Regards sur la « perversion capitaliste », Entretien avec Diane Meur

Photo Marco Castro

Née à Bruxelles, Diane Meur est venue en France y mener de brillantes études de lettres (ENS) et vit depuis lors à Paris. Par ses traductions de l’allemand et de l’anglais, elle a rendu accessibles des textes d’auteurs aussi divers qu’Erich Auerbach, Tariq Ali, Paul Nizon, Robert Musil, Stefan Zweig…, mais on lui doit aussi un essai sur son activité de   « passeuse » (Entre les rives. Traduire, écrire dans le pluriel des langues, La Contre-allée, 2019), et une série de romans qui, depuis 2002 (La vie de Mardochée de Löwenfels, écrite par lui-même, Sabine Wespieser), ont séduit critiques et lecteurs par leur rythme, leur construction et leur érudition mi-grave mi-enjouée, enjambant souverainement périodes et contextes sociaux ; récompensé par le Prix du Roman historique, Les Vivants et les Ombres (Sabine Wespieser, 2007) montrait aussi les ravages à répétition des nationalismes et des conflits de territoire.

Paru en 2020 et réédité 2022 en format poche, Sous le ciel des hommes (roman, Sabine Wespieser, 340 pages) rompt avec cette veine historique en revenant aux fameuses « trois unités » de temps (le nôtre), de lieu et d’action, recette parfois pleine d’efficacité comme on le voit ici. Ce nouveau volume frappe aussi par son ambition, puisqu’il y est question de rien de moins que de « la déraison capitaliste » envisagée sous des angles variés, et souvent avec des approches que seul le roman permet. Des critiques s’en sont émus[1] : est-ce bien un sujet de roman ? Sur ce point et d’autres,  D. Meur a bien voulu répondre aux questions de ContreTemps.

 

ContreTemps : votre roman est un livre-gigogne, le récit que vous signez enchâssant l’écriture en direct d’un pamphlet et l’abandon progressif d’un autre livre qui se voulait un « bestseller », et dont on ne lira pas une ligne. Et il a au moins deux titres, selon qu’on le lit d’une traite, ou qu’on marque une pause, un silence, presque une virgule, entre les trois premiers mots et les deux derniers, on y reviendra. Peut-être moins explicitement que dans d’autres romans, comme La Carte des Mendelssohn (2015, réédité en poche en 2016), vous livrez pourtant là des indices sur la manière dont vous avez écrit ce livre, quitte à renverser la chronologie…

Diane Meur : Je dois d’abord souligner que Sous le ciel des hommes n’est pas une subite rupture avec une « veine historique » qui aurait été la mienne dès le début. Dans presque tous mes romans, comme vous le dites, d’ailleurs, j’enjambe non seulement les contextes sociaux mais aussi les périodes : ainsi La Carte des Mendelssohn n’est pas seulement la saga d’une très nombreuse famille mais aussi un roman d’autofiction, avec des sections entières écrites à la première personne et des extraits de mon journal berlinois de 2012. Les Vivants et les Ombres est plus homogène dans sa forme mais il couvre, avec quelques va-et-vient et pointillés, près de cent trente ans d’histoire de la Pologne. Les Villes de la plaine, qui semble le plus éloigné de l’époque présente par son allure de péplum antique, est peut-être un des plus contemporains dans sa teneur : une fable politique sur les monothéismes et la démocratie. De façon générale, je parlerais donc plutôt de « romans transhistoriques » qu’historiques à proprement parler.

Mais j’en reviens à Sous le ciel des hommes. Vous l’avez deviné, l’écriture de ce livre a été mouvementée et sinueuse. J’ai en effet successivement envisagé d’écrire un roman sur l’exil, un pamphlet anticapitaliste, le récit d’un voyage aux sources de la Dordogne dans une période très difficile au plan privé, récit que j’aurais programmatiquement intitulé, tiens donc, Remonter le courant[2]… Puis j’ai compris que tout cela « allait ensemble » : pour écrire le livre que j’avais vraiment envie d’écrire, il fallait me débrouiller pour y faire coexister ces divers ingrédients. Car, publié tel quel, le pamphlet manquait d’assise, de polyphonie et d’illustrations concrètes. La perversion qui marque parfois les relations privées ou familiales ne s’éclaire que si on la met en rapport avec la perversion de certains régimes politiques ou systèmes socio-économiques, et inversement. Un roman d’actualité sur les migrants s’exposait aux risques déontologiques dont un de mes personnages prend conscience (instrumentaliser son sujet humain de documentation), et à mon goût il aurait manqué de profondeur historique, etc.

… En parlant de profondeur historique, je trouve frappant qu’en français on n’emploie le mot « migrant » que depuis quelques années, comme pour désigner une réalité nouvelle, alors que les migrations sont aussi anciennes que le monde humain. Sans remonter trop loin dans le temps, il y a eu des millions de « migrants » en Europe entre 1933 et les années de l’après-guerre, mais on les appelait « exilés », « réfugiés »,   « personnes déplacées », et tout le monde est aujourd’hui d’accord pour montrer du doigt les affreux xénophobes qui se plaignaient de leur nombre et voulaient les renvoyer chez eux. C’est pourtant exactement ce qui se reproduit aujourd’hui. Un des ressorts de la perversion, que ce soit à l’échelle intime ou à l’échelle globale, c’est d’effacer sans arrêt le passé ou de le réécrire en renommant les choses, en faisant disparaître un visage sur une photo, en occultant les échos entre époques différentes. Voilà pourquoi, dans Sous le ciel des hommes, le sans-papier Ghoûn tombe en arrêt devant une plaque commémorative rappelant qu’un poète connu a trouvé asile là pendant la Seconde Guerre mondiale, et est bouleversé par cette communauté d’expérience que personne autour de lui ne veut voir.

