L’art, instrument moins financier qu’idéologique

Évoquant un colloque récemment consacré au « travail des artistes » (ContreTemps n° 50, juillet 2021), on mentionnait au passage la réédition concomitante d’un ouvrage collectif conçu par Jean-Pierre Cometti (mort en 2016) et Nathalie Quintane, qui traite d’un sujet connexe, les relations nouvellement établies entre l’art et l’argent par les principaux acteurs du capitalisme néolibéral financiarisé[1]. Plus que la simple réimpression d’un livre paru en 2017, c’est, pour plusieurs des neuf chapitres qui le composent, une « réédition augmentée » et mise à jour, portant sur des sujets on ne peut plus actuels, et qui débordent largement les limites communément assignées à l’art ou à la culture. Il y est principalement question du rôle que les puissants d’aujourd’hui entendent faire jouer à l’art et aux artistes, et des manœuvres qu’ils orchestrent, directement ou non, pour arriver à leurs fins.

Pour ne citer que celles parues il y a peu dans ce pays-ci, plusieurs autres publications se sont saisies de la même question, notamment La Nouvelle aura. Économies de l’art et de la culture (Questions théoriques, 2016, 236 pages), également de J.-P. Cometti, pour qui ce que leur « reproductibilité » aurait fait perdre de prestige aux œuvres d’art, selon W. Benjamin, aurait été compensé depuis par leur médiatisation et leur mise en spectacle, La Domestication de l’art. Politique et mécénat, de Laurent Cauwet (La Fabrique, 2017, 160 pages), pour qui l’« entreprise-culture », qu’elle soit d’initiative publique ou privée, viserait à la « pacification » des populations et à leur « dépolitisation », les artistes restés critiques se voyant réduits au mieux à des emplois surannés de « fous du roi », Enrichissement. Une critique de la marchandise, de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (Gallimard, 2017, 672 pages), selon qui le capitalisme délocalisateur de ses industries aurait trouvé une nouvelle source de profit dans le refourbissage, l’exaltation et la marchandisation de ses productions artistiques ou culturelles passées, ainsi que dans certaines pratiques sociales comme la « collection », Ce qui n’a pas de prix, d’Annie Le Brun (Stock, 2018, 176 pages), à propos de la marchandisation étendue à tous les domaines de la vie, considérablement aidée par « la collusion de la finance et d’un certain art contemporain, à l’origine d’une entreprise de neutralisation visant à installer une domination sans réplique »

Tout n’est pas neuf dans ce paysage, ce qui autoriserait presque à parler de régressions en divers domaines.                           « Domestication » des artistes et de leurs productions ? Joseph Haydn (1732-1809) tenu de porter non plus la « livrée des laquais » comme certains de ses collègues, mais l’uniforme d’« officier de maison » de son employeur, signe de son mérite exceptionnel comme de sa sujétion, ce fut longtemps une situation banale. « Prolétarisation des savoir-faire de l’art et de la pensée », selon le même auteur ? C’est oublier Spinoza polisseur de lentilles, J.-J. Rousseau copiste de musique, etc.      « Dépolitisation » ? À s’en tenir au XXe siècle, arts et culture y ont régulièrement servi d’instruments « dépolitisateurs », assez souvent pour dissimuler les buts réellement visés, et on a vu le même Malraux, premier titulaire français d’un ministère dédié et promoteur de « maisons » censées « démocratiser » la culture, participer successivement à l’entreprise prosoviétique du « congrès international des intellectuels pour la défense de la culture »(1935), et quinze ans plus tard, aux menées pro-américaines, encore plus ambitieuses et retorses, de « congrès pour la liberté de la culture »

La création de son ministère (doté, à partir de 1962, d’un « service de la création artistique » !) ayant partiellement ramené les « affaires culturelles » et les Beaux-Arts dans le domaine « régalien », on vit successivement des « expositions nationales » consacrées à des artistes semi-officiels (Chagall, Hartung…), un président et son épouse férus d’art moderne en introduire quelques spécimens (Vasarely, Soulages, Agam, Fontana…) sous les ors de l’Élysée, puis lancer le projet d’un grand musée spécialisé inauguré par le président suivant (le centre Pompidou, ouvert en 1977) en même temps qu’un         « Fonds national d’art contemporain », intégré en 1982 au « Centre national des arts plastiques » par Jack Lang, créant la même année les « Fonds régionaux d’art contemporain », au nom de la politique de « décentralisation »… Le « secteur privé » ne fut pas en reste, avec l’ambition proclamée de rendre à Paris sa place de « capitale des arts » et de leur commerce : on y inaugura notamment la première Foire internationale d’art contemporain (FIAC, 1974), avant l’ouverture autour du centre Pompidou de diverses galeries plus ou moins ambitieuses et luxueuses, au fil de la transformation du quartier des Halles.

