Le mystère de mai 68

À propos de mai 68, dans un livre publié en 1988, Henri Weber expliquait : « le mystère ne me paraît pas dissipé ». Cela en dépit des multiples théories et explications proposées. Il prenait « rendez-vous en 1998 » : « C’est alors que le bilan du mouvement de Mai pourra véritablement être tiré » (1). Nous voici en 2018, cinquante ans après. Pourtant il semble que l’heure du bilan définitif n’a toujours pas sonné. Le mystère demeure.

Dans la conclusion de son article dans ce numéro de la revue, avec une formule proche celle de Marx à propos de la Commune, Isaac Johsua lève en partie le voile : « l’apport essentiel de mai 68 est d’avoir eu lieu ». Il précise : « C’est bien ce que lui reprochent surtout ses détracteurs ». À quoi on pourrait ajouter que c’est aussi bien ce que ses partisans refusent d’oublier.

Cela dit, il n’y aura jamais sans doute reste de réponse définitive à la question du pourquoi mai 68 a eu lieu. Constat qui vaut invitation à encore remettre sur le métier le travail d’analyse critique de ce qui a eu lieu.

Entre chienlit et révolution

« Chienlit » pour l’un, « révolution » pour d’autres… L’une et l’autre approches ne sont peut-être pas si contradictoires qu’il paraît.

Plutôt que de recenser les compléments obligés dès lors qu’on invoque le mot de révolution – introuvable, trahie, interrompue…–, disons que mai 68 fut l’expérience vécue du pouvoir comme susceptible d’être disputé… Ce qui n’exclut pas l’une et l’autre caractérisation, ni l’exaltation de ceux qui ont cru au « tout est possible », ni la hargne de ceux qui ont senti vaciller leur domination.

Pour les deux, voilà qui ne s’oublie ni ne se pardonne. L’histoire est là pour en témoigner !

Mais qu’est-ce que le pouvoir ? Disons que le pouvoir c’est la force de l’ordre. L’expérience de mai 68 autorise une telle formulation. Dans la France des années soixante-dix, une fois tournée la page douloureuse de la guerre d’Algérie, l’ordre régnait sous la haute autorité du Général, détenteur d’un « pouvoir fort » » car « pouvoir personnel ». Homme du 18 juin 1940 et du 13 mai 1958, par deux fois il avait su arracher la bourgeoisie française à ses impasses et ornières, celles de la collaboration avec le nazisme d’abord, ensuite celle de la tentation militariste, colonialiste et fascisante. De Gaulle avait su se hausser à la hauteur de ces défis historiques et détacher le pays du marasme, lui tenant le discours de la « grandeur nationale », et le libérant des pesanteurs de la démocratie parlementaire (le « régime des partis »), pour le projeter dans l’avenir. Celui d’une modernisation économique à marche forcée réalisée au cours de la décennie des années soixante.

De la transformation en profondeur de la société au cours de la période des « Trente glorieuses » étaient nées des exigences nouvelles, de nature démocratique, et une aspiration au changement.

Ces exigences, particulièrement fortes dans la jeunesse, allaient éroder la légitimité gaulliste et vieillir le régime autoritaire imposé par lui.

Ayant subi comme une injure personnelle sa mise en ballotage lors du premier tour de l’élection présidentielle de1965, le Général était sourd à ces aspirations travaillant la classe ouvrière et la jeunesse.

Face au soulèvement de cette dernière, il répondit par le raidissement. Telle une insupportable gifle reçue, l’insulte de « chienlit » lui fut spontanément retournée : « la chienlit, c’est lui ! ». Un monarque démonétisé, des forces de police découvrant le face-à-face avec des étudiants qui occupaient la rue, érigeaient des barricades et assumaient la violence de l’affrontement avec l’État.

À cette première surprise de la possibilité inédite du désordre vint s’ajouter une seconde plus intempestive encore : celle du caractère contagieux de ce désordre… Contre toute attente, et en dépit des rappels à l’ordre de divers bords, loin de condamner les étudiants, partout dans le pays les ouvrières et ouvriers, en particulier les jeunes, se solidarisaient avec ces derniers, et partageaient leur « rage ».

Et ce fut la grève générale !

Voici la grève qui se généralise, tel un embrasement, avec occupations des usines, écho à celle de juin 1936. Celle dont Trotski avait expliqué : « Ce qui s’est passé, ce ne sont pas des grèves corporatives. Ce ne sont même pas des grèves. C’est la grève. C’est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs. C’est le début classique de la révolution » (in « La révolution française a commencé », 9 juin 1936).

