La Commune de Paris, 1871

Par Gilbert Achcar

[Chapitre du livre illustré Révolutions, paru sous la direction de Michael Löwy aux éditions Hazan, Paris, 2000, et depuis longtemps épuisé.]

La Commune parisienne de 1871 est certainement la plus prestigieuse et la plus mythique des révolutions avortées. Elle est aussi le premier des grands épisodes révolutionnaires, arborant le drapeau rouge, à avoir été photographié. La Commune fut, en effet, contemporaine de l’avènement de la photographie dite instantanée, requérant un temps de pose assez bref pour permettre de saisir l’atmosphère générale d’une occasion ou d’un événement, chaque fois qu’il était possible d’en faire poser les participants quelques instants. Mais le temps nécessaire était encore trop long, et le matériel photographique trop lourd et encombrant, pour pouvoir prendre des clichés sur le vif.

Ces limites techniques ont eu deux conséquences pour la représentation de la Commune par l’image : les arts graphiques l’emportent généralement sur les photographies dans l’iconographie des nombreux ouvrages illustrés qui lui ont été consacrés, tandis que s’ajoutent aux photographies elles-mêmes des photomontages, parfois grossiers, cherchant à pallier, au moyen d’une reconstitution artificielle, les limitations de l’art photographique balbutiant. Cette combinaison de deux techniques de représentation, à la charnière de deux grandes époques de la matérialisation de la mémoire historique visuelle, contient en quelque sorte la réponse la plus sensée à un débat qui a passionnément opposé les historiens de la Commune : était-elle le chant du cygne du cycle révolutionnaire inauguré à Paris en 1789, ou bien un événement annonciateur des révolutions du XXe siècle ? La réponse, tout simplement, est que la Commune, à l’instar de son iconographie, relevait bel et bien des deux époques à la fois…

Tout commence lorsque, aux premières heures du 18 mars 1871, les troupes du gouvernement d’Adolphe Thiers tentent de saisir les canons parqués par la Garde nationale dans les arrondissements du nord et de l’est de Paris, et notamment ceux qui sont placés sur la butte Montmartre. Ces canons destinés à protéger Paris contre l’armée d’occupation prussienne, déployée au nord et à l’est des limites de la ville, la Garde nationale les a acquis, en bonne part, au moyen d’une souscription. Déjà ulcérée par les conditions humiliantes de la paix conclue par le gouvernement avec l’envahisseur, le 26 février, et ratifiée le 1er mars par la majorité monarchiste de l’Assemblée nationale fraîchement élue, la population de Paris, majoritairement et radicalement républicaine, a subi une série de brimades économiques et répressives, qui ont culminé avec la “décapitalisation” de fait de la ville, l’Assemblée ayant décidé, le 10 mars, de s’installer à Versailles.

Le 18 mars, donc, Paris entre en rébellion. La Garde nationale — organisée en Fédération, conformément au double principe de l’électivité et de la révocabilité, et dirigée par un Comité central — ainsi que la population des faubourgs populaires dont elle est issue, se mobilisent pour mettre en échec l’opération de l’armée gouvernementale. A Montmartre, gardes nationaux et soldats fraternisent, crosses en l’air, devant l’objectif du photographe, pour témoigner de ce moment de liesse insurrectionnelle. Deux généraux — Lecomte, qui s’était signalé par sa brutalité à la tête de l’une des brigades lancées à l’assaut de la Butte, et Thomas, qui, lui, s’était illustré lors de la répression sanglante des ouvriers parisiens en juin 1848 — sont fusillés par une foule en ébullition. Thiers ordonne l’évacuation de Paris, dans la nuit : l’État se transporte à Versailles, suivi de la majeure partie des classes fortunées de l’Ouest parisien.

Les barricades de Paris changent de signification, ce 18 mars : ce n’est plus contre l’armée prussienne que l’on s’active autour des amoncellements de pavés, mais contre l’armée de la réaction française. Ce n’est plus au nom de la patrie en danger, mais au nom de la République à sauver, voire au nom de la « République universelle », mais encore et surtout au nom de la Commune. « Vive la Commune ! » fuse de toutes parts, cri de ralliement des Parisiens, plus que jamais décidés à arracher leur autonomie, quitte à ce que l’ensemble des collectivités locales françaises obtiennent la leur propre, dans le cadre d’une République fédéraliste.