 

CT : Il faut évoquer le cadre historique, politique, économique, social… où vous situez votre récit, et insister sur ce qu’il a de « réaliste » et de paradoxalement convaincant dans sa fiction. Nous sommes une année indéterminée du temps présent, entre la fin de l’automne et le début du printemps, dans un grand-duché d’Europe centrale concentré sur la capitale qui lui donne son nom, Éponne, sommeillant au bord d’un lac, dépourvu de toute industrie, précisez-vous, et dont toute l’économie repose sur les activités de la banque et de la finance ainsi que sur divers                      « services », bref un État qui fait penser au Liechtenstein ou au Luxembourg, à cela près qu’on y parle le français – on serait là plutôt en Suisse romande. Un lieu très « probable », presque le « paradis » où rêvent de vivre les chantres de l’ultralibéralisme, et où la politique est réduite au minimum – juste des mesures gouvernementales pour réprimer davantage l’immigration, car ce pays « prospère » a immanquablement ses immigrés, autre sujet central de votre livre… Comment vous y êtes-vous prise pour réussir cet assemblage ?

D. M. : « Dépourvu de toute industrie »… ma foi, vous lisez de très près ! En effet, on apprend vers la moitié du livre que, dans ce paradis fiscal prospère tel qu’il est campé au premier chapitre, il y a aussi des zones déshéritées, d’anciennes banlieues ouvrières où toutes les usines ont fermé depuis un bon moment. Probablement parce qu’elles ont migré (il n’y a pas que les hommes qui migrent, les entreprises et les capitaux aussi) vers des pays où le coût du travail était vertigineusement plus bas. Profitez de la promo demandez pas d’où ça vient, comme nous dit en chanson un des coauteurs du pamphlet pour qui j’ai une affection particulière, parce qu’il se sent, à tort, un peu complexé intellectuellement, et à qui j’ai donc confié le chapitre de pamphlet le plus délicat à écrire, le plus dialectique, celui sur la consommation.

Tout ça, en effet – je veux dire la banque, la finance, l’ultralibéralisme que vous évoquez – ne tient debout qu’à condition que nous achetions encore et toujours, que nous « consommions », un verbe qui implique l’idée d’absorption puis de mise au rebut la plus rapide possible, pour permettre le renouvellement et faire « tourner la machine» économique. Sans en avoir conscience peut-être, nous sommes des acteurs indispensables de ce système, qui pourtant nous met au rebut, nous aussi, dès que l’occasion s’en trouve : parce qu’on est trop vieux, parce qu’on coûte trop cher, parce que ce qu’on fait peut être accompli à moindre frais de façon automatisée ou à l’autre bout du monde.

En fait, le micro-État d’Éponne est un peu un leurre destiné à endormir la méfiance, dans un premier temps. Devant ce grand-duché de carte postale ou d’opérette, le lecteur n’y croit pas tout à fait : c’est un décor, il ne s’agit pas du monde réel, nous sommes dans une construction artificielle, de l’ordre de la satire. Or, peu à peu, il apparaît que si, c’est bien le monde réel. Cette histoire pourrait se passer, à quelques détails près, dans n’importe quel pays occidental d’aujourd’hui. Et s’il y a « décor », artificialité, jeu d’apparences, c’est au nom du réalisme, justement : ce que j’essaie de montrer, c’est la société du spectacle dans laquelle nous vivons, et dont les ressorts sont mis à nu au fil du livre.

… Pourquoi l’Europe centrale ? Oh, parce que c’est une zone avec laquelle j’ai pas mal d’affinités, j’ai toujours été fascinée par cette mosaïque de peuples, de langues et de religions à la croisée d’anciens empires. Et puis, je ne sais pourquoi, j’ai ressenti dès le début le besoin de camper ce roman dans un univers très continental, loin de toute mer, environné de montagnes, où de petits États peuvent se retrouver coincés entre des gros, jouer un rôle de plaque tournante, dans une culture de quant-à-soi et de méfiance par rapport à l’extérieur. À Éponne et Landvil (la capitale du grand-duché est constituée de deux villes, comme Buda et Pest), il y a à la fois de belles vues dégagées, avec ce grand lac qui fait effectivement penser au lac de Genève, et une atmosphère étouffante de prison à ciel ouvert. J’ajouterais aussi un élément un peu hanté, très légèrement fantastique, que je rattacherais plutôt à Prague, un ingrédient slave, en tout cas.

CT : Pour les trois principaux « sans papiers » qui traversent cette ville et votre récit, votre recours constant au présent de narration, ainsi que les      « bullshit jobs » où vous les montrez s’activer pour survivre, font souvent penser au Désert de Le Clézio (1980), mais sans espoir de happy end. Vous montrez très justement la panique, le désarroi provoqués par l’imposition autoritaire de procédures administratives « dématérialisées », sous couleur de « rationalisation », de « modernisation » de l’administration. Il faut disposer d’un téléphone portable en état de marche, savoir s’en servir, maîtriser le jargon des services, tomber à la bonne heure…

D. M. : Oui, en somme les deux sans-papiers Ghoûn et Semira (car Hossein, lui, a obtenu le statut de réfugié politique, ce n’est pas explicitement dit mais c’était une condition à son hébergement) font l’expérience, sous une forme extrême, de ce que peut aussi vivre un chômeur ou même un salarié, qu’il soit précaire ou non – notez que le personnage de Sylvie, socialement à l’autre extrémité de l’échelle, est tourmentée par un désarroi qui s’exprime très différemment, mais autour des mêmes thèmes : une pression permanente à « s’adapter », à « se mettre à jour » comme on peut le dire d’un logiciel, à donner satisfaction sous peine d’être laissée au bord du chemin. Étrange monde, où l’être humain n’est jamais à la hauteur… Mais à la hauteur de quoi ?