Très vite, en mai 68, ce sont 10 millions de prolétaires qui cessent le travail, manifestent, occupent, débattent… La plus puissante mobilisation du peuple que le pays aura jamais connue.

Ce mai 68 français n’aurait sans doute pas existé si le monde n’avait été alors parcouru de grandes vibrations et marqué par une montée en puissance des forces populaires : la guerre au Vietnam, les rébellions en Amérique latine, les contestations de la bureaucratie dans les pays de l’Est… Mais la spécificité du mai 68 français est d’avoir condensé en quelques semaines des dynamiques de dispute du pouvoir. L’existence du pouvoir gaulliste ayant permis leur brutale convergence.

Une grève générale est nécessairement grosse d’enjeux de pouvoir.

Jusqu’où aller ? Est-ce que tout est possible ? Ces questions sont alors posées, et à leur sujet le débat reste ouvert.

Il est incontestable que De Gaulle et son gouvernement ont été déstabilisés sous la poussée d’une révolte étudiante qui avait permis que s’engage la grève générale. Ainsi qu’une effervescence de toute la société, sous la forme d’une prise de parole sans précédent et sans mesure. Un grand « moment de déprise de la quotidienneté », pour reprendre la formule d’Alain Schnapp. Situation qui entraîne la désagrégation des rapports sociaux existants et génère d’autres relations humaines que celles imposées jusque là par l’ordre bourgeois capitaliste. Un arrêt subit des mécanismes sociaux établis générant une onde choc qui allait agir au-delà de l’été 68, et cela tout au long de la décennie suivante…

Ainsi se trouvaient contestés tout à la fois De Gaulle, le « pouvoir personnel », donc le régime de la Ve République, au-delà de l’État, à travers ses forces de répression et en réaction à la menace d’une intervention de l’armée. Mais aussi le système capitaliste, par le refus des souffrances et mutilations infligées par l’exploitation du travail salarié, et l’aspiration à « ne plus perdre sa vie à la gagner ».

La révolution ?

Une révolution demande du temps, doit connaître des avancées et des replis, pour déployer toute sa puissance destructrice et transformatrice, et mériter pleinement son nom de révolution. Le mouvement de 68 connut la précipitation. Cela du fait des coordonnées spécifiques de la situation française, principalement la puissance de la grève générale et la polarisation résultant du « pouvoir personnel » avec De Gaulle à la tête de l’État. La crise ouverte exigeait d’être résolue rapidement, soit par l’accélération et l’approfondissement du « désordre », soit par le « retour à l’ordre »…

Le manque de temps, tel fut sans doute le talon d’Achille de ce titan.

Celui-ci buta sur des questions auxquelles il ne sut, ou ne put répondre. Fallait-il viser le renversement de De Gaulle ? Donc privilégier un changement de gouvernement et permettre le basculement vers un nouveau régime ? Enjeu du rassemblement le 27 mai au stade Charléty. Mais Mendès-France, sollicité pour se présenter comme disponible à une solution d’alternative à De Gaulle (2), se récusa. Et, surtout, pour ceux-là mêmes qui se rassemblaient à Charléty et pour nombre de celles et ceux qui allaient manifester le 29 mai à l’appel de la CGT, une telle perspective ne pouvait être convaincante et répondre à leurs aspirations. N’était-ce pas lâcher la proie pour l’ombre, céder le tout à une parcelle trompeuse ? En oubliant que le pouvoir, s’il s’exerce au pluriel (dans tous les organes de la société), se conquiert ou se conserve au singulier (par la mainmise étatique). Un tel mouvement saurait-il se satisfaire de réformes, pour améliorer, voire aménager un système capitaliste dont on doit se débarrasser si l’on veut, pour de vrai, « changer la vie » ?

Autant de questions qui se bousculaient sans que le « mouvement » soit en capacité de les maîtriser (3). Celui-ci n’eut pas les moyens de dissocier, pour les renouer différemment, les diverses composantes de sa confrontation au(x) pouvoir(s).

 

Du coup, la raison parut se réfugier du côté de ceux qui jugeaient que les agitateurs de ces questions n’étaient que des illusionnistes, promettant l’impossible pour ne vendre que du vent. Le sérieux, le solide, se concrétisa à partir de la convergence. entre, à droite, l’impératif du retour à l’ordre, et, à gauche, le discours des directions du PCF et de la CGT. Lequel développait l’idée que l’objectif réaliste était de recueillir les fruits de la mobilisation en termes de satisfaction des revendications, et de préparer une « avancée de la démocratie » à l’occasion de futurs rendez-vous électoraux.

