Le Covid et les Diafoirus néolibéraux

À propos de B. Stiegler, De la démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation

Gallimard, « tracts », 64 pages, janvier 2021.

Le long entretien qu’elle avait accordé à ContreTemps (n° 44, janvier 2020) avait fait mesurer toute l’ampleur du champ d’observation de Barbara Stiegler, non seulement l’histoire des idées politiques qu’elle enseigne à l’Université Bordeaux Montaigne, mais aussi les prises de décisions successives des pouvoirs publics dans les secteurs de l’université et de la recherche, ainsi que dans ceux de la santé et de l’action sociale, sur lesquels elle mène des recherches particulières. Soit presque tous les thèmes que la revue a dû aborder récemment dans autant de « dossiers ». On ne sera pas surpris de voir B. Stiegler revenir sur ces sujets dans un nouvel essai, De la démocratie en Pandémie, qui complète sa pénétrante analyse des injonctions néolibérales et de leurs présupposés pseudo-darwiniens, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019).

S’appuyant sur le jugement autorisé de Richard Horton, rédacteur en chef du périodique de référence The Lancet, B. Stiegler rappelle qu’il n’y a pas aujourd’hui, scientifiquement parlant, de « pandémie » liée au nouveau coronavirus, mais une           « syndémie », par accumulation sur les individus et les sociétés de risques ou de fragilités de divers ordres, non seulement les « comorbidités », l’expansion des maladies non infectieuses chroniques liées au mode de vie « moderne », mais encore les atteintes à l’environnement et à la planète, le démantèlement des services publics, et maintes autres dégradations imputables aux gouvernements de ces dernières décennies. En revanche, ce terme – obsédant y compris dans son sens premier – de « pandémie » paraît bien correspondre à une réalité inédite, l’apparition d’un « nouveau continent mental, parti de l’Asie pour recouvrir l’Europe », puis l’Amérique, un « continent aux contours flous et évolutifs, mais qui risque de durer des années et pourquoi pas des siècles ». « Continent mental »justiciable d’une capitale initiale, mais aussi de ce regard politique qu’avait porté Tocqueville sur la jeune république états-unienne dans ce qui aura été longtemps la bible des libéraux, son fameux De la démocratie en Amérique (1835-1840).

D’où le titre de l’essai de B. Stiegler, qui signale au passage combien Tocqueville redoutait la « tyrannie de la majorité », et a transmis cette peur à ses héritiers libéraux, favorables à la démocratie pourvu qu’elle soit « domptée par ses classes dirigeantes », seul moyen d’endiguer « le dangereux pouvoir de la masse ». Mais telle ne serait définitivement plus leur position « en Pandémie », ils se seraient intégralement ralliés aux thèses du libéralisme autoritaire élaborées à la fin des années 1930 et appliquées par la suite en divers pays et sous diverses appellations, thatchérisme, ordolibéralisme, etc. Avec des inflexions inédites jusqu’il y a peu, leur modèle de société n’étant plus aujourd’hui celui que pouvait promouvoir par exemple l’École de Chicago, mais plutôt celui mis en place dans divers États du Sud-Est asiatique, combinant injonctions morales (tirées des traditions les plus éculées, du temps où toute obéissance était due au « Fils du Ciel »), surveillance de masse (par les outils électroniques les plus up to date) et répression rarement soucieuse de la dignité humaine.

Si Tocqueville lui sert un peu – et très brièvement – de punching ball, B. Stiegler tire des réflexions plus graves de l’œuvre posthume de Marc Bloch (1886-1944), L’Étrange défaite (1946). En quoi ce réquisitoire contre les faillites, les inerties et les complaisances des élites dirigeantes françaises, rédigé dans les mois suivant l’armistice négocié entre Pétain et Hitler, pourrait éclairer les événements récemment survenus dans ce pays et d’autres de situation comparable, c’est ce que s’efforce de montrer la suite de cet essai, sous forme de contribution à l’histoire contemporaine. L’auteure y passe successivement en revue « le confinement : ni stratégie, ni complot, mais panique et entêtement (17 mars-10 mai 2020 », « le déconfinement : l’immense déception d’une société déconfite (11 mai-31 août 2020) », puis le « reconfinement : le basculement dans une longue nuit sans Noël (1er septembre-20 novembre 2020) ». La « défaite » n’est pas ici celle de troupes dont E. Macron aurait pris la tête en se parant, le 16 mars 2020, des oripeaux dérisoires de chef de « guerre », mais bien celle de la démocratie, à la fois dans son fonctionnement habituel si insatisfaisant, dans son droit positif aujourd’hui pour partie « suspendu » au nom de l’« état d’urgence », et dans ses principes de                      « perfectibilité » (ainsi qu’écrivait Condorcet) excluant d’emblée toute limitation.

