Entretien avec Alexis Corbière

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« Une force démocratique, c’est une force dont les adhérentes et adhérents décident la stratégie »

ContreTemps : L’association L’Après, de par son nom, indique un « avant », celui d’une rupture, politique, collective et personnelle, avec La France insoumise et avec Jean-Luc Mélenchon… Cette rupture : quand ? Pourquoi ? Selon quelles modalités ?

Alexis Corbière : J’aimerais, si tu me le permets, commencer par un rappel chronologique. Avant de parler de L’APRÈS, j’ai besoin d’évoquer le maintenant et même de rappeler l’avant. Notre association a été créée en mai 2024. Il s’agissait de fonder un club de réflexion politique. Il devait faciliter l’organisation matérielle d’initiatives : rencontres, débats, études, publications. Dans le contexte d’accumulation des tensions au sein de la NUPES depuis l’automne précédent, nous étions quelques-uns, à l’intérieur du groupe parlementaire de LFI, à ressentir la nécessité de réfléchir aux conditions du maintien de l’unité de la gauche et des écologistes. On ne pouvait pas ignorer que tous les indicateurs annonçaient une progression électorale et idéologique de l’extrême droite.
Sur ce dernier point, je ne cultive aucun catastrophisme, mais j’appelle à la lucidité. Tous les voyants sont au rouge. Entre 2017 et 2022, Marine Le Pen a progressé de 24 % au second tour face à Macron. Si elle avance encore dans la même proportion elle sera mécaniquement quasiment à 50 % des suffrages la prochaine fois. J’ajoute que la courbe de progression en voix du RN est de 32 % entre les élections européennes de 2019 et celles 2024, de 60 % aux législatives de 2024 par rapport à 2022. Donc, pour la première fois de notre histoire nationale, l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite par la voie électorale est possible. Ce risque n’existait pas de manière aussi profonde en 2016 quand nous avons fondé LFI. Nos stratégies, mais aussi nos propositions programmatiques, doivent donc intégrer cette menace. Une stratégie politique n’est pas un catéchisme. Elle doit s’adapter en permanence au contexte. L’union est aujourd’hui une première condition nécessaire pour empêcher la victoire du RN, même si ce n’est pas la seule. Enfin, si l’extrême droite l’emportait, nous ne subirions pas une défaite électorale de plus, comme la gauche en a déjà connues devant la droite ou le macronisme. Il ne s’agirait pas d’un changement de degré des politiques actuelles, mais de nature. Le projet fondamental de l’extrême droite n’est pas celui du macronisme que nous subissons, quoique ce dernier soit très dur. J’ai sur ce point un désaccord net avec les analyses de la direction de LFI. Dans un ouvrage récent, Clémence Guetté, co-présidente de l’Institut La Boétie – l’organe de formation et de réflexion théorique de LFI –, affirme que « le deuxième quinquennat Macron ressemble à un quinquennat Le Pen ». Non. L’extrême droite, ce n’est pas du macronisme ou même du sarkozysme radicalisé. Les forces qui poussent le RN vers le pouvoir feront basculer le pays dans un affrontement d’une toute autre ampleur. Ne banalisons pas la menace vitale que le RN représente pour la République démocratique et les acquis du mouvement ouvrier.

CT : Pourquoi avec tes amis avez-vous jugé nécessaire de « défendre l’unité » ?

A.C. : J’y viens. En juin 2022, la création de la NUPES a marqué un tournant stratégique de grande importance pour LFI et l’ensemble de la gauche et des écologistes. La NUPES actait un changement d’époque stratégique, la fin des divisions provoquées par le déplorable quinquennat Hollande et le rejet de la théorie des « deux gauches irréconciliables ». L’alliance de la NUPES, sur un programme de rupture radicale inspiré par l’Avenir en commun, le programme de LFI, mettait en échec la stratégie de Manuel Valls fondée sur une alliance du PS avec le centre pour poursuivre l’agenda néolibéral du hollandisme et du premier quinquennat Macron.