Ghoûn, avec sa simplicité qui est aussi une clairvoyance, est consterné de devoir, pour survivre, faire un métier qui ne sert à rien, distribuer des prospectus publicitaires atterrissant directement dans les poubelles ou par terre. Ça l’accable, c’est contraire à ses valeurs qui restent encore celles d’une société de subsistance. La cadre sup’ Sylvie, elle, a trop intériorisé celles de son propre monde pour parvenir au même constat. L’utilité de son emploi est une question qu’elle ne se pose jamais, tant elle est obnubilée par ses stratégies de réussite et la peur d’être placardisée. D’ailleurs, rappelez-vous, les  « bullshit jobs » dont parlait David Graeber dans son livre ne sont pas forcément des emplois mal payés. Ce sont avant tout des emplois vides de sens, et le fait est qu’ils prolifèrent. Un comble, dans un monde où tant de besoins criants ne sont pas satisfaits et où, par ailleurs, on ne cesse de dire aux gens, ou à certaines catégories de gens, qu’ils sont en trop.

« Si vous croyez que vous êtes le seul ! », se voit dire Ghoûn par l’employée teigneuse qui traite son dossier de demande d’asile. C’est sans doute ce qu’elle se verra dire elle-même un jour, puisque chez eux aussi il est question de « rationalisation » et de réduction d’effectifs. Cela dit, dans cette machine administrative digne de Kafka (ce n’est pas pour rien que je vous parlais de Prague !), il n’y a pas que des monstres. Il y a aussi cet autre employé plutôt bienveillant, mais – voilà pour moi un bel exemple de perversion – dont la patience et la gentillesse sont tout entières détournées vers l’accomplissement d’un sale boulot : exposer, à des gens incapables de les mettre en œuvre, des directives sibyllines dont le seul but concret est de satisfaire un électorat qu’on devine de plus en plus gagné par la xénophobie. Expulser des étrangers, c’est quand même bien plus simple que de résoudre des problèmes sociaux.

CT : Un de vos personnages centraux est un reporter-écrivain à succès, à qui son éditeur propose cyniquement un « coup », héberger un réfugié le temps de recueillir le récit de ses épreuves pour faire « pleurer dans les chaumières ». Parmi les péripéties qui finalement vont le décider à renoncer, il y a ce conseil reçu de la « rewriteuse » envoyée par l’éditeur pour le mettre au travail : « remonter le courant », qu’il interprète en scrutant son propre passé familial et la mécanique de groupe qui a poussé son frère aîné au suicide. Cela fait penser à L’Effort pour rendre l’autre fou, le classique d’Harold Searles (1977 en français). Faut-il y voir un autre cas de la « perversion capitaliste », en même temps qu’un exemple d’introspection permettant de commencer à s’en libérer ?

D. M. : Je saisis l’occasion pour mettre les points sur les I, par rapport au titre que vous avez donné à cet entretien. Il va de soi pour moi que toute perversion n’est pas par définition capitaliste, et plus généralement que tout système de domination n’est pas forcément pervers. Il y en a de simplement brutaux, où il ne s’agit que d’écraser dans le sang tout ce qui remue. Mais la perversion caractérise les systèmes de domination          « avancés »: avec un certain raffinement et une redoutable efficacité, elle rend presque superflues la contrainte ouverte et la violence déclarée car, dans un système pervers, les règles tacites sont intériorisées, le dominé se trouve modifié, insidieusement persuadé qu’il a consenti à son sort ou qu’il en est responsable. Il est aussi poussé à adopter le point de vue du dominant en prenant part, en fermant les yeux sur ce qui se passe juste à côté de lui, en se dégradant à ses propres yeux par de petites lâchetés quotidiennes, de menues compromissions plus ou moins raisonnées. Le maître mot n’est peut-être pas    « rendre l’autre fou », mais l’amener à se mépriser. À ce titre, certaines méthodes managériales sont redoutablement perverses, et j’ai été très frappée par les observations de Danièle Linhart sur les procès France Telecom, sur le travail d’amnésie qui était opéré par la direction pour amener des salariés à oublier leurs propres valeurs, à se disqualifier à leurs propres yeux au point, pour certains, d’aller jusqu’au suicide.

            Dans le roman, l’histoire familiale du journaliste me permet de décortiquer les ressorts d’un système pervers à petite échelle : en l’analysant, Jean-Marc Féron touche du doigt comment il a été, enfant, poussé à fermer les yeux, à épouser l’abjection, à prendre part à ce qui était bel et bien une destruction psychique. Et lui-même, sous sa carapace de succès et d’assurance, en a été détruit, même si dans son cas ce n’est pas irréversible. Cette histoire-là est une illustration en contrepoint, qui va s’entretisser avec la réflexion menée par les auteurs du pamphlet pour apporter (j’espère) quelques lumières sur le fonctionnement d’un tel système. Mais ce qui s’est produit chez les Féron quarante ans plus tôt n’a rien à voir, en soi, avec le capitalisme. Il se trouve qu’ils appartiennent à la moyenne bourgeoisie, mais les drames résultant d’un système familial dysfonctionnel peuvent survenir dans n’importe quel milieu social.