Traitant des « habitus » culturels des « fractions dominantes » de « la classe dominante », Pierre Bourdieu écrivait en 1979 : « La dépense ostentatoire et gratuite que suppose l’achat d’un objet “hors de prix” constitue la manière la plus indiscutable d’affirmer le prix que l’on sait accorder aux choses sans prix, témoignage absolu de l’irréductibilité de l’amour à l’argent que seul l’argent peut procurer »[2]. Sans abolir totalement cette mécanique classique de                     la « dépense » façon plus ou moins potlatch, la décennie qui a suivi a vu surgir un type inédit d’« amateurs d’art », les       « investisseurs », particuliers fortunés ou même banques et fonds de pension, en quête d’objets susceptibles de « prendre de la valeur » en peu d’années, comme paraissaient le promettre pièces d’« arts premiers » et d’« art contemporain » et ainsi qu’il se produisit en effet, l’engouement venant vérifier la « prophétie auto-réalisatrice ». Il en résulta une « bulle » qui creva au début des années 1990, mais le pli étant pris, les cotes et les prix de ces « marchés » spécifiques repartirent à la hausse, non sans quelques nouvelles crises souvent exogènes (« subprimes », Covid-19) assez vite surmontées, puisqu’il y avait toujours plus de finance à « investir », phénomène qui ne semble pas près de prendre fin…

D’où cette idée formulée par J.P. Cometti dans ses « thèses sur l’art » de 2009 servant de « prologue » à L’Art et l’argent : « L’art partage avec l’argent la propriété de n’en avoir aucune, sinon les usages qu’il autorise et les représentations dans lesquelles il s’épuise. Un tel art possède ses formes propres de fétichisme, étroitement liées au fétichisme de la marchandise. Les grand-messes artistiques en disent à la fois la “force” et la misère ». Une bonne partie de l’ouvrage est consacrée à vérifier la validité et les limites de ce rapprochement suggéré par les tendances les plus récentes du marché et du monde de l’art. Les deux contributeurs anonymes traitant de l’enseignement artistique en France montrent ainsi que le modèle « entrepreneurial » et commercial y est devenu dominant, dans la « gestion » des écoles (même celles destinées aux « amateurs ») comme dans l’orientation des cours dispensés : le futur artiste doit d’abord apprendre à « se vendre »

Pour l’instant marginale, l’émission de jetons électroniques (tokens) reposant sur le même système de « blockchains » que le « bitcoin » et ses concurrents, mais gagés quant à eux sur la valeur « liquide » potentielle ou la propriété intellectuelle de telle ou telle œuvre, participe à la création de  « cryptomonnaies » d’« art » et de produits financiers « dérivés »,         en même temps qu’à l’opacification des transactions et des comptes, chaque œuvre gagée en jetons servant en quelque sorte d’actif unique à une société créée pour la circonstance, et souvent domiciliée dans un pays à la fiscalité complaisante. L’idée n’est pas nouvelle, une collection restée en indivision peut avoir des héritiers détenteurs d’un tiers de Rubens ou d’un seizième de Picasso ; sa généralisation sur internet fait désormais que ce n’est plus l’œuvre qui circule mais son simulacre électronique, ou sa contrepartie potentielle en argent. Décrivant ce phénomène et ses opacités, Aude Launay     (« Tokeniser pour mieux régner ? Sur différents usages des blockchains dans l’art ») montre cependant que des artistes regroupés en « organisations autonomes décentralisées » (DAO) ont appris à en détourner le principe et le fonctionnement à des fins plus généreuses et « sociales »