Situation inédite depuis des décennies, avec la NUPES la gauche se réunissait sur la base d’un programme commun qui, surtout, rompait avec l’orientation « social-libérale » dominant jusque-là au PS. Certes, le programme de la NUPES comportait des zones d’ombre. Il laissait devant lui une série de questions à trancher si la gauche et les écologistes parvenaient à accéder au pouvoir. Il restait perfectible, mais ses exigences sociales, écologiques et démocratiques répondaient aux urgences de l’époque et aux besoins de la population.
Je souligne un autre point capital. L’accord programmatique impliquait une candidature unique de la NUPES dans chaque circonscription, et réciproquement. C’est un fait sans précédent dans l’histoire de la gauche. Ni lors du Front Populaire en 1936, ni à l’époque du Programme commun après 1972, ou encore de la Gauche plurielle en 1997, les accords d’union n’ont entraîné des candidatures uniques dès le premier tour.

CT : Dès lors quelle était l’origine de votre inquiétude ?

A. C. : La NUPES n’avait pas réussi à conquérir une majorité à l’Assemblée nationale mais elle avait obtenu des résultats prometteurs et mis les macronistes en minorité. On pouvait donc espérer que les partis de la NUPES travaillent ensemble à la consolider, l’élargir, l’ancrer dans des relations fructueuses avec les organisations syndicales. Mais dès septembre 2022, plutôt que choyer cette unité, veiller à ce qu’elle ne tombe dans aucun piège, et agir pour qu’elle perdure, quasi toutes les composantes de la NUPES sont entrées dans un jeu de tensions et de rivalités qui mettaient ouvertement l’union en danger.
LFI n’a pas été l’unique responsable de cette tension. Mais de mon point de vue, elle avait une responsabilité majeure, car elle était la force dominante, l’accoucheuse de la NUPES. LFI avait donc une responsabilité plus grande pour la pérennité de la nouvelle-née.
Clémentine Autain, Raquel Garrido, Danielle Simonnet et moi étions des animateurs nationaux de LFI, et ainsi aux premières loges de ce funeste spectacle. Nous avons lancé l’alerte : « Assez de division ! Nous risquons d’ouvrir les portes du pouvoir à l’extrême droite ». Personnellement, ce fut un point de rencontre intellectuelle avec Clémentine Autain. Elle défendait cette ligne depuis bien plus longtemps que moi, qui étais plus marqué par une longue complicité avec Jean-Luc Mélenchon. Progressivement, un petit groupe informel s’est constitué, avec celles que j’ai déjà citées, et Hendrik Davi, Pascale Martin et François Ruffin. D’autres amis, notamment des parlementaires, qui sont encore aujourd’hui au sein de LFI, partageaient – et partagent sans doute encore – nos analyses. Je respecte leurs choix et leur garde toute mon affection. Nous, les purgés de juin 2024, n’avons jamais voulu quitter LFI ou la « faire exploser de l’intérieur » comme l’affirment mensongèrement des cadres du mouvement gazeux, à commencer par le premier d’entre eux. Nous ne demandions qu’un débat sans anathème sur la nécessité d’un « cours nouveau », comme nous avions demandé dès l’automne 2022 plus de démocratie à l’intérieur du groupe parlementaire et du mouvement. On nous a répondu par des manœuvres, des menaces et pour finir l’excommunication.

