sous-estimer ce que représente le FN.

À l’Est, l’argument central desdits populistes est de dénoncer la menace migratoire comme résultant d’un complot : « Les majorités anxieuses, explique Krastev, craignent que des étrangers envahissent leur pays et menacent leur mode de vie ; elles se montrent en outre convaincues que la crise actuelle est le résultat d’une sorte de conspiration menée de manière complice par des élites à la mentalité cosmopolite et des immigrés aux valeurs tribales » (p.39-40)

Nulle raison, hélas, que les ravages d’une telle idéologie soient cantonnées à l’Est de l’Europe ! Ne serait-ce que pour la raison évidente que le même néolibéralisme agit à l’échelle du continent, pour partout, sous des formes différenciées, aggraver les inégalités, enrayer les mécanismes de la démocratie représentative, priver d’espoir la majorité des populations et provoquer des crises de « gouvernance » génératrices d’instabilité et d’angoisse quant à l’avenir.

Avec ce qui se joue en Catalogne, et aussi à la lumière de la situation en Allemagne même, on comprend qu’il serait simpliste d’opposer les sociétés en bonne santé (plutôt à l’Ouest et au Nord) à celles qui seraient malades (plutôt à l’Est et au Sud). Il faut plutôt considérer qu’une grande crise démocratique est à l’œuvre partout, produisant des effets divers, et que des divisions analogues se manifestent sous des formes différentes à la fois entre États et au sein des sociétés…

Face au désarroi résultant de cette situation, il convient de rappeler le principe fondamental appelé à nous guider, qui est que les peuples d’Europe sont liés par un destin commun. L’histoire ne s’est pas privée de nous le rappeler régulièrement, pour le meilleur souvent, pour le pire parfois.

La gauche, radicale ou pas, ne saurait ruser avec cette réalité. Les obligations en découlant lui interdisent de céder aux sortilèges du nationalisme et de l’hostilité à l’égard des « autres »

Lorsque certains l’ont oublié, ils ont été amenés à partager la responsabilité des plus grandes catastrophes (l’Union sacrée, l’abandon de l’Espagne républicaine, les aventures colonialistes…). C’est au contraire en assumant la portée européenne et internationaliste des combats émancipateurs que la plus grande force a été donnée à ceux-ci (le soutien à la Révolution russe, la mobilisation antifasciste, la solidarité avec les luttes de libération nationale…).

Aujourd’hui, il ne s’agit pas de céder aux sirènes du déclinisme, qui entretiennent les passions mauvaises au sein des populations, ni de se payer de mots quant à la grandeur nationale qu’il conviendrait de restaurer (avec ou contre l’Europe selon ses propagandistes), mais de faire preuve de lucidité. L’Europe n’est plus le centre du monde (et ce de longue date), elle n’est pas le premier lieutenant d’États-Unis première puissance impériale régentant la planète. Reste qu’a l’heure où l’axe du monde bascule vers le Pacifique, l’Europe dispose d’une puissance économique, politique, culturelle qui l’oblige à l’égard de l’Humanité et de son devenir, et l’invite à unifier ses nations dans le respect de leur diversité.

En Europe, pour l’Europe, qu’ont à dire les gauches ?

Sans prendre la thèse d’Ivan Krastev concernant la question de la crise migratoire pour argent comptant, il faut lui reconnaître le grand mérite d’accorder une importance absolue à celle-ci au regard du devenir de l’Europe.

Dans le contexte actuel les distinctions anciennes entre « nationaux » et « immigrés » (les uns « légaux », les autres « clandestins ») n’ont plus guère cours, celles entre « réfugiés », « expatriés » et « migrants » se brouillent. Une réalité s’impose : le devoir d’hospitalité est concédé aux citoyens prêts à s’en acquitter (à leurs risques et périls s’ils se trouvent en situation de porter secours à des « illégaux »), quant aux gouvernements et États ils se chargent de protéger les populations installées de la menace d’un afflux incontrôlé de gens venus d’ailleurs sans en avoir le droit. Par quels moyens ? Des barbelés déployés à certaines frontières, des centre de rétention/détention, des hotspots dont on négocie la création dans des pays éloignés avec des régimes aussi recommandables que les gouvernements turc ou libyen… À quel prix ? Des milliers de morts en Méditerranée, dans le désert, des victimes du froid dans les Alpes, l’indignité de la situation faite aux hommes, femmes et enfants qui ont réussi à franchir tous ces obstacles. Et un déshonneur commun pour toute l’Europe dans la diversité de l’inhumanité dont les divers États font preuve.