L’heure n’était plus à rêver de la possibilité de l’impossible. Au final, Raymond Aron ne fut pas seul à considérer qu’un tel désordre relevait du « psychodrame ».

Révolution or not révolution, question non close ?

Alors que le brasier s’éteignait, on parla de « révolution manquée », voire de « révolution trahie »… Mais le doute s’insinuait quant à la pertinence d’user du mot révolution. Somme toute, l’idée d’une « répétition générale » (4) c’était aussi enregistrer son impossibilité à ce moment, et d’envisager le repli, pour préparer le round suivant (5).

Dans le dossier de ce numéro, plusieurs contributions (dont celles d’Alain Krivine et d’Isaac Johsua) confirment qu’aujourd’hui il paraît raisonnable de conclure à l’impossibilité de la révolution en 68. Faiblesse de l’auto-organisation, absence d’un parti révolutionnaire crédible, inexistence d’une solution gouvernementale alternative… Autant de données incontestables qui justifient un tel jugement.

Le problème est redoublé par celui de la difficulté de décider du bilan de mai 68 : échec ou non ? La question n’est pas réellement tranchée… D’où aussi des fidélités différentes à mai 68. Sans oublier la réflexion de Maurice Blanchot quant à la non pertinence de la question même, selon lui mai 68 portait l’idée « de ce que peut être un bouleversement qui n’a pas besoin de réussir, ou de parvenir à une fin déterminée, puisque, durant ou ne durant pas, il se suffit à lui-même et puisque l’échec qui finalement le sanctionne ne le concerne pas » (6).

Pourtant, une chose est d’admettre que les références aux modèles connus de révolutions (dont Octobre 17) ne pouvant pleinement s’appliquer à 68 « la révoution » n’était pas possible, autre chose est de récuser l’interrogation quant aux conséquences d’une éventuelle poursuite de la mobilisation. Eût-elle été en capacité d’inventer un scénario révolutionnaire aussi inédit qu’imprévisible ?

Laissons la question ouverte (7). Et n’oublions pas que, seuls, ni le parti gaulliste ni le patronat ne seraient parvenus à reprendre la main. Et qu’au demeurant l’intelligence de la classe dirigeante lui permit de comprendre qu’il fallait contenir la violence de l’affrontement (donc éviter le recours à l’armée, dont on dit que De Gaulle l’envisageait), et au contraire de convaincre le patronat de faire les importantes concessions qui autoriseraient une paix sans vainqueur ni vaincus permettant la reprise du travail. Et, plus tard, sous les auspices du même Pompidou, d’assurer la transition avec le départ de De Gaulle, et la réalisation des réformes sociales nécessaires à la poursuite de la « modernisation » économique.

 

Sévère leçon qui confirme que les difficultés à conserver le pouvoir sont sans commune mesure avec le défi de changer de pouvoir. La bourgeoisie est armée de longue date pour surmonter celles-là. Les dominés doivent toujours réapprendre comment relever celui-ci.

Reste que cinquante ans après, l’actualité du constat et la leçon demeurent actuels : Mai 68 a eu lieu.
Antoine Artous et Francis Sitel

 

Notes :

(1) : Henri Weber, Vingt ans après. Que reste-t-il de 68 ?(Seuil).

(2) : Une disponibilité que Pompidou affirmera, plus tard, et dans de toutes autres conditions. Fort de son rôle en mai 68, il écartera l’épouvantail du « chaos » qui suivrait inévitablement une mise à l’écart du Général…

(3) : On ne fut guère davantage armés quelques années plus tard lorsque Mitterrand, porté par l’Union de la gauche et le Programme commun de gouvernement, s’engagea à opérer la « rupture avec le capitalisme » et promit de « changer la vie ». Alors que se préparaient un nouveau « pouvoir personnel » conforme aux institutions de la Ve République, et un progressif ralliement au néolibéralisme, forme dure du capitalisme contemporain.

(4) : Daniel Bensaïd et Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale, 1968, Maspero.

(5) : Dans l’ouvrage évoqué, Henri Weber tire les conséquences de l’illusion qu’entretenait la référence à 1905 préparant Octobre 17, en optant pour une orientation différente : celle s’écartant de l’anticapitalisme en faveur de la voie de la réforme et de la démocratisation de la société.

(6) : Maurice Blanchot, Les intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion, 1996, Fourbis.
(7) : Prudence peut être également valable en ce qui concerne le précédent de 1936, l’autre grève générale.

 

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