Voilà d’où vient L’APRÈS (Association Pour la République Écologique et Sociale). Présidée par mon camarade Pierre-Yves Legras, et activement animée par des cadres de talents comme Olivier Madaule ou Claire Schweitzer, elle a été conçue comme un modeste outil pour faire vivre la discussion intellectuelle sur la nécessité, le désir et les moyens de l’unité. Son nom est une référence au club « Pour la République Sociale » (PRS) que nous avions fondé autour de Jean-Luc Mélenchon en 2003 alors qu’il était encore un dirigeant du Parti socialiste, après la catastrophe du 21 avril 2002. L’une des premières affiches de PRS annonçait : « Gauche, unis-toi, le Peuple a besoin de toi !». Par-delà le clin d’œil nous voulions – de PRS à L’APRÈS – renouer le fil de cette histoire de la réflexion stratégique à gauche.
Mais APRÈS signifie aussi que nous changeons de séquence. La scène politique qui structure les débats depuis 1958 s’écroule. Il est temps de préparer sérieusement l’après Macron, l’après Ve République qui agonise, l’après menace de l’extrême droite, l’après du productivisme qui détruit les conditions mêmes de survie de l’humanité. Cet après est aussi l’après du sectarisme à gauche. Car une force comme LFI qui refuse aujourd’hui de penser la démocratie en son sein et dont les premiers dirigeants théorisent que « le vote n’est pas l’alpha et l’oméga de la démocratie », une telle force ne peut prétendre à ce que le peuple lui confie de refonder la République et la démocratie.

La campagne des européennes a été profondément marquée par la division. La direction de LFI n’y a pas peu contribué, ayant fait le choix d’instrumentaliser la juste cause palestinienne, après la guerre en Ukraine, pour creuser des tranchées entre les autres forces de la gauche et des écologistes, plutôt que bâtir un large mouvement de solidarité internationaliste réclamant la paix et le respect du droit international. Et ces dernières n’ont pas été en reste. Aux lancers d’accusations de « génocidaires » et « doriotistes » ou d’œufs dans les manifs du 1er Mai, certains ultras ont répondu par les incriminations tout aussi terribles « d’antisémites » ou « pro Hamas. » On connaît le résultat final.
La liste de la FI a progressé sensiblement par rapport à 2019, qui fut catastrophique, mais elle ne retrouve pas le score de Jean-Luc Mélenchon en 2024. Elle ne garde qu’un tiers des électeurs de Mélenchon de 2022, et finit nettement derrière la liste du PS conduite par Raphaël Glucksmann dont les gains se font presque exclusivement aux dépens de la liste écologiste. La gauche écartelée par ses guerres intestines ouvre un boulevard à       Jordan Bardella.

CT : Et la dissolution annoncée au soir des européennes a changé la donne….

A. C. : Exactement. La dissolution surprise a tout bouleversé. Macron a déclenché la foudre parce qu’il avait la conviction que la NUPES était morte et que la gauche ne retrouverait jamais son unité. Le macronisme pensait se faufiler entre les divisions à gauche et apparaître comme le seul rempart face à l’extrême droite.
Peut-être certains, du sein de la NUPES, l’avaient-ils assuré qu’il en serait ainsi. Qui sait ? Mais ce ne fut pas le cas. La menace de l’extrême droite était trop forte. Tout sectarisme aurait été rudement sanctionné par les électeurs de gauche et écologistes. « Les Lois de l’histoire sont plus fortes que tous les appareils bureaucratiques » nous ont appris nos anciens. L’unité s’est imposée et nous n’y sommes pas pour rien. J’ai la conviction que la culture unitaire que nous avons diffusée au sein de LFI, malgré le mépris constant de la plupart de ses grands et petits chefs, et auprès des autres partenaires de la NUPES, a été utile. Chacun sait que l’appel public à un « Front Populaire » de François Ruffin a été déterminant quand d’autres, tel Jean-Luc Mélenchon apprenant la dissolution, ne voyaient l’union que dans les strictes et excluantes limites de « l’Union populaire ».
Les purges brutales conduites par la direction LFI contre quatre députés sortants qui avaient publiquement défendu le maintien de la ligne unitaire, c’est-à-dire Raquel Garrido, Hendrick Davi, Danielle Simonnet et moi-même, attestent du mal profond qui ronge cette « nouvelle France Insoumise », cadre non plus d’une démocratie creuset mais d’une démocratie écrasée. Malheur à quiconque ne veut pas se soumettre aux zigs et zags d’une organisation gazeuse qui oscille entre main tendue et poing dans la figure envers ses partenaires. Malgré les méthodes repoussantes, calomnies, manœuvres, harcèlements judiciaires et déploiements massifs de militants, nous avons pourtant emporté trois des quatre affrontements fratricides imposés bureaucratiquement.
Je précise, au passage, que jamais la « commission électorale » (dont les militants ignorent l’identité des membres élus par personne) qui a, selon la version de l’officialité insoumise, pris cette décision, n’a fourni la moindre explication sérieuse. LFI fonctionne finalement comme une plate-forme Uber. Elle vous déconnecte sans possibilité d’appel. Les nouvelles trouvailles de fonctionnement ne sont en vérité que la triste reproduction de la gestion des ressources humaines au nouvel âge du capitalisme. Plus classiquement, absences de courage et de démocratie fonctionnent de pair. Pour les bureaucrates LFIstes, « l’Humain d’abord » est un attrape-gogo.
Après le refus immédiat de notre exclusion exprimé par mes amis Clémentine Autain et François Ruffin, le très fort soutien national et populaire que nous avons rencontré, et nos victoires emblématiques, nous étions dans l’obligation de regrouper toutes les énergies disponibles. Tout en gardant sa cohérence originelle, L’APRÈS change évidemment de nature. Nous gardons le cap, mais changeons de dimension et d’espace d’intervention.