Qu’ils ont l’air fiers et confiants sur leurs barricades, ces gardes nationaux exhibant clairon ou tambour, drapeau rouge au vent, dans des poses diverses, en garde ou au repos, debout ou accroupis, sabre au clair pointé à terre ou vers le ciel… Ils n’inspirent aucune frayeur, avec leurs barricades de fortune, et leurs mines débonnaires ou naïves. A l’occasion, des badauds, hommes ou femmes,          se joignent à la pose, comme pour souligner l’atmosphère de kermesse qui se dégage de ces premiers moments, une atmosphère      bon enfant qu’illustre ce tout-petit qu’un garde tient par les mains devant la barricade de la rue Saint-Sébastien. Ces images témoignent bien de ce qu’est la Commune : beaucoup d’enthousiasme, très peu de discipline, de bons sentiments, une efficacité douteuse — un peuple en armes et non une “armée populaire”.

Parmi les photos des barricades dont le Paris plébéien est hérissé, aucune n’est plus théâtrale et plus symbolique (involontairement) que celle de l’intersection du boulevard de Belleville et de la rue de Ménilmontant, surplombée par l’enseigne d’un magasin de nouveautés : « Aux travailleurs ». C’est effectivement le Paris des travailleurs — ouvriers, employés, artisans et autres petits bourgeois — qui s’est insurgé, sous la direction d’un Comité central de la Garde nationale, dont les membres sont en majorité des ouvriers et dont plus des deux cinquièmes sont affiliés à l’Association internationale des travailleurs, la fameuse A.I.T. dirigée depuis Londres par un exilé allemand du nom de Karl Marx.

Ce nouveau-né qu’est le Paris communard est-il habillé pour autant par la « Maison Marx », comme semble le suggérer une autre photo dont on se demande si le symbolisme n’est pas l’effet recherché par le photographe, tant elle n’a pas d’autre justification apparente. En réalité, les “internationalistes” parisiens sont loin d’être “marxistes”. Ils adhérent pour la plupart à des idéaux anarchistes, proches des théories de Proudhon ou de Bakounine. Une minorité au Comité central se réclame de Blanqui, les autres membres étant tout bonnement des républicains plus ou moins radicaux, dont beaucoup de nostalgiques du jacobinisme.

Au soir du 18 mars, la Garde nationale s’empare progressivement de tous les bâtiments administratifs et militaires de Paris, désertés par les gouvernementaux. Le Comité central — qui siégeait rue Basfroi, non loin de la Bastille, protégé par des barricades dont celle de la rue de Charonne, renforcée de canons — décide dans la nuit de s’installer à l’Hôtel de Ville, lieu traditionnel du pouvoir parisien, jusqu’à l’élection d’une nouvelle municipalité. La place de l’Hôtel de ville est à son tour transformée en place forte, entourée de barricades comme celle de l’avenue Victoria tournée vers l’ouest, où sont disposées quelques dizaines de canons.

La victoire est prompte et surprenante, inattendue pour tout dire. Thiers n’a pas voulu prendre de risques, craignant pour ses troupes   la contagion de la révolte parisienne. Il a préféré les replier sur Versailles, plaçant Paris dans un étau entre son armée et l’armée prussienne, de sorte à pouvoir préparer la reconquête de la ville rebelle. Il souhaite mater la capitale, pour écraser durablement la fâcheuse tendance de sa plèbe à la révolution*.

La Garde nationale, milice supplétive à l’origine, se voit investie du jour au lendemain de la responsabilité de remplacer dans Paris tous les appareils d’État, tant militaires qu’administratifs. Thiers a délibérément fait le vide, tablant sur l’anarchie comme facteur devant contribuer à faire plier les Parisiens. C’est à l’ampleur de cette responsabilité, au moins autant qu’aux principes démocratiques chéris par les insurgés, qu’il faut attribuer l’empressement du Comité central à transmettre le pouvoir à une Commune élue.

Les élections communales auront lieu le 26 mars, après une courte semaine de campagne électorale au cours de laquelle la Fédération de la Garde nationale, comme l’A.I.T., rappelleront chacune les objectifs pour lesquels elle s’est battue.