Ainsi l’Union européenne, hier si fière, à juste titre, d’avoir aboli les frontières entre les pays la constituant, aujourd’hui se hérisse de nouvelles frontières, non seulement là où elles avaient été levées, mais d’autres, plus infranchissables encore pour certains, dans ses aéroports, aux rives de la Méditerranée, et projetées dans les lointains de ses arrières cours africaines et moyen-orientales. Avec à l’appui moult moyens diplomatiques, policiers et militaires déployés pour tenter de bloquer des êtres humains que rien ne saurait arrêter, parce que prêts à tous les sacrifices et à mourir pour franchir tous ces barrages mis à leur liberté de circulation.

Au final, ces politiques, par leur inhumanité, leur duplicité, et leur incapacité à concrétiser les discours tenus, aggravent le discrédit des gouvernements et renforcent les partis xénophobes et racistes.

À la gauche de dire ce qu’il en est. Rien ne peut véritablement arrêter ces mouvements de population, parce qu’ils sont provoqués par de puissants et implacables facteurs : la misère et les guerres, les conséquences des dérèglement climatiques, les inégalités économiques et sociales (qui expliquent une attractivité de l’Europe que ne saurait compenser la répulsivité du comportement de ses États), les dynamiques démographiques contrastées (déclinante en Europe, toujours en croissance en Afrique)… Sauf de fermer les yeux ou d’accepter le recours à des moyens d’une sauvagerie inégalée, il faut donc inventer les réponses politiques qui permettront de traiter humainement ces nouveaux habitants, de leur donner la place et le rôle qui doivent être les leurs.

Ces réponses ne seront pas proposées par des États serviteurs serviles du néolibéralisme, mais bien par des sociétés déterminées à rompre avec celui-ci.

D’où la question qui taraude les gauches radicales : une alternative aux politiques néolibérales d’austérité suppose-t-elle comme précondition la rupture avec l’Union européenne ? Laquelle se heurte à cette autre : un repli national ne conduit-il pas implacablement à davantage d’ultralibéralisme et d’austérité, à encore moins de démocratie, et à d’incontrôlables dérives antidémocratiques, autoritaires et xénophobes ?

Il est vrai que les faiblesses des gauches radicales ne sont pas la conséquence des effets du carcan européen, même si celui-ci les aggrave et tend à les rendre impossibles à desserrer. Elles résultent fondamentalement de l’incapacité à imposer une alternative au néolibéralisme, laquelle devrait être de portée pour le moins européenne. La fin du chômage structurel, de la précarisation croissante du travail, du recul sans fin des acquis sociaux, la revitalisation de la démocratie, la mise en œuvre effective d’une ambitieuse transition écologique… Autant de défis qui demandent à être levés pour le moins à l’échelle européenne.
Les réponses à ceux-ci doivent être assumées par une gauche digne de ce nom. À l’histoire de dire quelles seront les articulations entre les niveaux national et européen, lorsque les mobilisations populaires effectives rendront possibles de concrétiser ces nécessaires alternatives. Reste, dans l’immédiat cette fois, la nécessité de maintenir, entre illusion
«européiste» et tentation « souverainiste », le cap d’une refondation complète de l’Union européenne sur des bases sociales, démocratiques, écologistes et internationalistes.

Antoine Artous, Francis Sitel

ContreTemps n°36

(1) : Ivan Krastev, Le Destin de l’Europe. Une sensation de déjà vu. Éditions Premier Parallèle.

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