CT : La situation actuelle, marquée par la fin du macronisme, une réorganisation à droite, la menace de l’extrême droite, est appelée à se dénouer… Ce peut être aux dépens de la gauche et au profit de l’extrême droite. Quelles propositions pour éviter cette perspective sinistre ? D’abord au plan institutionnel : destitution du Président ? Mesures de « déprésidentialisation » et de « reparlementarisation » ? Proportionnelle…

A. C. : Essayons d’abord d’analyser les dimensions des blocs en action. Au premier tour des législatives, le RN et ses alliés (la droite ciottiste) et Reconquête (Zemmour) ont rassemblé 10,7 millions de voix. Le Nouveau Front Populaire et la gauche hors NFP (divers gauche et extrême gauche) représentent 10 millions de voix. Les macronistes et la droite (LR) qui sont alliés dans le gouvernement Barnier regroupent seulement 8,5 millions    de voix.
En examinant grossièrement les résultats du premier tour des dernières législatives, on constate que si l’extrême droite est extrêmement puissante, la gauche essentiellement regroupée dans le NFP la talonne. Le second tour a démontré que le rejet de l’extrême droite reste encore nettement majoritaire dans le pays et que le macronisme ne survit électoralement que parce que les électeurs de gauche l’utilisent, faute de mieux, pour faire opposition au RN. Macron reste à l’Élysée – pour combien de temps ? – mais le macronisme est cliniquement déjà mort.
Si l’on porte sérieusement le slogan « Macron destitution », il faut préparer sans attendre l’élection présidentielle qui vient et répondre sans tourner autour du pot à quelques questions simples. Voulons-nous un candidat commun du NFP ? C’est ma proposition et je ne suis pas le seul à la porter. J’ai entendu les directions des Écologistes et du PS dire la même chose. Tant mieux. La désignation de Lucie Castets comme candidate commune du NFP au poste de Première Ministre atteste que l’union reste possible sans perdre une de ses composantes. C’est un acquis précieux qui ne doit pas disparaître. Lucie Castets incarne l’union. Elle doit continuer à jouer un rôle de premier plan dans la période. Qu’en pense LFI ? Mystère, cette question reste dans l’angle mort de son discours. Les dirigeants de LFI sont-ils capables de s’engager dans la discussion sans considérer que c’est ou leur candidat, ou la division ? Je leur pose la question.