Le Comité central : « Que demandions-nous ? Le maintien de la république comme gouvernement, seul possible et indiscutable. Le droit commun pour Paris, c’est-à-dire un conseil communal élu. La suppression de la préfecture de police […]. La suppression de l’armée permanente et le droit pour vous, Garde nationale, d’être seule à assurer l’ordre dans Paris. Le droit de nommer  tous nos chefs. »

Le Conseil fédéral des sections parisiennes de l’A.I.T. : « Qu’avons-nous demandé ? L’organisation du crédit, de l’échange, de l’association afin d’assurer au travailleur la valeur intégrale de son travail ; l’instruction gratuite, laïque et intégrale ; le droit de réunion et d’association, la liberté absolue de la presse, celle du citoyen ; l’organisation au point de vue municipal des services de police, de force armée, d’hygiène, de statistique, etc. »

Tel est le programme de la « révolution communale ».

Les élections du 26 mars pourvoiront 80 sièges, dont l’un est attribué à Blanqui, détenu en province.  Trouvant la nouvelle assemblée trop révolutionnaire à leur goût, 19 élus républicains modérés démissionnent bientôt et des élections complémentaires sont organisées le 16 avril. Au bout du compte, 79 élus siègeront à la Commune, parmi lesquels 21 ouvriers, 16 employés, 9 artisans et 25 membres  de professions intellectuelles ou libérales. 34 membres sont affiliés à l’A.I.T., dans une proportion identique à celle de la participation “internationaliste” au Comité central de la Garde nationale, ce qui témoigne d’une constance dans la répartition des sympathies politiques du peuple révolté de Paris. Le reste, soit la majorité, est composé de blanquistes et de républicains néojacobins et socialistes modérés.

La Commune se met à l’œuvre, non sans une cacophonie évidente dès les premiers jours, et qui ira croissant. Elle appliquera pour l’essentiel le double programme que ses membres se sont fixé, avec beaucoup d’improvisation, d’hésitations, quelques errements et un grand dévouement. Suppression (symbolique) de l’armée permanente, moratoire sur les dettes et les loyers, séparation de l’Église et de l’État, plafonnement des traitements des fonctionnaires, réquisition des logements vacants, interdiction des amendes et retenues sur salaires, ainsi que du travail de nuit dans les boulangeries, effacement des petites dettes contractées contre gages auprès du mont-de-piété, etc. L’œuvre administrative et sociale de la Commune est tout à fait remarquable, si l’on tient compte des conditions dans lesquelles elle est réalisée et du peu de qualification de la majorité du personnel dont elle dispose.

Révolution politique et sociale, dont le fer de lance est une milice peu conforme aux critères de l’art de la guerre, la Commune mise d’abord et par-dessus tout sur la contagion révolutionnaire de son exemple et l’indignation suscitée chez les républicains de toutes sortes par les agissements du gouvernement Thiers et de l’Assemblée nationale monarchiste. Elle dépêchera des émissaires dans les villes de province, et ira même jusqu’à organiser un lâcher par ballon de tracts adressés « Aux travailleurs des campagnes » et se terminant par la proclamation de ce triple objectif : « la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous ».

L’espérance des communards n’est pas vaine. Dans la foulée du 18 mars parisien, des mouvements et tentatives communalistes se déclareront successivement à Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Toulouse, Narbonne, au Creusot et à Limoges. Mais toutes ces tentatives se soldent par des échecs plus ou moins graves. Dès les premiers jours d’avril, il devient clair que Versailles a le dessus dans le reste de la France. La capitulation étant jugée inadmissible par la grande majorité des communards, Paris isolé n’a plus d’autre choix que de tenir bon et de s’apprêter à un affrontement avec les Versaillais, que l’on sait inéluctable.

