La Tunisie confrontée à la révolution conservatrice

La Tunisie s’enlise dans les méandres d’une nouvelle expression de la révolution conservatrice

Mohamed-Chérif Ferjani*

 

Profitant du délitement de l’État et de la gestion calamiteuse des affaires par des pouvoirs aussi incompétents et corrompus que soumis à l’hégémonie des islamistes et de leurs alliés entre 2011 et 2021, Kaïs Saied a réussi à accaparer tous les pouvoirs par son coup d’État du 25 juillet 2021. Il lui a suffi, pour cela, de faire la promesse de mener jusqu’au bout et sans merci la lutte contre la corruption, de réaliser les objectifs de la révolution ignorés par ceux qui ont gouverné pour leurs intérêts dix ans durant, de débarrasser la vie politique du spectacle tragi-comique offert quotidiennement par une mascarade de Parlement et par des partis qui ont dégoûté les citoyen(ne)s de toute participation à la vie politique, voire de la démocratie, de purger la justice et les rouages de l’État de ceux et celles qui les instrumentalisent au profit des « ennemis intérieurs et extérieurs du peuple et du pays », etc. Le discours populiste du chef de l’État et de ses partisans a réussi à marginaliser les appels à la méfiance contre les perspectives d’une évolution vers l’instauration d’une dictature doublée d’un conservatisme qui n’a rien à envier au projet islamiste. Le rappel des similitudes entre les conceptions de Kaïs Saied – ou de ses partisans les plus zélés – avec celles de la révolution conservatrice, et plus particulièrement d’un Carl Schmitt saluant l’avènement de l’État fasciste avant de rejoindre le national-socialisme, n’a pas retenu l’attention de grand monde.

Près de deux ans après le coup d’État, l’évolution de la situation en Tunisie confirme les craintes exprimées par l’auteur de cette réflexion avant l’élection de Kaïs Saied à la présidence en 2019 et tout au long de son exercice du pouvoir avant et après le 25 juillet 2021 (1).

Après la dissolution du gouvernement et le gel des activités du Parlement, et malgré les appels, y compris de ceux et celles qui ont adhéré à son projet, lui demandant une feuille de route et un agenda pour sortir de l’état d’exception, le chef de l’État a persévéré dans la voie qu’il avait choisie pour mettre en place un système où il n’y a pas de place pour la démocratie représentative, pour les partis politiques, pour les corps intermédiaires, pour la séparation des pouvoirs ; pour un système fondé sur le lien direct entre le chef et le peuple, à l’instar de celui érigé par Louis Napoléon Bonaparte au lendemain de son coup d’État du 2 décembre 1851, avec un « homme-peuple » au dessus des institutions et des lois, décidant seul et légiférant par décrets, et un peuple réduit au statut de « masses » dont le rôle est d’acclamer son Führer et de le plébisciter.

Les décrets se suivent dans le même sens en vue d’instaurer un tel système :

° Sur la base d’une interprétation biaisée de l’article 80 de la Constitution de 2014, les décrets du 26 et du 29 juillet 2021 décident la révocation du chef du gouvernement, le gel de toutes les compétences du Parlement et la levée de l’immunité de tous ses membres ; le président s’arroge la présidence du ministère public avant la dissolution, onze mois plus tard, du Conseil Supérieur de la Magistrature et la mise en place, par décret-loi, en février 2022, d’un conseil provisoire, dont les pouvoirs sont redéfinis par un autre décret-loi – du 1er juin 2022 – donnant au chef de l’État le pouvoir de révoquer les magistrats, pouvoir lui permettant de révoquer aussitôt 58 juges accusés de corruption.

° Le décret du 22 septembre 2021 établit les « mesures d’exception » qui précisent les bases de l’organisation provisoire des pouvoirs, en confiant au président la « fonction » de légiférer par décrets-lois et supprime l’instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois. De même, l’article 22 du même décret donne au président la prérogative de procéder « à la préparation de projets de réformes politiques avec l’assistance d’une commission consultative dont il nommera les membres par décret, ces projets devront instaurer une démocratie véritable où le peuple sera le titulaire réel de la souveraineté et la source de tous les pouvoirs ».

Pour donner l’illusion d’une démarche basée sur la participation, le chef de l’État annonce, le 13 décembre 2021, l’organisation d’une consultation nationale en ligne, sur une plateforme numérique, au sujet des réformes politiques et des orientations économiques, sociales, culturelles, environnementales souhaitées par les citoyens en âge de voter, à partir de janvier 2022 et jusqu’au 20 mars. Une commission devrait, par la suite, traduire les souhaits ainsi exprimés en un projet de Constitution à soumettre au référendum le 25 juillet 2022.