Pour revenir à ton interrogation, je considère que nous devons porter avec force une réponse de masse, par des mots d’ordre populaires, à la crise institutionnelle. Nous devons populariser la demande d’une Assemblée constituante pour une VIe République plus démocratique. Nous ne pouvons nous limiter à demander la proportionnelle. Si le modèle reste celui de la Ve République, cela a peu d’intérêt. D’ailleurs, la composition de l’Assemblée nationale, élue au scrutin majoritaire, serait à peu de choses près la même si elle avait été élue à la proportionnelle. Le problème central de nos institutions est l’excès du pouvoir présidentiel. Le bonapartisme, voilà l’ennemi, y compris au sein des organisations qui composent le NFP ! Nous devons mener campagne pour faire progresser l’idée que la fonction présidentielle porte en elle-même le danger de l’autoritarisme. Si bien qu’elle nourrit l’extrême droite qui porte la demande autoritaire. Il faut donc défendre le parlementarisme, le contrôle collectif, et donc en l’associant à la conquête de droits politiques nouveaux pour les citoyens : des droits d’interventions (RIC), de contrôle citoyen, de révocation des élus, etc…

CT : Concernant le Nouveau Front Populaire, il s’agit d’une alliance électorale, positive, mais obligée et donc fragile… Peut-il porter l’ambition de devenir un « front politico-social », de s’appuyer sur des assemblées de base ouvertes, avec possibilité d’adhésions directes ?

A. C. : Il le faut, c’est tout l’enjeu. L’appel des syndicats à voter pour le NFP, ce qu’ils n’avaient pas fait pour la NUPES, est un fait majeur. Dans le respect de leur indépendance, il faut nouer des relations de confiance et de travail plus importantes avec les organisations du mouvement social.
De même, il faut que le NFP lance des campagnes communes, imprime des affiches, édite des tracts, etc. Sans quoi des centaines de milliers de personnes qui voudraient s’engager dans le NFP mais qui n’ont pas rejoint une de ses composantes, resteront l’arme au pied. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de ce gâchis.
Pour réussir, nous avons besoin de comités locaux du NFP dans tout le pays. A Montreuil par exemple, ville dont je suis le député, nous avons pris toute notre part pour réunir un comité local du NFP. Plus de 150 personnes sont venues à sa réunion de fondation. Toutes les forces sont présentes, y compris la candidate de LFI qui localement a fait une campagne violente contre moi en disant partout que je n’étais pas du Nouveau Front populaire. Ce qui est possible ici, malgré les fractures, doit l’être partout. Le programme du NFP doit être présenté dans toute la France, par des campagnes concrètes, et diffusé dans les milieux populaires.

CT : On peut estimer qu’il existe un potentiel pour une telle dynamique transformatrice Mais il lui faudrait un catalyseur, celui de l’intervention des partis politiques concernés. Or, on constate pour les principaux d’entre eux une absence de volonté d’appuyer en ce sens, et pour ceux qui partagent cette perspective bien des divisions et faiblesses qui les empêchent de peser vraiment. Comment changer cela ?

A. C. : Par l’action militante. Il ne faut pas reproduire les erreurs de la NUPES. Je le répète, une culture de l’unité est nécessaire. Pas d’unité sans unitaires : elle n’est pas « naturelle » au sein des composantes du NFP. Il ne faut pas nous laisser prendre dans une tenaille. D’un côté, je vois bien la droite du PS reprendre du poil de la bête pour faire exploser le NFP, sans oser dire qu’elle rêve d’une alliance avec les débris de la macronie. De l’autre, les plus sectaires de LFI ne veulent aborder la prochaine échéance présidentielle qu’avec une 4e candidature de Jean-Luc Mélenchon. En vérité, ces forces constituent les deux mâchoires d’une même tenaille dont il faut s’extraire. Et, de fait, elles sont alliées pour reproduire le schéma des « deux gauches irréconciliables » qui satisfait aussi bien les intérêts de Cazeneuve-Hollande-Glucksmann que ceux du petit groupe qui contrôle aujourd’hui LFI. Pour ma part, je n’exclue personne. Mais nul ne pourra s’imposer par la ruse ou la brutalité. A l’Académie française, il existe un poste de « secrétaire perpétuel », mais en politique il n’y a pas de « candidat perpétuel », même avec un passé glorieux sur les estrades. C’est pourquoi il y a la nécessité d’une force collective qui porte cette exigence d’unité, qui réfléchisse à la complexité du moment, qui soit capable de produire des accords politiques lucides, et enfin, le plus important, de mener des campagnes sur des axes qui donnent à voir les avantages matériels et démocratiques à voter NFP.