Pour un public moins « geek », on voit aussi s’étaler sur internet et dans la presse des offres mirobolantes de galeristes s’adressant aux « amateurs d’art, acheteurs occasionnels ou collectionneurs avertis » et leur proposant rien de moins qu’une « première garantie de rachat pendant 5 ans au prix d’achat », un « règlement en plusieurs fois sans frais », un programme « exclusif entreprises et professions libérales », un service de « revente d’œuvres d’art », « gratuit et sans commission », le « conseil en achat d’art », allant jusqu’à la composition d’éventuels « coffrets cadeaux », le tout réparti par « tranches de prix », 500, 2 000, 5 000, 10 000, 20 000 euros ou plus…[3]  Ces généreuses propositions commerciales ne correspondant à aucune des dispositions encadrant le mécénat, on est tenté de chercher sur le dos de quels moutons les marchands d’art de cette espèce tirent la laine qui les fait vivre : seraient-ce les artistes, comme d’habitude ?

Mais il ne s’agit probablement là pour le moment que de phénomènes à la marge, les outils principaux de la marchandisation internationale des œuvres d’art restant aujourd’hui les « galeristes stars » présents sur les « grandes places du marché » et les maisons de ventes publiques, souvent aux mains de magnats des industries du luxe et de la communication[4]. Comme le rappelle Olivier Quintyn dans l’un des articles les plus instructifs de ce volume                   (« La valeur somptuaire de l’art et la pauvreté des artistes »), les ventes publiques jouent un « rôle majeur dans l’établissement des cotes pour les artistes », du fait même de la publicité des enchères recueillies. Principale pourvoyeuse de ce type de cotes, la société française Artprice[5], fondée en 1997 pour collecter et exploiter ces données, assure se fonder sur l’activité de 4 500 maisons de vente du monde entier…

Surtout, comme y insiste O. Quintyn, ces maisons contribuent directement à la mise en spectacle des œuvres proposées aux enchères par l’édition de catalogues (de plus en plus volumineux, luxueux et bavards), l’organisation de « ventes-événements » (souvent précédées de cocktails et de conférences de « présentation ») et l’obtention de «  records » d’adjudications dont les médias se font immanquablement l’écho, tout en regrettant que la plupart des richissimes acquéreurs refusent de se faire connaître. Peu importe qu’aux termes du plus récent rapport d’Artprice, « plus de 80 % du volume de transactions reposent sur des œuvres acquises moins de 5 000 $. Cette part de marché attractive et sans risque est la seule à progresser, de + 3 points », mais ce n’est pas elle qui fait le spectacle. Il y faut du luxe, des acheteurs – même anonymes et peu nombreux – qui dépensent « sans compter », certainement par « amour de l’art »

Si le « mécénat d’art » a une très longue histoire, l’influence qu’il exerce aujourd’hui sur le marché, les institutions muséales et le goût public dominant offre plusieurs traits inédits. Les « grands collectionneurs » disposent de divers moyens pour « pousser » ou imposer tel ou tel artiste de leur choix, non seulement en acquérant ou en exposant leurs œuvres, mais en favorisant leur entrée dans les collections des musées qu’ils conseillent et « soutiennent »[6], et s’ils ont quelque pouvoir, direct ou non, sur les « grands médias », en y accroissant la notoriété de leurs « protégés », assez souvent réduits au rôle et au rang de « fournisseurs ». « C’est ainsi que les Young British Artists (notamment Damien Hirst et Tracey Emin), promus grâce à une large couverture médiatique par le collectionneur britannique Charles Saatchi dans les années 1990, ont rempli les collections des musées », rappelle à ce propos Jovan Mrvaljevic (Bizarre Love Triangle Artiste – Institution – Capital).