Le conflit glisse inexorablement vers le terrain de prédilection de la réaction versaillaise, celui sur lequel elle a un avantage certain : une armée aguerrie dans les expéditions coloniales et contre l’ennemi prussien, et cherchant une victime expiatoire de sa cuisante défaite face à ce dernier. Pendant que les préparatifs versaillais vont bon train, la défense parisienne s’enlise dans une douce anarchie que n’arriveront pas à surmonter les délégués successifs à la Guerre que la Commune désignera : Cluseret, Rossel, puis Delescluze. Les deux premiers, militaires de formation, démissionneront l’un après l’autre, exaspérés par l’absence totale de discipline d’une Garde nationale dont chaque homme de troupe se veut chef, puisqu’il peut élire ses chefs, et qui, de surcroît, ne sait plus à quel commandement se vouer : la Commune, son délégué à la guerre, sa commission exécutive, sa commission militaire, ou encore le Comité central maintenu de la Fédération de la garde nationale, sans parler des conseils de légion… Entre-temps, la Commune accumule les revers militaires face à une armée versaillaise qui resserre l’étau autour de Paris.

Dans Paris même, les gardes nationaux posent et se reposent. Elle est très expressive cette photo de groupe au repos, où se mêlent attitudes de soldats et postures de vacanciers, imberbes et barbus, barbes noires et barbes blanches, et quelques cantinières. Ces gardes au premier plan, nonchalamment allongés sur le sol, songent-ils, avec près d’un siècle d’avance, à la plage que recouvrent les pavés ?

 

Puis il y a ceux et celles qui posent en solo pour le photographe, parfois devant un décor en trompe-l’œil : l’officier, la cantinière, le chef de la flottille, la Parisienne anonyme — une de celles que la réaction versaillaise qualifiera de « pétroleuses », les accusant d’avoir allumé les incendies de la semaine finale. Il y a aussi, les bras vigoureusement croisés en un parallélisme remarquable,             « Tranquil » au regard redoutable, avec sa chéchia de “turco”, membre du comité de vigilance chargé de rechercher les réfractaires depuis que la Commune a décrété, le 6 avril, l’incorporation dans la Garde nationale de tous les hommes âgés de 19 à 40 ans ; et la citoyenne Hortense David, avec son béret de marin et son air de “force tranquille” qui fait penser que si la Commune avait été assez avancée pour incorporer également les femmes à sa Garde, le cours des événements en aurait peut-être été changé… Peu de combattants de la Commune se sont autant illustrés au combat que les quelques combattantes, dont la plus célèbre fut l’héroïque Louise Michel.

Exclues du droit d’élire et d’être élues aux responsabilités politiques par des hommes encore imbus des préjugés de leur époque, les femmes de la Commune n’en joueront pas moins un rôle remarquable, non seulement dans l’emploi bien traditionnel de cantinières, mais aussi à travers leurs organisations et comités propres, dont les plus connus sont l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés et le Comité de vigilance des citoyennes de Montmartre, ainsi que dans certaines organisations et clubs mixtes, comme le Club de la révolution, dont Louise Michel préside les débats à l’église Saint-Bernard du XVIIIe arrondissement…

C’est place Vendôme que se trouve l’hôtel de l’état-major de la Garde nationale, devant lequel on voit plastronner le major de la place, Simon Mayer. Chacun des deux accès de la place est barré : au nord, rue de la Paix, par une barricade à la mine débonnaire comme celle de ses gardiens ; au sud, rue de Castiglione, d’où pourraient surgir les Versaillais, par une véritable fortification autrement plus imposante. Les abords ouest de la place Vendôme et du premier arrondissement seront également dotés de fortifications impressionnantes, dont celle de la rue Royale et, la plus massive de toutes, celle de la place de la Concorde, à l’angle de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli, l’artère centrale de Paris qui mène droit à l’Hôtel de Ville où siège la Commune.

La principale attraction de la place Vendôme est cependant la colonne érigée en son centre à la gloire de Napoléon Ier dont la Commune, cette « antithèse de l’Empire » (Karl Marx), a décrété la démolition, dès le 12 avril, la considérant comme « un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international,          une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité ». Tout un programme pour une démolition, due à l’instigation entre autres du peintre Gustave Courbet, un des membres les plus actifs de la Commune dans les domaines de l’enseignement et des Beaux-Arts.