CT : Concernant spécifiquement L’APRÈS, quel peut être son rôle, son projet, son ambition ? S’il s’agit d’une forme transitoire vers une nouvelle force politique, est-ce envisagé par une transcroissance de L’APRÈS? Ou de rechercher un rapprochement avec d’autres mouvements pour favoriser l’émergence d’une nouvelle force pluraliste ? Et dans ce deuxième cas quelles pourraient être ces forces ?

A. C. : Lors de la première assemblée de L’APRÈS, le 5 octobre, j’ai proposé 7 points « principiels » pour notre regroupement. Je te les livre, car cela répond à la première partie de ta question.
La menace de la prise de pouvoir par le RN exige de défendre la stratégie de l’unité exprimée par le NFP. Nous voulons un ou une candidate commune du NFP lors de la prochaine élection présidentielle qui peut se tenir plus vite que prévu, et des candidatures uniques aux prochaines législatives. Sans cela, comme en 2017 et 2022, il existe un risque d’absence de la gauche au 2e tour. Il serait aujourd’hui mortel. Le mode de désignation du candidat ou de la candidate à la présidentielle doit être convenu collectivement.
L’unité n’est possible que sur un programme de rupture, qui mobilise le peuple sur des questions concrètes, et qui articule les réponses aux crises sociale, écologique et démocratique. Bonne nouvelle, ce programme existe déjà : c’est celui du NFP.
La forme de la conquête du pouvoir porte en elle un contenu idéologique. La prochaine élection présidentielle ne doit pas être pour le peuple la simple désignation de son prochain souverain, mais la réaffirmation du premier des principes républicains : le souverain, c’est le Peuple. Le présidentialisme et le bonapartisme diffusent de la pensée d’extrême droite. La période nouvelle sera celle de la sortie de la Ve république, pour une VIe République, par une Assemblée constituante.
La victoire est possible si l’Union s’enracine concrètement dans le pays. Pour cela, il faut des campagnes NFP, une direction politique, une volonté d’agir ensemble et de s’élargir à des composantes sociales, un fonctionnement qui respecte toutes ses composantes.
La lutte contre le racisme et l’antisémitisme est une tâche impérieuse Mais l’antiracisme ne passe pas seulement par une « surmobilisation » électorale des victimes du racisme. Il doit construire une alliance antiraciste humaniste et fraternelle faite d’intérêts de classe, d’êtres humains conscients de la crise écologique, de citoyens qui comprennent que la division est la ruse du système pour diviser le peuple.
La tâche de la période n’est pas seulement d’être en tête de la gauche, et d’atteindre le second tour par un concours de circonstances. Nous avons une double besogne : être au second tour et ensuite battre l’extrême droite. La capacité d’agrégation par le ou la candidate d’un électorat ne peut se limiter à la fraction la plus déterminée de notre camp, ceci n’est pas une question secondaire.
L’unité a besoin d’une forme consciente, populaire, pratique et active qui la défend. L’union est un combat. C’est le nôtre. Pour cela, il faut une nouvelle force politique.