Le cas le plus remarquable, observe O. Quintyn, est fourni par la politique du groupe LVMH et de son propriétaire Bernard Arnault. Si le « mécénat d’art » bien connu des descendants de John D. Rockefeller n’a jamais eu d’incidence sur les cours de bourse ou les ventes à la pompe de la Standard Oil ou de Mobil, le « groupe de luxe » français a mis au point une véritable « spirale de valorisation » par action réciproque (ou effet feed-back) entre ses activités artistico-culturelles prétendument « désintéressées » telles celles de sa fondation Vuitton, sa promotion idéologico-médiatique et le développement de ses ventes comme de ses profits. Une confirmation éclatante en était administrée peu après la parution de ce volume avec l’ouverture de la Samaritaine version LVMH, très abondamment « couverte » par les journaux appartenant au groupe pour inciter à des visites « gratuites », avant même qu’Emmanuel Macron ne vienne inaugurer les lieux et encenser la « générosité » du capitaine d’industrie, prétexte à de nouvelles « rédactions promotionnelles ».

Sur cet exemple, la mise en équivalence de l’œuvre d’art et de l’argent avancée par J.-P. Cometti semblerait prendre quelque consistance, n’étaient quelques différences également rappelées par O. Quintyn. L’œuvre d’art est « un actif de premier degré », elle n’est ni « un titre de créance » ni « un produit dérivé » utilisable à des fins spéculatives, on peut certes en tirer des cartes postales, des porte-clefs ou des babioles diverses, mais ces « produits dérivés »-là n’atteignent évidemment jamais les rendements attendus de la finance, ni les profits instantanés que peut lui assurer le « trading à haute fréquence ». Si elle peut être considérée comme un « capital » au sens propre, on ne voit pas comment décrire ou identifier précisément sa « reproduction », simple ou élargie. Les spécialistes échouent toujours à corréler les évolutions mondiales du marché de l’art et celles de l’économie globale, et hormis des propensions communes à la thésaurisation, à la collection et à la quête de prestige, se référer aux prétendues « monnaies primitives » revient à vouloir éclairer l’inexpliqué par quelque chose de plus obscur encore[7].

Le livre ici décrit vérifie ainsi son titre en montrant entre ces deux réalités sociales actuelles que sont l’argent et l’art – qui sont loin d’avoir existé ou coexisté de tout temps dans l’histoire humaine, et encore ne s’agit-il dans cet ouvrage que d’un certain art et d’un certain argent – d’indiscutables analogies de fonctionnement, mais sans pouvoir en déduire de véritable homologie, et moins encore de stricte équivalence. Les diverses hypothèses qui s’y trouvent avancées et souvent fermement discutées rendent sa lecture utile. Mais plus utiles encore sont les aperçus perspicaces dont il s’accompagne sur la portée symbolique, et même nettement « idéologique », de la présente domination de l’artmainstream par                        la « ploutocratie marchande », comme écrit O. Quintyn. On n’en donnera ici, pour finir, que deux exemples.

À la suite de Boris Groys, J. Mrvaljevic souligne par exemple que « l’élite moderne doit effacer toute distinction de goût et créer une illusion de solidarité avec l’esthétique des masses – une solidarité qui dissimule les véritables structures de pouvoir et les inégalités économiques. » Voilà qui rend compte à la fois de la promotion d’un certain type d’artistes (Paul McCarthy et son « plug anal » de la place Vendôme, Jeff Koons, ses prestations à Versailles ou son « Bouquet de tulipes » parisien, etc.) et de la mise sous le boisseau de toute tentative sincère d’expression nouvelle, devant cette uniformisation du goût et du marché. Au risque, écrit plus loin N. Quintane (p. 192), de ne plus rencontrer qu’indifférence et abstention de la part des « masses », péril provisoirement conjuré tant que les classes moyennes « cultivées » semblent encore adhérer, ou s’intéresser un peu, à la « culture » des mécènes…

Un autre effet symbolique, idéologique même, de cet « art des mécènes » est l’injonction qu’il en déduit pour l’ordinaire de l’existence, et la vie professionnelle avant tout : quiconque travaille, même à des « tâches d’exécution », doit être                  « créatif », voire « artiste de soi-même ». On retrouve là, avec des arguments et des présupposés assez différents d’apparence, les actuels impératifs managériaux de « gestion par objectif et responsabilité individuelle » dont Johann Chapoutot a dégagé les sources militaro-nazies (Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020 ; voir ContreTemps n° 45, 2020). Avec cette différence que l’injonction ne vient pas cette fois de telle       « direction des ressources humaines », mais de « sphères culturelles » jouissant encore de quelque prestige auprès des mêmes classes moyennes « cultivées », forcément flattées de se voir invitées à rejoindre le petit monde des « créateurs ».