Le 30 mars 2022, profitant d’une tentative de réunion virtuelle de l’Assemblée dont les activités sont gelées depuis le 25 juillet 2021, le chef de l’État dissout le Parlement et menace les députés de poursuites judiciaires et annonce, dans la foulée  – le 2 avril 2022 – que les élections ne seront plus au scrutin de liste à la proportionnelle en un seul tour, mais au scrutin uninominal à deux tours, sur la base des souhaits de celles et ceux qui soutiennent le processus amorcé le 25 juillet 2021, à l’exclusion du reste de la classe politique et des organisations contestant ce processus : seul le « peuple du président » a voix au chapitre.

L’absence d’une véritable organisation transparente de la consultation s’est traduite par une forte abstention : seulement 4,4 % des électeurs y ont participé. Le président décide alors de créer, par décret-loi du 19 mai 2022, une « Instance Nationale Consultative pour une Nouvelle République », instance chargée de préparer un projet de constitution à remettre au président avant le 20 juin pour le soumettre au référendum au plus tard le 30 juin, avec interdiction à ses membres de communiquer au public leurs travaux. Le jour où le texte est publié, le 30 juin 2022, les membres de l’instance découvrent un texte constitutionnel différent de celui qu’ils avaient proposé et s’en désolidarisent. Malgré toutes les irrégularités entachant le référendum et le processus qui y avait conduit, la Constitution du président est adoptée avec la participation de    30 % seulement des électeurs qui l’ont acclamée « massivement », avec 94,6 % de            « OUI ».

Outre la limitation des droits et libertés par l’institution d’une réserve de loi (article 55), l’article 5 constitue une sérieuse menace en stipulant que « l’État est tenu, dans la protection de la vie, des biens et de la liberté, de réaliser les finalités de l’islam ». Avec cet article confirmant les orientations conservatrices annoncées auparavant, Kaïs Saied a réussi là où l’islam politique, l’autre expression de la révolution conservatrice en Tunisie, avait échoué grâce à la résistance de la société civile et des forces progressistes et démocratiques qui considèrent, à raison, qu’une telle disposition représente une menace pour les libertés individuelles et pour les droits contestés au nom de la charia et des normes religieuses, quelle qu’en soit l’interprétation.

Pour ce qui est du système politique, il est centré sur la présidence de la République. L’organe législatif est scindé en 2 chambres : l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) dont les membres sont élus au suffrage universel direct, et l’Assemblée Nationale des Régions et des Districts (ANRD), dont les membres viennent – on ne sait pas encore comment – des assemblées régionales et des districts. Outre la limitation de leur pouvoir par la seconde chambre, les membres de l’ARP sont menacés par l’introduction de la possibilité de retirer leurs mandats par les électeurs. Les élections législatives organisées sur la base de la nouvelle Constitution (le 17 décembre 2022 pour le premier tour et le 29 janvier 2023 pour le second) ont battu tous les records d’abstention avec un taux de participation inférieur, pour les deux tours, à 12 % (11,22 % au premier tour et 11,40 % au second), amenant à l’Assemblée des députés sans liens politiques entre eux et sans programme national pour le pays.

Le président de la République, chef de l’exécutif, détermine la politique générale de l’État et dispose de l’initiative des lois ; le chef de gouvernement et son équipe sont désignés par lui et sont appelés à l’assister dans l’exécution de ses choix. Il n’est pas politiquement responsable devant le Parlement, contrairement à son gouvernement qui peut faire l’objet d’une motion de censure au cas où il s’écarte de la politique tracée par le président.

Des contre-pouvoirs prévus par la Constitution de 2014, les cinq instances constitutionnelles indépendantes, ne subsiste que la seule instance chargé d’organiser les élections, la fameuse ISIE, dont les membres ont prouvé, depuis le 25 juillet 2021, leur soumission totale au chef de l’État qui ne s’est pas privé d’en démettre ceux qui ont montré des velléités d’indépendance. Quant à la décentralisation, elle est à peine évoquée dans un chapitre ne comprenant qu’un seul article ! La récente dissolution des conseils municipaux et leur remplacement par des administrateurs nommés par le pouvoir montrent le sort qui leur est réservé.

Sur la base de cette Constitution et du décret-loi présidentiel du 15 septembre 2022, les élections législatives ont été organisées sans la participation des partis politiques, hormis les groupuscules qui continuent à soutenir, contre vents et marées, le projet du président.