Ce que je trouve spécifiquement pervers dans le capitalisme, c’est le fait de dévoyer l’intelligence de l’être humain, son ingéniosité et son savoir-faire techniques, sa capacité à s’associer et à œuvrer collectivement, vers des buts qui (on le voit de plus en plus clairement aujourd’hui) se retournent contre l’être humain, le rendent obsolète, détruisent son cadre naturel de vie et accroissent les inégalités. C’est aussi le fait de tabler sur ce qu’il y a de plus bas dans l’homme – la rivalité, la cupidité, le calcul égoïste – et de poser comme allant de soi qu’il n’existe rien d’autre. Le pamphlet, et le roman dans son ensemble, invitent à renverser la perspective : et si c’était l’esprit de solidarité qui était premier dans l’homme, et le calcul égoïste, le résultat pervers d’un long conditionnement ?

CT : Parlons plus en détail de ce pamphlet, intitulé Remonter le courant et sous-titré Critique de la déraison capitaliste. Il est écrit par un groupe d’amis qui livrent à tour de rôle leur propre chapitre, avec la diversité de tons, d’approches et d’analyses qui va avec. Faut-il voir une leçon dans cette « polyphonie » ? Et dans l’inachèvement du pamphlet, une invitation à le compléter en concevant son propre chapitre, jusqu’à ce que chacun ou chacune ait élaboré sa vision personnelle des choses ?

D. M. : Absolument ! Et voilà une des raisons qui m’ont fait renoncer à mon idée initiale de publier le pamphlet tel quel. Je ne tenais pas à asséner un discours déjà clos sur lui-même et porteur d’une unique voix, la mienne. Dans le roman, le pamphlet reste en cours d’élaboration, c’est-à-dire encore susceptible d’être nuancé, amendé, approfondi par les membres du groupe… voire par les lecteurs, en effet, si l’envie leur en prend. Il se veut une invitation à penser, plutôt qu’une thèse posée de façon péremptoire.

Et puis, cette écriture à plusieurs mains me permettait de mettre en scène un fonctionnement de groupe coopératif et acéphale. Personne n’y est meneur, personne n’aspire à le devenir, chacun y participe selon ses moyens et sa sensibilité propres, il n’y a pas de ligne, même si les chapitres finissent par former un ensemble assez cohérent.

De plus, fédérer une pluralité de regards, d’approches et de méthodes autour d’un projet commun n’était pas seulement un exemple de fonctionnement possible que je voulais mettre en scène. Cela me permettait aussi de faire résonner tour à tour des sources d’inspiration dont il aurait été difficile de faire une synthèse rigoureuse, au plan conceptuel et théorique. Apparemment il n’est pas impensable (puisque c’est mon cas) d’être simultanément nourrie par Bergson, l’École de Francfort, Benjamin, Ernst Bloch et Günther Anders, sans compter Guy Debord et Pierre Clastres que j’oubliais. Mais concilier tout ça au sein d’un essai articulé, bigre, ç’aurait été un sacré travail, dont je ne me sentais pas capable et dont je ne vois d’ailleurs pas la nécessité.

Dans cette espèce d’éclectisme, il y a peut-être un rapport avec mon autre métier, celui de traductrice. Pendant que vous traduisez quelqu’un, vous êtes obligée de vous glisser dans sa pensée ou sa façon de voir, ne serait-ce que pour bien la comprendre et pouvoir lui donner voix. Ça ne veut pas dire que vous y adhérez définitivement, mais peut-être que ça donne une certaine souplesse, une propension à accepter la diversité y compris en soi-même. Donc, quand je lis des textes théoriques, ce n’est pas avec un œil de théoricienne qui ensuite, par le commentaire, la critique et l’approfondissement, tentera de produire une réflexion propre et parfaitement homogène. Je suis frappée par une idée, une image ou un schéma de pensée qui vont bourgeonner en moi, mais peut-être dans un sens ou dans un contexte très différents de leur origine. Plutôt que d’éclectisme, je devrais peut-être parler de bricolage au sens de Lévi-Strauss dans le premier chapitre de La Pensée sauvage : la capacité à utiliser ce qui est là, à le réagencer à sa façon, à « faire avec »des matériaux hétéroclites et des outils improvisés.

CT : Dites-nous en davantage sur cette formule, « remonter le courant », dont vous suggérez les ambiguïtés. Combattre le capitalisme et ses méfaits n’implique pas de revenir à ce que Lévi-Strauss (puisque vous en parlez) aurait appelé des sociétés primitives, à « l’enfance de l’humanité », ou au     « mode de vie des Amish », récemment objecté contre les militants de l’écologie politique… Quel « courant » faut-il « remonter » en premier lieu selon vous, celui du « mythe du progrès » et du « développement    technique » qu’incriminait Walter Benjamin[3] par exemple ?

D. M. : C’est vrai, nous avons eu droit aux « Amish », après « la lampe à huile et la marine à voile »… Quiconque s’attaque au mythe du progrès s’expose au risque d’être ainsi tourné en ridicule, et ridiculiser l’adversaire est une arme bien commode, elle dispense d’argumenter.

Mais regardons un peu comment fonctionne cette arme, car c’est une façon en petit de remonter le courant. La domination perverse ne tient pas tellement à débattre, ni à convaincre rationnellement. Elle pose d’emblée une alternative fabriquée de toutes pièces, et ensuite, sans vous laisser le temps de l’examiner, elle vous prend de court :      « Vous voyez bien que vous voulez ceci, puisque dans le cas contraire cela impliquerait que vous voulez cela », en l’occurrence une chose parfaitement absurde et risible. Eh bien, non. Développons tranquillement notre propre cadre de pensée, démontons les présupposés qui nous sont balancés comme une évidence. Je ne connais personne qui souhaite sérieusement vivre comme les Amish, faire sa comptabilité sur un boulier-compteur, ou subir des opérations chirurgicales sans anesthésie s’il a le choix. Est-ce que ça nous interdit pour autant de nous demander si chaque évolution qui nous est présentée comme un progrès en est forcément un ?