J.-P. Cometti (« L’art riche. Faits et méfaits de la main invisible », pp. 131-132) insiste sur cette conséquence de la conséquence qui devrait inquiéter tous les partisans sincères de l’émancipation intégrale : « Le travail créatif que l’idéologie entrepreneuriale appelle de ses vœux ne réclame plus aucune des conditions du travail salarié” ; il ne fait pas qu’emprunter à l’art et à l’artiste leurs finalités et leurs modalités ; il laisse entrevoir une marginalisation, voire une liquidation du travail salarié, comme si le rêve capitaliste enterrait définitivement l’utopie marxiste d’un monde qui, en s’émancipant de la division du travail, laisserait derrière lui l’aliénation de la marchandise. Il ne s’agit pas d’un fantasme, mais d’un processus qui, en même temps que se développe le mythe d’une économie collaborative parfaitement articulée à ce que réclame une économie délivrée du travail par les robots, une économie où chacun devient entrepreneur et fait de sa vie un business intégral, accrédite puissamment ce type de modèle, avec pour seuls obstacles les codes et les lois forgés à des époques antérieures sous l’effet des luttes sociales, et en accord avec ce que l’idée du progrès et de la croissance en cours permettait alors d’envisager. »[8]

Quintane a fait valoir, dans un autre contexte (« C’est quoi le problème ? », lundimatin n° 285, 26 avril 2021), qu’il n’y a aucune raison particulière pour que l’œuvre d’art échappe à la marchandisation généralisée, mais que ce processus ne saurait à lui seul mettre un terme à la création libre : « Ce n’est pas parce que le monde de l’entreprise a digéré et chie à tout va les termes de “création” et de “créateur” qu’il faudrait les lui laisser – les mots appartiennent à tout le monde et sont ce qu’on en fait. La multiplication des écrivains et des artistes amateurs depuis une vingtaine d’années tient peut-être à une “force créatrice” qui manquait à s’exprimer mais surtout à la résolution partielle du problème de la diffusion dans la solution numérique : un clic/un public (au moins potentiel). Comme dit à peu près Madame Bovary dans la pub qui annonce sa fiction sur France Culture : “Jouer du piano ? Pourquoi ? S’il n’y a personne pour m’entendre” ». Mais une autre condition est aussi la mise à nu des mythes sur l’art et la création créés et entretenus auprès du « grand public » par les « mécènes » collectionneurs spéculateurs « ploutocrates », clairement opposés à toute perspective émancipatrice. Avec ses approches diverses, ce livre y apporte une contribution importante.

Gilles Bounoure

[1] L’Art et l’argent, sous la direction de Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane, Paris, Éditions Amsterdam-Les Prairies ordinaires, 240 pages, juin 2021. Contributions des éditeurs et de Jouan Mrvaljevic, Olivier Quintyn, Claire Bishop, Sylvie Coellier et Aude Launay, ainsi que d’un directeur d’école d’art municipale et d’un ancien étudiant diplômé des Beaux-Arts qui ont souhaité garder l’anonymat.

[2] P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 318, ajoutant : « On croit lire Marx qui écrit : “L’homme est posé d’emblée comme possesseur exclusif qui affirme sa personnalité, se distingue d’autrui et se rapporte à autrui à travers cette possession exclusive : la propriété privée est son mode d’existence personnel, distinctif, donc sa vie essentielle” ». (Manuscrits parisiens, 1844).

[3] Citations extraites des annonces de la société Art Traffik (Paris et Anglet), relayées par la presse (Sud-Ouest, 14 septembre 2018, « Art Traffik démythifie le marché de l’art », Le Monde Marketing, 13 juillet 2020, « Art Traffik démystifie l’achat d’œuvre d’art », Sud-Ouest, 6 juillet 2021, « Art Traffik, l’achat d’art décomplexé », etc.)