Ce dernier point, je l’envisage avec tous ceux qui partagent nos analyses et qui le souhaitent. Les premiers partenaires doivent être ENSEMBLE !, la Gauche Démocratique et Sociale (GDS), mais aussi nos camarades de Génération.s. C’est à tous les militants et responsables de ces regroupements d’en décider.
Picardie Debout appartient aussi à ce périmètre. Son Président Guillaume Ancelet est avec nous depuis la fondation de L’APRÈS. Il est un cadre précieux de notre aventure. Lors de la Fête de l’Humanité, sur notre stand commun (ENSEMBLE, GDS et L’APRÈS) Guillaume a eu des mots très forts pour agir ensemble, dans un cadre commun. Mon ami François Ruffin a beaucoup de talent, il apporte à notre collectif, que l’on soit d’accord avec lui ou parfois en désaccord. Il incarne une empathie populaire précieuse et porteuse d’espoir pour les plus exploités. Il a un talent de communicant hors du commun. Enfin, pour filer l’une de ses métaphores favorites, François sait que la politique est un sport collectif. L’amateur de football qu’il est sait que le meilleur n°10 est impuissant sans une équipe solide. J’aimerais le convaincre d’avancer avec nous dans cette coopérative de la victoire, ouverte à des forces sociales, associatives et populaires. Nous devons nous adresser au plus grand nombre, à ceux qui ne sont militants d’aucune organisation, à ceux qui ont quitté l’une d’elle, dégoûtés par ce qu’ils y ont trouvé, ou encore à la jeunesse qui refuse le racisme et veut un avenir meilleur. Bref, nous ferons avec celles et ceux qui veulent, en trouvant, j’en suis convaincu, des alliés dans les forces qui composent le NFP.

CT : Pour que l’éventuel processus d’émergence d’une force politique nouvelle prenne corps il lui faut gagner en crédibilité et en confiance de la part des salariés, de la jeunesse, des milieux ruraux… Quelles actions pour y travailler ? A la fois au Parlement et sur le terrain, nationalement et localement. Et à quelles avancées œuvrer pour sa construction, en termes d’axes d’intervention, et aussi d’élaboration et de débat. Et en donnant quelles garanties quant à la démocratie ?

A. C. : Tu as raison. Nous devons gagner nos galons politiques, encore et toujours, en prenant toute notre place dans l’ensemble des mobilisations sociales. En étant utile au plus grand nombre. Il faut progresser, mais nous ne partons pas de rien. Ce dont nous parlons n’est pas seulement le fruit d’une joute intellectuelle, mais bien le résultat d’un processus concret et pratique. Il faut surtout répondre à une attente de masse : comment améliorer mon quotidien et celui de ceux qui me sont chers, comment éviter la victoire du RN ? Le débat stratégique doit se lier au débat social. Il faut incarner les espoirs du plus grand nombre, déclencher des affects politiques mais aussi présenter des priorités politiques qui soient réalistes à court et moyen termes, ce que le programme du NFP a commencé à faire.

Il faut bâtir une force démocratique pour cela, sinon nous serons atomisés, marginalisés, quand bien même nos analyses sont justes. Une force démocratique, c’est une force dont les adhérentes et adhérents décident la stratégie. C’est donc une organisation où l’on discute, en recherchant le point d’accord le plus large, et on vote si besoin. Aucun collectif révolutionnaire ne peut exister si les militants ne décident de rien, si l’équipe d’animation n’est pas élue et ne rend de compte à personne, si une commission électorale exclut quiconque n’est pas d’accord. C’est un vieux débat dans le mouvement ouvrier. Les camarades qui animent votre revue le savent bien, la bureaucratisation de grandes organisations révolutionnaires est une maladie, hélas banale mais mortelle, qui a mis à terre les plus puissantes d’entre elles. Et puis, soyons clair, on ne lutte pas sérieusement contre le pouvoir personnel et autoritaire que sécrète la Ve République avec une organisation qui en est devenue la caricature. Nos concitoyens ne sont pas idiots. Ils comprennent bien qu’on n’agit pas utilement pour une nouvelle république démocratique en fonctionnant comme une petite principauté paranoïaque.
La nouvelle force politique que nous avons à bâtir devra être démocratique, loyale envers celles et ceux qui la font vivre et fraternelle dans ces rapports internes. La première garantie que nous donnons, nous les « purgés », c’est que nous avons refusé au sein de LFI de baisser les yeux devant ceux qui nous ont menacé. Je pense en particulier au courage de quatre militantes exceptionnelles, Clémentine Autain, Raquel Garrido, Pascale Martin et Danielle Simonnet, lorsque les principes du féminisme étaient foulés aux pieds. Ce tempérament d’insoumises et d’insoumis réels, que nous avons démontré est peut-être une preuve de notre sincérité devant cette immense tâche.

Propos recueillis par Francis Sitel

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