Concluant son récit le 14 décembre 2020, B. Stiegler vérifie par l’analyse des événements récents ce qu’elle avançait dans « Il faut s’adapter », souvent d’après des éléments plus anciens, concernant les vues ultimes des néolibéraux : évacuer tout débat public, étouffer toute critique, remettre toute décision d’intérêt collectif au                         « bon plaisir » de quelques-uns, infantiliser citoyens et citoyennes pour les ramener à la condition de « sujets », et réaliser le programme thatchérien : pas de société,                    « seulement des familles et des individus », à classer et à « gérer » selon leurs                 « aptitudes », leurs « compétences » et leurs « mérites ». Rouvrir L’Étrange défaite lui inspire cette notation supplémentaire : comme en 1940, les responsables du désastre sont des vieillards, au moins mentalement. Ainsi de l’actuel Premier ministre, naguère en charge d’un « déconfinement » si habilement mené qu’il déboucha sur un autre          « confinement », et qui déclarait en novembre 2020 qu’augmenter « le nombre de lits » de réanimation reviendrait à laisser « se développer l’épidémie », radotage moliéresque de celui qui avait entrepris, en 2006, le démantèlement de l’hôpital public en y instaurant la « tarification à l’acte »

On se souvient du refrain entonné par tous les Diafoirus réunis à la fin du Malade imaginaire : « Clysterium donare, postea seignare, ensuitta purgare… maladus dust-il crevare ». Les actuels praticiens – ou plutôt docteurs gardiens du dogme – de la thérapeutique néolibérale ont pour cibles non seulement la démocratie et la société civile (sans laquelle la première se réduirait à des mots), mais plus gravement encore la jeune génération d’aujourd’hui, privée de toute perspective et de toute espérance, depuis sa première admission à l’école jusqu’après sa sortie des études et l’entrée dans ce qu’on continue à appeler sans rire « la vie active ». B. Stiegler aligne ici des exemples qui lui sont particulièrement connus, où élèves et étudiants sont « gérés », de préférence à distance, même plus comme des « sujets » mais comme des marchandises, dans une omniprésente et obsédante « logique de flux », la même, notamment, qui a été imposée à l’hôpital public ou dans la « gestion » de l’épidémie.

Ce retour à Marc Bloch permet enfin à B. Stiegler d’en appeler au sens de l’Histoire et à la capacité de mesurer la gravité des événements présents, qualités dont seraient pourvus, estime-t-elle avec optimisme, celles et ceux auxquels elle s’adresse, du fait de leur appartenance aux « professions intellectuelles » et de l’exercice de diverses responsabilités publiques, dans l’éducation, la santé, le droit, la recherche, etc. Certes vivre « en Pandémie » n’est pas survivre sous la botte nazie, B. Stiegler évite soigneusement un tel parallèle, et protester ou entrer en résistance contre ce totalitarisme doux qu’est l’« état d’urgence » néolibéral n’engage pas le risque de succomber comme un Marc Bloch sous les sévices d’un Klaus Barbie. Les privations et les dangers ne sont pas les mêmes, on veille aussi à ce que tout cela reste à peu près tolérable…

Reste que de même qu’une situation de guerre ininterrompue fut une bonne occasion de soumettre à la loi militaire de la Wehrmacht (puis de la SS) la population civile de           « la France à l’heure allemande », et d’y cultiver ce que Philippe Burrin, dans l’ouvrage du même titre (Le Seuil, 1995), a définitivement dénommé « l’accommodation »,          de même l’épidémie toujours en cours aura été une « aubaine » pour imposer, sans réelle opposition, à la fois des contre-réformes d’une ampleur (et d’une violence) sans précédent et des règles de comportement contrariant nombre d’habitus qui naguère       « faisaient société », sans qu’il soit possible de se dérober aux unes comme aux autres. Comment en sortir, voit-on la moindre aide « alliée » se préparer à débarquer                  « en Pandémie » pour mettre fin à ce régime ? Les vaccins ? Il en faudra évidemment d’autres pour amoindrir les effets de nouvelles épidémies que la plupart des spécialistes donnent comme inévitables et de plus en plus rapprochées, tandis que se poursuit la réduction des moyens alloués à l’hôpital public (aux informations reproduites par          B. Stiegler, p. 50 et suivantes, ajouter les résultats de l’enquête que continue de mener la rédaction de Bastamag, avec « la carte des hôpitaux concernés »).

À celles et ceux qui ne se résignent pas à « s’accommoder », ni ne se résolvent à vivre le reste de leur existence « en Pandémie » et sous le coup d’« états d’urgence » successifs (après le « sanitaire », viendront le « climatique », le « chimique », etc.), B. Stiegler recommande pour finir de « constituer des réseaux de résistance capables de réinventer la mobilisation, la grève et le sabotage, en même temps que le forum, l’amphithéâtre et l’agora », car « l’esprit de l’Université devrait se répandre partout où se transmet du savoir » – son « esprit », non certaines des pratiques actuelles qu’on peut y observer, lâches ou complaisantes, pointées à diverses reprises dans les pages précédentes. Mais au-delà de l’enseignement et de la recherche universitaires, sur lesquels B. Stiegler se penche de manière privilégiée et justifiée – du fait de son métier et de l’importance de ces secteurs du point de vue démographique et en ce qu’ils engagent d’avenir collectif –, c’est le même espoir de construction de « réseaux de résistance » et de capacité à formuler de nouvelles propositions démocratiques qu’il faut continuer à défendre et à répandre, au travers de ce vieil outil des révolutionnaires et des « gauches de transformation », l’éducation populaire, qui ne saurait exister que mutuelle, c’est-à-dire égalitaire.

Gilles Bounoure

 

 

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