Après mes développements sur l’ingéniosité humaine, le savoir-faire et                  le  « bricolage », il devrait être clair que je ne suis pas du tout hostile à la technique,     au contraire elle entre pour moi dans la définition même de l’être humain. Nous nous sommes démarqués de l’animalité en devenant homo faber, en accumulant un savoir sur le monde naturel et en développant un raisonnement sur la matière, une réflexion sur la façon d’atteindre tel résultat par tel moyen, etc. « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », comme disait Élisée Reclus. – Au fait, vous allez rire parce que c’est assez paradoxal, mais lors de ce voyage de 2017 vers les sources de                     la Dordogne, je lisais l’Histoire d’un ruisseau de Reclus, qui décrit la descente d’un cours d’eau ! Mais le paradoxe n’est que de surface. Pour comprendre comment fonctionne un appareil, il est souvent nécessaire de le démonter d’abord. Voilà : en résumé, ma              « remontée du courant » est une sorte de démontage.

Non non, je n’ai pas oublié votre question… Là où le progrès technique devient problématique, c’est quand il se trouve couplé à l’idée de profit. Voilà ce qu’avaient déjà compris les luddites anglais, qui n’étaient pas les brutes obscurantistes qu’on en a fait ensuite, ni les apôtres d’une violence aveugle, comme certains « continuateurs » qui se sont abusivement réclamés d’eux. C’étaient des ouvriers très qualifiés, souvent alphabétisés – chose rare, vers 1800 –, qui simplement refusaient que leur expertise technique ait été exploitée pour l’élaboration de machines destinées à être maniées, non pas même par eux, mais par leurs femmes et leurs enfants, une main-d’œuvre beaucoup moins chère[4]. Dès qu’il s’agit, non plus d’améliorer la vie et d’épargner des forces physiques, mais de vendre toujours plus en réduisant toujours plus les coûts, ledit          « progrès technique » va apporter tout sauf un progrès humain, social, environnemental, et même politique, si l’on prend la politique comme capacité à faire société ensemble, une capacité qui paraît aujourd’hui très menacée.

CT : Quid de la « déraison capitaliste » évoquée dans le sous-titre du pamphlet ? Apparemment il ne s’agit ni de « l’éclipse de la raison » au sens de l’École de Francfort, ni de « l’irrationalité du capitalisme » mise en évidence par des marxistes critiques comme Karel Kosik. Il s’agit de la raison qui fonctionne et qui déraille ou délire en permanence, caractéristique de diverses maladies mentales. Pourquoi cette référence, est-ce plus qu’une comparaison ?

 D. M.: Oh, ce sous-titre a été choisi par un des coauteurs du pamphlet, un vieux soixante-huitard allemand qui trouvait drôle de calquer cette formule sur la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique de Kant. « Déraison » est donc employé sans grande rigueur ici, je vous ai dit que je n’étais pas théoricienne… Si le terme vous a fait penser, même en creux, à l’éclipse de la raison et à l’irrationalité du capitalisme, tant mieux car c’est grosso modo ce que j’avais à l’esprit.

Pourtant il y a bien quelque chose de fou, au sens clinique, dans ce système dont aucun acteur humain n’a plus l’air de vraiment tenir les rênes et qui avance de lui-même vers la destruction de toute chose. Chaque décision à court terme y est prise au nom du « réalisme », de la « rationalité » économique mais, à plus long terme et plus généralement, la raison (au sens fort) en semble totalement absente. Cela fait penser au mécanisme du délire qui, à ce que j’ai compris, est en fait un effort de rationalisation d’une personne que sa psychose a coupée du réel, et qui se tisse un récit, très convaincant à ses yeux, destiné à remettre de la cohérence et du plausible là-dedans.

 

CT : Le lecteur a-t-il raison de voir des symboles dans les atmosphères et les saisons ouvrant et fermant le roman, d’un côté un novembre crépusculaire et désespérant, de l’autre les signes avant-coureurs du printemps ?

D.M.: À vrai dire, je n’y avais pas tellement réfléchi. Tout n’est pas calculé dans une œuvre de fiction, le hasard joue un rôle, les circonstances et l’état d’esprit aussi. Après cette longue maturation dont j’ai parlé au début de cet entretien, il se trouve que je me suis enfin lancée dans l’écriture en une fin de novembre, une saison que je n’aime pas beaucoup et où j’ai toujours l’impression qu’on s’enfonce irrémédiablement dans les ténèbres. Commencer un travail dans une atmosphère aussi peu propice, c’était une façon de combattre la sinistrose, de remonter mon « mauvais courant » à moi. Et pour mieux le remonter, j’ai fait de cette atmosphère un thème, j’ai tenté de la mettre au service de ce que j’étais en train d’écrire.

Ensuite, c’est de la cuisine romanesque. Les premiers chapitres étant assez précisément datés, et l’intrigue reposant sur plusieurs échéances précises elles aussi – la remise du manuscrit de Féron à son éditeur, le recours administratif déposé par Ghoûn, les réunions bimensuelles du collectif Remonter le courant, le séminaire d’entreprise de la cadre sup’ Sylvie… –, j’étais tenue dans la fiction par un calendrier assez strict, d’autant plus que l’action est ramassée sur deux ou trois mois à peine. Oui, je sentais que cette intrigue devait se jouer sur très peu de temps. Peut-être pour mieux donner à voir une sorte d’instantané de la situation mondiale, et de point de bascule où tout reste encore possible.