 

L’ingénieur chargé d’exécuter la sentence, membre du « club positiviste », s’est engagé à procéder au renversement de la colonne       le 5 mai, jour anniversaire de la mort de Bonaparte. Dans cette attente, on pose pour le photographe et pour l’Histoire au pied de cette colonne condamnée, avant que soit dressé l’échafaudage qui servira à l’abattre, ainsi qu’après. On voit des Gardes nationaux et quelques civils poser ensemble. Les mines sont plus graves, non seulement parce que l’occasion est solennelle, mais aussi parce que l’on est déjà en mai et que l’on appréhende le dénouement de l’épopée communale. Les civils que l’on voit sur ces photos, au pied de la colonne, permettent de vérifier la diversité sociale des Parisiens de la Commune : des casquettes ouvrières jusqu’aux hauts-de-forme, en passant par les chapeaux melons et les chapeaux mous, on trouve des couvre-chefs appartenant à toutes les catégories sociales.

L’abattage de la colonne sera repoussé au 16 mai. Dans cet intervalle, la Commune fait procéder à une autre démolition : celle de l’hôtel particulier de Thiers, place Saint-Georges, vengeance symbolique dont l’inanité — il ne fait pas de doute que l’Assemblée nationale compensera généreusement le chef de son exécutif — témoigne de la rage impuissante qui gagne les Parisiens face à l’intransigeance de Versailles et à la cruauté de ses troupes, qui fusillent les communards tombés entre leurs mains

 

Puis vient le 16 mai, jour de l’événement le plus photographié de la brève histoire de la Commune de Paris. Une série de clichés pris ce jour-là montre les étapes de l’abattage de la colonne Vendôme. Une fois celle-ci renversée, on se juche sur son socle pour y brandir le drapeau rouge. La statue de Napoléon Ier, gisant à terre et préservée de l’effritement, est l’occasion de nouvelles photos de groupes posant pour la postérité. Les jours suivants, alors que les débris de la colonne ont été rangés, on vient de tout Paris admirer ce défi symbolique à la tyrannie, dernière et maigre satisfaction avant l’assaut des Versaillais. L’empereur gisait au sol… « Pour remonter le maître sur son piédestal, il fallut un échafaudage de trente mille cadavres. » (Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, 1876)

Depuis que les troupes de Versailles ont pris les forts d’Issy et de Vanves, les 8 et 13 mai, après les avoir démolis sous un déluge de feu, on sait leur assaut imminent. Il débutera le dimanche 21 mai, à 15 heures, par le sud-ouest de Paris. Du lundi 22 au dimanche     28 mai, à 11 heures, ce sera la « Semaine sanglante ». Les Versaillais avancent méthodiquement et implacablement dans la ville, d’ouest en est, précédés des boulets de leurs canons, en massacrant les Parisiens à la baïonnette, au fusil et à la mitrailleuse,              par dizaines, centaines et milliers, combattants et non combattants (pour les trois quarts, selon Lissagaray), hommes, femmes, enfants et vieillards. Le 24 mai, le principal dispositif de défense du premier arrondissement est pris : c’est le verrou central d’une ligne de défense qui traverse Paris du nord au sud, sur les deux rives de la Seine, et qui est repoussée au soir jusqu’à un axe passant par l’Hôtel de Ville, pris le même jour. Puis, les quatre jours suivants, l’avance des troupes versaillaises se referme comme un étau sur le dernier réduit de l’Est parisien, les barricades de Belleville, tombées le 28 mai, en milieu de journée.

Au fur et à mesure de leur repli devant le rouleau compresseur versaillais, les défenseurs de Paris mettent le feu aux lieux de la richesse et du pouvoir — beaux quartiers, ministère des Finances, Palais de Justice, Préfecture de police, etc. —, allumant plusieurs incendies auxquels s’ajoutent, en un gigantesque brasier, ceux qui sont causés par les bombardements des assaillants. Paris brûle. Des communards enragés assassinent les quelques dizaines d’otages que la Commune détient depuis avril. Les combats feront quelques centaines de victimes dans les rangs des assaillants : en tout, près de mille morts du côté des Versaillais… contre 20 000 morts environ du côté des Parisiens — dont 17 000, au moins, exécutés après un simulacre de jugement au cours de la Semaine sanglante, si l’on s’en tient au chiffre admis par la “justice” militaire, auxquels s’ajoutent près de 3 000 tués au combat.