Parallèlement à cette marche forcée vers l’instauration d’un système politique correspondant aux conceptions développées par Carl Schmitt (2), Kaïs Saied, tout en multipliant les gesticulations, aussi extravagantes et véhémentes qu’impuissantes, contre les « comploteurs connus de tous », « de l’intérieur et de l’extérieur », qui affament le peuple, l’empêchent d’exercer sa souveraineté, lui volent ses richesses, etc., ne fait rien pour traduire ses menaces et ses promesses en actes répondant aux aspirations d’une population qui n’en peut plus de voir ses conditions de vie se détériorer, l’économie du pays s’enfoncer dans une crise qui s’éternise et s’approfondit, les services publics se dégrader, les pays traditionnellement amis de la Tunisie s’en détourner à cause de discours et de choix insensés d’un président qui se gargarise de discours souverainistes ridicules. Il est allé jusqu’à imaginer un complot visant, depuis le début du XXesiècle, à submerger la Tunisie de populations subsahariennes pour en changer l’identité arabo-musulmane ! Un discours xénophobe dont l’objectif réel est de satisfaire les exigences du gouvernement fasciste en Italie lui demandant de faire jouer au pays le rôle de garde-frontières pour endiguer les flux migratoires sud-méditerranéens et sub-sahariens ! Applaudi par Éric Zemmour, ce discours attisant un racisme latent à l’égard des Noirs, subsahariens et tunisiens, met la Tunisie au banc de l’Afrique !

Les discours souverainistes aux accents identitaires xénophobes de Kaïs Saied, de l’islam politique partout où il a accédé au pouvoir, en Tunisie ou ailleurs, comme ceux de toutes les expressions de la révolution conservatrice partout dans le monde, n’ont jamais été synonymes de résistance aux injonctions des puissances tirant les ficelles de la mondialisation néolibérale ; ils ne sont que de la poudre aux yeux destinée à détourner l’attention de la connivence entre néolibéralisme et révolution conservatrice dont les politiques menées par les tenants de ces discours sont une parfaite illustration. Ce que la Tunisie vit sous la dictature de l’état d’exception de Kaïs Saied n’a rien d’une  « exception tunisienne » (3), ou d’une « anomalie » dans « l’exception arabo-musulmane » (4).  À l’ombre du mariage du néolibéralisme et de la révolution conservatrice dont le premier laboratoire fut le Chili de Pinochet, il n’est pas étonnant de voir la Tunisie s’enliser dans une crise sans précédent, et sans perspective tangible pour en sortir : pénurie d’eau et des denrées alimentaires de première nécessité rendant insupportable le coût de la vie, menace de faillite économique avec l’aggravation du chômage, aggravation des inégalités et montée des tensions sociales, multiplication des arrestations et des atteintes aux libertés politiques, syndicales et associatives, ainsi qu’à la liberté de la presse, sur fond de discours identitaires conservateurs et de dénonciation du « droit-de-l’hommisme » et de la démocratie représentative et formelle.

Le peuple tunisien ne pourra retrouver le chemin de sa révolution qu’en envisageant sa lutte comme un combat sur deux fronts : contre les politiques néolibérales et contre la révolution conservatrice, qu’elle soit sous la forme du nationalisme conservateur comme celui de Kaïs Saied, ou sous la forme d’un national-islamisme comme celui d’Ennahda et des autres expressions de l’islam politique ! Il est illusoire de croire qu’on peut combattre une expression de la révolution conservatrice en s’alliant avec une autre; et il est aussi illusoire de croire qu’on peut lutter contre la révolution conservatrice sans lutte contre les politiques néolibérales. Cela vaut pour la Tunisie comme pour tous les pays de la planète.

Notes :

(1) : Voir mes précédentes contributions dans ContreTemps et dans le journal tunisien en ligne Kapitalis, en particulier « Kaïs Saied a-t-il lu Carl Schmitt », « Les conceptions de l’État d’exception de Carl Schmitt à Kaïs Saied », et mon livre Néolibéralisme et révolution conservatrice, Tunis, Éditions Norvana, 2022.

(2) : Notamment dans Le gardien de la constitution, Essence et devenir de l’État fasciste, Légalité et légitimité, parlementarisme et démocratie, Théorie de la constitution, etc.

(3) : Voir Michel Camau, L’exception tunisienne, variation sur un mythe, Paris, Karthala, 2018.

(4) : Voir Safwan Masri, Tunisia, An Arab Anomaly, New York, Columbia University, 2017.

* Mohammed-Chérif Ferjani, professeur honoraire à l’Université Lyon 2, est président du Haut Conseil Scientifique du Timbuktu Institute, African Center for Peace Studies.

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