Ainsi tenue par mes dates, j’ai fait avec, en bonne bricoleuse. On avance dans la saison, la nature se modifie par petites touches, les personnages s’y adaptent ou en sont affectés. Mais le calendrier n’est pas seulement une contrainte, il peut aussi faire naître des occasions. Ainsi quand je me suis dit : Ah, mais on arrive aux fêtes, ce serait bizarre qu’il n’en soit pas question – et hop, j’envoie un personnage en visite dans sa banlieue natale le matin de Noël, sur des trottoirs jonchés de bouteilles vides, d’emballages de cadeaux et d’objets mis au rebut parce qu’on en a reçu des neufs, et ce personnage y puise les idées pour son analyse du consumérisme dans le futur pamphlet.

La promenade dans les vignes que font Ghoûn et Semira, je l’avais initialement imaginée au printemps, parce que c’est leur seul instant de bonheur ensemble et que j’aurais voulu leur offrir l’occasion d’un peu plus de sensualité. Mais à ce point de l’intrigue, on n’en était qu’en janvier et je ne pouvais pas tout remanier en conséquence. J’ai donc dû inventer un jour d’hiver particulièrement clair et doux, où il n’y a pas de neige, et finalement, de la nudité du paysage et de cette sensualité obligée de se brider, j’ai pu tirer quelque chose : on sent qu’ils n’auront pas droit à plus, et c’est encore plus déchirant et plus miraculeux, cet amour entre deux êtres qui pourraient à tout moment être séparés, comme une petite flamme résiste au milieu de la tempête.

Quant aux « signes avant-coureurs du printemps »… si vous regardez bien, concrètement il n’y en a pas ! Et je suis très contente que vous ayez cru en voir : apparemment j’ai réussi à vous suggestionner, par le vent printanier d’utopie qui souffle au sein du collectif Remonter le courant, et aussi par la renaissance qui s’amorcent chez d’autres personnages dans les derniers chapitres.

Je vous taquine, là, mais au fond je crois que vous avez touché juste avec votre question. Je disais qu’il y a du hasard dans une œuvre de fiction, mais il y a aussi de l’inconscient, des choses qui nous viennent et dont on ne comprend qu’ensuite qu’elles sont à leur place, qu’elles font sens. Même si le passage de l’automne au printemps n’était pas un symbole voulu, il est en adéquation avec une dimension que je voulais évoquer dans le livre : le fait que le temps est soumis à des cycles, que l’Histoire n’est pas linéaire, et que les vaincus d’hier seront peut-être les vainqueurs de demain. D’ailleurs, quand je vous parlais de Prague au début, c’est aussi parce qu’en écrivant j’avais en tête Schweik dans la Seconde Guerre mondiale de Brecht, et en particulier la « Chanson de la Moldau », qui rappelle que les pires moments de l’Histoire ne sont justement qu’un moment : « La nuit compte douze heures, puis déjà revient le jour »… Et s’il arrive qu’il soit plusieurs fois minuit dans le siècle, ce n’est pas pour autant que la lumière ne revient jamais.

CT : Vous vouliez ajouter quelque chose, j’ai l’impression…

 D. M.: Oui, à ce propos je voulais revenir sur ma réponse à votre question précédente, et sur l’argument du passéisme brandi contre quiconque n’est pas d’accord avec l’état des choses présent. Cet argument, on pourrait le reformuler ainsi : Allez, vous êtes les vaincus de l’Histoire, alors acceptez-le, adaptez-vous, « faites-vous une raison ». Mais, sérieusement, qui est en mesure d’identifier les vaincus et les vainqueurs d’une Histoire qui n’est jamais terminée et reste perpétuellement à faire ?

Tenez, un personnage comme le grand-père de Stan dans le roman, cet homme complètement dépassé par son époque et que son petit-fils lui-même considérait alors comme un vieux con (je cite, hein), aujourd’hui il serait à la pointe de la modernité, avec son atelier de recyclage et sa manie de tout récupérer pour remettre en état les divers biens de consommation mis aux ordures par ses voisins.

CT : Outre le titre du pamphlet, il faudrait évoquer le titre du roman. A-t-on raison de voir d’un côté « le ciel », sans frontières, où circulent librement les oiseaux – ils traversent aussi le roman –, et de l’autre « des hommes » prisonniers à divers titres et selon des modalités différentes des frontières, des États et des questions de nationalité ?

D. M.: C’est une des interprétations possibles, mais j’assume le fait que ce titre est polysémique, ouvert, à l’image du choix que je voulais laisser au lecteur autant qu’aux personnages du roman. En fait ce titre m’est venu très tôt, en lisant L’Air et les Songes de Bachelard (je reviens souvent à Bachelard quand je ne sais plus où j’en suis, c’est une formidable source d’inspiration), notamment les passages où il évoque en effet la liberté de l’oiseau dans les airs, et ceux sur Shelley – poète éthéré, mais aussi témoin de l’industrialisation très brutale de son pays, et rattaché y compris familialement au mouvement anarchiste anglais de l’époque.