 

De la fureur de cette semaine apocalyptique, il ne nous reste, en guise de témoignage photographique, que des photos prises après coup, montrant les rues, quartiers et édifices ravagés dans Paris — probablement les premières photos d’une ville ravagée par la guerre, et déjà tellement semblables à celles que connaîtra le XXe siècle. S’il y avait une esthétique de la désolation, la photo de la rue Royale dévastée en mériterait la palme : remarquable cadrage avec à gauche, un affût de canon ; au centre, un réverbère et un kiosque étrangement debout au milieu des décombres ; à droite, un arbre calciné et quelques volets et planches. Sur la partie visible d’un panneau, on peut lire « …LIQUE » : la rue Royale aurait-elle été rebaptisée, sous la Commune, rue de la République ?

 

Des tueries, les seules photos qui portent une trace, vu les contraintes techniques de l’époque, sont celles de cadavres à l’hôpital ou dans des cercueils. Ces corps alignés à la morgue inaugurent un martyrologe photographique du mouvement révolutionnaire, dont l’image la plus médiatisée au XXe siècle sera celle du cadavre de Che Guevara en Bolivie. Ici les martyrs sont plusieurs, rangés en une perspective macabre. Ils sont, pour la plupart, anonymes. Ceux d’entre eux qui eurent le “privilège” d’être inhumés dans des cercueils de fortune, portent des étiquettes numérotées. Les autres, c’est-à-dire la très grande majorité des victimes, ont été jetés (parfois encore vivants) dans des fosses communes.

« L’inhumation de cette armée de morts dépassant toutes les forces, on essaya de dissoudre. Les casemates avaient été bourrées de cadavres ; on répandit des substances incendiaires et on improvisa des fours crématoires ; ils rendirent une bouillie. Aux buttes Chaumont on dressa un bûcher colossal inondé de pétrole et pendant des journées, une fumée épaisse, nauséabonde empanacha les massifs. » (Lissagaray)

 

Quarante mille personnes au moins, hommes, femmes et enfants, seront arrêtées, parquées pour un tiers dans les prisons et forts de la région parisienne, comme ces femmes à la prison des chantiers à Versailles (où séjourna Louise Michel) que l’on voit sur un photomontage. Les deux autres tiers sont envoyés vers les pontons, les forts et les îles du littoral atlantique. « Le transfert s’effectue par voie ferroviaire, dans des conditions souvent épouvantables. On embarque les captifs dans des wagons de marchandises ou à bestiaux, par groupes de trente ou quarante, avec un bidon d’eau pour dix et deux rations de pain pour chacun, et on les enferme soigneusement. Le voyage dure de vingt-quatre à trente-deux heures, pendant lesquelles la fringale, la soif, le manque d’air, l’impossibilité de s’allonger pour dormir transforment certains transportés en fous furieux, qui déclenchent des bagarres parfois mortelles. » (William Serman, La Commune de Paris, 1986)

Les prisonniers doivent attendre leur tour, dans des conditions de détention épouvantables, avant d’être “jugés” à Versailles ou Paris, où ils sont transportés à nouveau de la même façon. Un autre photomontage nous montre le Conseil de guerre à Versailles, siégeant sous un crucifix. Les procès se poursuivront jusqu’en 1874. Les conseils de guerre prononceront 13 450 condamnations (dont 3313 par contumace), comprenant 270 condamnations à mort, 410 aux travaux forcés, 3989 à la déportation dans une enceinte fortifiée et 3507 à la déportation simple. Les condamnés qui survivront au transport en Nouvelle-Calédonie, y arriveront au bout d’un voyage de plus de cinq mois, à fond de cale, dans des cages ou des batteries, les fers aux pieds…

Que la Commune ait été l’annonciatrice des révolutions du XXe siècle est certes discutable, mais ce qui est incontestable, c’est que sa répression dirigée par Adolphe Thiers préfigurait les pires atrocités qu’allait connaître ce siècle tragique entre tous.


* Thiers était expert en la matière : ministre de l’Intérieur sous la monarchie de Juillet, il avait fait intervenir l’armée pour écraser les ouvriers et le peuple républicain de Paris, insurgés, en avril 1834, contre sa décision de les priver de toute liberté d’association. Sur ses ordres, les troupes du général Bugeaud, futur conquérant sanguinaire de l’Algérie, massacrèrent les manifestants rue Transnonain, le 14 avril, en une journée sanglante que Daumier a représenté par l’une de ses lithographies les plus célèbres.

 

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