[4] Si Bernard Arnault a désengagé LVMH de Tajan SVV et de Phillips, démentant par ailleurs vouloir racheter Sotheby’s en 2000, François Pinault reste depuis 1998 le principal actionnaire de Christie’s. En 2003, Pierre Bergé, patron d’Yves Saint-Laurent, fondait sa propre société de ventes, qui lui a survécu. En 2019, « le magnat Patrick Drahi, collectionneur discret, s’[est offert] la maison d’enchères      Sotheby’s », annonçait France-info le 17 juin, le même média précisant qu’il était classé à l’époque « 252e collectionneur mondial ».

[5]  En marge des consultations ponctuelles ou des abonnements payants, Artprice édite des rapports semestriels et annuels gratuits, pleins d’enseignements sur la partie « émergée » de ce secteur économique. En 2020, dans un marché en recul de 21 % sur l’année précédente, l’art contemporain représentait 16 % des ventes publiques (en valeur, non en volume), très en deçà de l’importance qui lui est accordée dans les médias, ou même dans le livre ici discuté.

[6] Si cet usage est connu de longue date aux États-Unis et autres pays encourageant fiscalement la « philanthropie »,     il n’est devenu officiel en France que récemment. Ancien directeur du centre Pompidou, Alfred Pacquement notait en 2014 (Acquisitions, dations et donations au centre Pompidou, Barcelone-Madrid, Caixa Forum) : « Créés respectivement en 2002, 2014 et 2016, les Groupes d’Acquisitions pour l’Art Contemporain, la Photographie et le Design permettent de développer les collections par domaine, en fédérant les intéressés à travers un partage des connaissances par médium. (…) Le GAAC est le premier comité d’acquisition créé en France. Son mode de fonctionnement est unique : ce sont les mécènes qui proposent à l’équipe de conservation les artistes qu’ils souhaitent voir rejoindre les collections. » D’autres musées nationaux français dont l’État n’est plus en mesure d’assurer complètement le fonctionnement ont mis en place des dispositions similaires, sous d’autres appellations.

[7] Sur l’introuvable corrélation entre les « cycles » économiques généraux et ceux du marché de l’art, voir quelques éléments dans « Le marché de l’art sous l’Occupation », ContreTemps n° 42, 2019. C’est Aude Launay, dans l’article précité, qui esquisse (p. 216) un parallèle entre l’œuvre d’art et les « monnaies primitives » du Pacifique, qu’elle assimile à des « cryptomonnaies »… Dans son livre L’Or des images. Art, monnaie, capital (La Ville brûle, 2013, voir une recension de cet ouvrage dans ContreTemps n° 21, 2014)), Isabelle Garo avait déjà envisagé d’analyser l’œuvre d’art comme une        « quasi monnaie », sans détailler beaucoup cette notion.

[8] En 2009, J.-P. Cometti écrivait déjà (La Force d’un malentendu. Essais sur l’art et la philosophie de l’art, Paris, Questions théoriques, p. 80) : « Nous avons évoqué l’extension à la culture de l’idéologie artistique du XVIIIe siècle. Cette idéologie est aujourd’hui mobilisée par l’entreprise. Un élément du nouvel esprit du capitalisme est en effet l’intégration de la critique artiste à ce qu’on nomme désormais (cela n’aura échappé à personne) la culture d’entreprise. Songeons au type de discours qu’on entend aujourd’hui de la part des managers. Les travailleurs, dans le langage de la gauche radicale, sont désormais des créatifsdans le langage de la nouvelle économie. Il va sans dire que le processus qui se laisse entrevoir ici s’ouvre sur une utopie à laquelle les comportements qu’on observe donnent beaucoup de crédit. Cette utopie n’est pas simplement diffuse ; elle anime la culture d’entreprise et le discours des cadres, des décideurs, des formateurs. La place faite à l’art, le sponsoring s’inscrivent dans cette stratégie. Qui plus est, cette utopie se conjugue à celle de la postmodernité, ou à ce qu’un philosophe comme Danto appelle l’art après la fin de l’art. On voit s’y dessiner un monde caractérisé par une pluralité de pratiques bénéficiant toutes d’un statut délivré des contraintes du travail ou des hiérarchies d’autrefois, par une liberté qui ferait l’objet d’une égale reconnaissance, et par une forme nouvelle d’harmonie où, finalement, l’art cesserait d’être travail et le travail épouserait la forme de l’art. Une telle utopie, en un sens, rendrait caducs toute velléité ou tout besoin critique. »

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