Au départ, dans mon esprit, c’était un titre assez sombre : à côté du ciel libre de l’oiseau, quel triste ciel que celui des hommes, ou ce qu’ils en ont fait… Voilé de vapeurs industrielles et d’enfumages idéologiques, morcelé en espaces aériens, c’est-à-dire barré par des frontières, comme si le morcèlement de la terre en États et en domaines ne suffisait déjà plus… Mais j’avais à peine eu l’idée de ce titre qu’il m’en est apparu une autre interprétation, positive : le ciel des hommes, ce peut être aussi la matérialisation de leur propre liberté, un ciel nettoyé de toute transcendance et où ils peuvent projeter une infinité de possibles, de mondes nouveaux. La formule est ambivalente, parce que l’humanité l’est aussi, étant capable du pire comme du meilleur.

Entre ces deux pôles interprétatifs, je me suis ensuite amusée à glisser dans le roman diverses variations sur la façon de comprendre le titre, je crois qu’il y en a bien une dizaine. Certaines sont anecdotiques et relèvent presque du jeu, mais la plupart sont sérieuses : l’appropriation de la formule par les différents personnages permet d’exprimer leur « sentiment du monde » à chacun, avec des oppositions parfois diamétrales, tout en les rattachant tous à quelque chose de commun malgré ce qui les sépare.

Pour la pauvre Sylvie, le ciel des hommes n’est qu’un faux ailleurs, un ciel d’agence de voyage, du rêve en boîte ; pour Ghoûn, c’est un ciel devenu tracassier, étriqué, sans promesses, contrairement au vaste ciel éternel et divin de son enfance ; pour le vieil universitaire Waizer, à qui les membres du collectif dédient leur pamphlet, c’est tantôt le ciel de l’utopie, tantôt le seul espace concret qui échappe encore à la privatisation du monde… Mais tous sont sous le même ciel. Par cette multiplicité de points de vue, je voulais à la fois faire naître une sorte de scintillement dialectique et suggérer une communauté de destin, même si elle est invisible de prime abord. Quoi de commun entre le demandeur d’asile Ghoûn et la cadre sup’ Sylvie ? Pourtant, sans qu’ils se connaissent, sans qu’ils se croisent une seule fois dans le roman, leurs vies sont liées, les actes de l’une ont des répercussions directes sur ce qui arrive à l’autre – on pourrait dire la même chose de l’humanité dans son ensemble, même si l’idéologie s’emploie à camoufler ces liens, et à diviser.

CT : En parlant de division, votre double activité de traductrice et de romancière n’est-elle pas une « condition » résultant de la « division du travail » capitaliste, moins inconfortable, dévalorisante ou déshumanisante que celles de vendeuse, d’aide ménagère ou même de femme « cadre sup’ » comme celle que vous mettez en scène ?

D. M.: Hum, votre question est peut-être marquée par quelques préjugés car, personnellement, je ne vois rien de déshumanisant à faire mon propre ménage, ni à passer la serpillière ou à tenir la caisse dans la coopérative où je me ravitaille. Comme quoi, à petite échelle il n’est pas impossible de contrer quelque peu la division du travail, et qui sait si beaucoup de petites échelles ne permettent pas de monter à l’assaut           du ciel ?

Mais, vous avez raison, c’est avant tout la division du travail qui dévalorise certaines tâches. Quand on ne fait plus que ça, qu’on est privé de toute initiative et nié dans sa propre utilité, pourtant irréfutable en l’occurrence (il a fallu la crise Covid pour que les gens « découvrent » à quel point les caissières de supermarché, et tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement, étaient indispensables), tenir une caisse devient en effet terriblement usant et dévalorisant.

Ne pas être salariée, contrairement à la cadre sup’ Sylvie – un personnage qui m’inspire à la fois de l’horreur et de la pitié, un vrai personnage tragique, en somme –, c’est-à-dire garder la main sur ce qu’on veut accomplir, sur l’usage qu’on fait de son temps, sur ses choix de vie en général, est évidemment une liberté inestimable et à laquelle j’aurais du mal à renoncer. Maintenant, devoir en permanence poser les cadres de son propre travail et en définir soi-même la direction n’est pas toujours très confortable ni très reposant, comme vous vous en doutez.

CT : En quoi cette double activité qui est la vôtre vous semble-t-elle particulièrement compromise par l’évolution actuelle des sociétés capitalistes ?

D. M.: Je ne suis pas sûre qu’elle le soit particulièrement. Certes, il y a peu je lisais dans les pages « Économie & Entreprise » du Monde un article sur le rôle croissant de l’intelligence artificielle dans l’édition, pour traduire des textes bien sûr, mais même bientôt pour rédiger sans auteur des romans dans lesquels, j’ai noté la formule,                « la récurrence des modèles narratifs est de mise », ceux de la collection Harlequin par exemple. On se sent un peu découragé, quand on lit ça. Mais il serait naïf de penser que seuls les traducteurs et les auteurs sont menacés dans leur existence par le recours  à l’IA : de plus en plus de métiers sont concernés, y compris parmi les plus prestigieux.

C’est un danger qui a été souligné de bonne heure par la critique de la technologie – laquelle critique n’est pas forcément anti-technique, je le souligne de nouveau, et parfois elle émanait même d’informaticiens. La technologie nous a été « vendue » comme un moyen de libérer l’être humain des tâches les plus pénibles et de lui permettre de s’épanouir dans des activités plus intéressantes et plus valorisantes. La logique marchande étant ce qu’elle est, c’est presque le contraire qui s’est produit. Le plus intéressant – choix, prises de décisions, réflexion sur les fins, définition de ce que devrait être le bien commun… – est de plus en plus délégué à des machines, j’entends    « machines » au sens très large, vous pourriez remplacer par « algorithme »,                   « mécanismes du marché » ou autre, et l’être humain reste cantonné dans des tâches tout aussi ingrates et aliénantes : gardien ou agent de maintenance de la méga-machine, simple rouage pour ce qui ne peut provisoirement pas encore être automatisé,                 et producteur bénévole de données, qui seront paraît-il l’or noir du xxie siècle.

C’est là que je reviens à l’idée de déraison. Une partie de l’humanité ne mange pas à sa faim, manque d’eau potable, cherche vainement un emploi ou s’échine dans des sous-emplois qui suffisent à peine à sa subsistance, etc., et on consacre des sommes folles, des ressources intellectuelles prodigieuses, à développer des dispositifs qui vont faire à notre place ce que nous avons plaisir à faire et qui donne sens à notre vie ? Le monde marche sur la tête.

CT : Avoir abordé cette réalité, ce carcan capitaliste mondial aliénant et déprimant, par le biais du roman et de la fiction, est une « liberté » qu’on vous a reprochée. En quels sens divers la revendiquez-vous, pour vous-même et vos lecteurs ?

D. M.: C’est quand même malheureux, n’est-ce pas ? de se voir reprocher sa liberté, autrement dit ce que nous pouvons atteindre de plus beau. Bon, blague à part, il est toujours gratifiant de se draper dans le rôle de l’incompris mais je ne vais pas monter en épingle ce jugement négatif d’une seule journaliste, alors que les réactions en général étaient plutôt élogieuses.

Ce que je note avec un certain amusement, après avoir publié six romans chez Sabine Wespieser, c’est que la critique se montre toujours plus réservée face à ceux qui sont ouvertement politiques : Raptus, Les Villes de la plaine ou celui dont nous parlons ici. Les Vivants et les Ombres, variation sur la question nationale, ou La Carte des Mendelssohn, qui déconstruit à cœur-joie la notion d’identité et de « racines », sont tout aussi politiques à mes yeux, mais ils empruntent des chemins qui dérangent moins, de la part d’une femme : la saga familiale, la sphère intime, l’exploration de la psychologie et de l’affectivité des personnages. Alors je ne m’étonne pas que dans Sous le ciel des hommes, quelqu’un tolère les nombreux éléments relevant de l’affectivité et de l’intimité, mais rejette le pamphlet, qui en est pourtant l’ossature et donne sa signification à tout le reste. Trop masculines, la forme du pamphlet et les affaires de la cité ! Retournez à vos moutons, madame la romancière, et laissez les messieurs discuter entre eux de ces questions pendant qu’ils sont au fumoir.

            … D’accord, j’arrête de rire, vous m’avez déjà expliqué que ça nuisait à la qualité de votre enregistrement. Que voulez-vous, je suis rieuse de nature, moi. À ce propos, je voudrais rappeler que le « carcan capitaliste mondial » décrit dans le pamphlet est certes assez déprimant, mais que le livre ne l’est pas ! Il y a certes du tragique, mais beaucoup de passages sont très drôles, on me l’a fait remarquer. Et on s’amuse bien, dans le collectif Remonter le courant. Ce sont cinq ou six personnes qui, selon les critères courants, n’ont pas particulièrement réussi leur vie, mais ils savent en profiter, de cette vie, assez joyeusement et librement.

Ce qui me ramène au thème de la liberté. Comment je la revendique pour moi-même et mes lecteurs, je crois l’avoir déjà un peu expliqué. Je vais me borner à ajouter que je la revendique également pour mes personnages, et c’est aussi pourquoi le roman est loin d’être aussi sombre que vous le décrivez. Contrairement à ces livres où                 « la récurrence des schémas narratifs est de mise », j’ai essayé de poser ici des schémas narratifs tout sauf prévisibles, au point qu’on ne peut plus guère parler de schémas. Les multiples fils narratifs s’entrelacent et se fécondent les uns les autres, tracent un motif qui n’était pas attendu au départ, ils créent de l’entièrement nouveau. Beaucoup de personnages, au lieu d’incarner simplement des « types » psychologiques ou sociologiques, vont sortir de leur rôle car j’ai voulu les laisser libres de leurs actes, de leur évolution : monstrueuse chez Sylvie (cas d’école d’une victime de l’oppression perverse, qui ne trouve d’exutoire qu’en se vengeant sur plus faible qu’elle), mais bouleversante chez le journaliste vedette, qui semblait creux, vaniteux et cynique au départ, une vraie tête à claques, et qui, dans la souffrance, se révèle peu à peu capable de renouer avec sa profondeur, et par là aussi avec son humanité.

Propos recueillis en février 2022

par Gilles Bounoure

 

[1] Par exemple Monique Verdussen, La Libre Belgique, 26 décembre 2020 : « Oui au roman de Diane Meur, non au pamphlet trop didactique qui l’accompagne », avec des « idées exprimées de façon trop cérébrale pour ne pas être, précisément, anachronique ici », etc. Reproche risible dès qu’on se réfère à l’histoire de la littérature, et à celle du roman spécialement.

[2] « Remonter le courant, ou les aventures d’une métaphore, 2016-2019 », in Les Moments littéraires n° 45 (2021), pp. 213-226.

[3] W. Benjamin, Thèses sur la philosophie (ou le concept) de l’histoire, IX, « Il n’y a rien qui ait été au plus haut point corrupteur pour le mouvement ouvrier allemand que de croire qu’il nageait en même temps que le courant » (« Es gibt nichts, was die deutsche Arbeiterschaft in dem Grade korrumpiert hat wie die Meinung, sie schwimme mit dem Strom »).

[4] J. van Daal, La Colère de Ludd, L’Insomniaque, 2012 ; C. Biagini et G. Carnino (éd.), Les Luddites en France. Résistance à l’industrialisation et à l’informatisation, L’Échappée, 2010.

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