Danièle Sallenave et la « démocratie de la délibération citoyenne »

Parole en haut silence en bas (Paris, Gallimard, collection « Tracts », janvier 2021) est un petit livre qui n’aurait probablement pas été évoqué dans ces colonnes si l’éditeur ne nous l’avait pas adressé d’« office », ainsi qu’on dit dans les librairies. L’académicienne y critique l’envahissement de l’espace public français par une parole officielle reprenant les principes de la « propagande de guerre », et elle plaide pour que                                    « les Innombrables », ceux « qu’on n’entend jamais », trouvent les moyens de restaurer « la souveraineté du peuple », particulièrement remise en cause depuis les récents attentats. Telles sont du reste les circonstances à l’origine de ce texte rédigé entre octobre et novembre 2020 et découpé en vingt sections (auxquelles renvoient les chiffres ci-dessous), dans un enchaînement qui ne « coule » pas toujours « de source ».

Soit l’assassinat suivi de décapitation de Samuel Paty, les caricatures de Mahomet à l’école, les flots de déclarations officielles et de commentaires médiatiques, sur fond de   « silence en bas » et d’atmosphère de « guerre », celle censée opposer le pays aux terroristes d’abord, à l’épidémie ensuite, et une liberté d’expression compromise (1, 2, 3). La condescendance présidentielle à l’égard de « Jojo au gilet jaune » – l’auteure y avait déjà consacré un essai dans la même collection – montre la nécessité d’ouvrir des « instances de délibération avant de lancer un projet de loi », permettant aux                 « Innombrables », dans toute leur diversité de situations, de croyances et d’opinions, de prendre part à « la délibération démocratique », au-delà de réseaux sociaux ne permettant généralement que des « partages », encourageant le narcissisme et servant au mieux de palliatif (4, 5).

 

Les graves questions posées par les attentats, dans leurs tenants et aboutissants, mériteraient une « intense consultation démocratique », au lieu d’une mise en scène de prétendues « valeurs » nationales ou autres censées être antagoniques de celles des terroristes, et incapables en réalité d’unir l’ensemble de la population. À l’inverse de ces « valeurs »associées à des affects, les « principes républicains » sont solides, légitimes, on peut les « expliquer », voire « les faire aimer ». Les « valeurs » dites « universelles », l’opposition « civilisation contre barbarie », des traits de culture aussi contestables que « le goût de la fête » ou « la galanterie » n’offrent que des sophismes, surtout dans l’hypothèse où la visée des terroristes ne serait pas là, mais bien plutôt « la politique étrangère » du pays (6, 7, 8, 9).

Les gouvernants se forment une image fausse de l’individu ordinaire, qui a toujours ses particularités propres, peut-être ont-ils même engagé une stratégie de mise au pas et de réduction au silence de la population. Leur communication reprend les recettes de          « la propagande de guerre » de 1914, répandant une suspicion générale et simpliste envers les Français musulmans. Mais le principal « bâillon du simple citoyen » est son  « illégitimité », « la vraie inégalité est là ». Légitimité et illégitimité sont « affaire de pouvoir », de « naissance », de « méritocratie », mais aussi d’affects individuels, ainsi que d’école, pour son rôle émancipateur (10, 11, 12).

Les caricatures de Mahomet engagent la question de « la responsabilité », notamment à l’école, qui a eu longtemps une attitude de « réserve » à l’égard des confessions religieuses, privilégiant « l’argumentation rationnelle » quand elle est possible. Or ces caricatures sont dépourvues « d’humour », ne consistant qu’en une « représentation obscène et dégradante » dont les sources et les intentions sont douteuses, pour peu qu’on enquête aux Pays-Bas, aux États-Unis, en France même, finissant par mener aux thèses du « grand remplacement » ou de la « soumission » (13, 14, 15, 16).

Ces caricatures n’ont à être affichées ou mises en valeur par aucune des autorités officielles ni dans aucun édifice public, sauf à répéter les errements européens du XIXe siècle sur la prétendue « supériorité » de la « civilisation » occidentale. Elles appellent, au nom du principe de responsabilité, un « examen démocratique, au cas par cas », de la possibilité de les publier, tout comme il était responsable, en Inde, de ne pas y publier les Versets sataniques de Rushdie, pour éviter d’y exciter des tensions interreligieuses déjà très vives (17, 18).

« Silence vaut acceptation » serait un principe récemment introduit en droit[1], et il pose la question du consentement. Celles et ceux qui élèvent la voix se voient appliquer ce volet de la « propagande de guerre » consistant à les assimiler à une « 5e colonne » de traîtres « islamogauchistes », c’est l’un des signes du glissement des gouvernants vers le néo-conservatisme. Il reste indispensable de refuser l’usage de la laïcité comme arme de guerre contre les Français musulmans. La délégation de pouvoir par le truchement du mandat représentatif ayant pour effet de faire taire la population et de la mettre à l’écart de toute décision, et la parole officielle, spécialement à propos de terrorisme et d’islam, mettant en cause à la fois la souveraineté du peuple et les libertés d’opinion et d’expression, il devient urgent de réaliser « enfin », par tous moyens,           « une démocratie de la délibération citoyenne » (19, 20).

Cette prise de position de D. Sallenave a l’intérêt d’envisager des sujets qui ont longtemps occupé, sinon le public, du moins les « faiseurs d’opinions » et les espaces médiatiques qu’ils monopolisent dans ce pays. Peut-être, comme bien d’autres avant elles, sera-t-elle caricaturée pour donner prétexte à polémique, puisque c’est l’une des dramaturgies préférées des actuels médias dominants. Ici, on observera seulement le caractère essentiellement « national » des questions et des analyses qu’elle développe et qui se poseraient en de tout autres termes dès la première frontière franchie, ainsi que leur insuffisante profondeur politique[2]. Mais il s’agit là en tout cas de réactions et de réflexions sincères d’une « intellectuelle de gauche » qui semble ne plus voir d’avenir pour la démocratie que dans un sursaut décisif des « Innombrables ».

Gilles Bounoure

[1] Dans ce passage où elle entend articuler « silence » et « consentement »,                 D. Sallenave se montre trop sommaire. Les notions d’« accord tacite » ou de « tacite reconduction » des contrats remontent au droit romain, mais de nombreux contre-exemples montrent que le silence peut valoir refus – c’est l’usage actuel de nombreuses administrations françaises de rejeter une requête en n’y apportant pas de réponse. On pourrait encore citer le « déni de justice »… L’auteure aurait pu facilement étendre sa réflexion à la progression récente de l’abstention électorale en France, et aux diverses interprétations qui en ont été avancées : rejet, désintérêt, indifférence, désespérance…

[2] Ainsi de la « légitimité » et de son contraire, où résiderait « la vraie inégalité » (pp. 30-31). À ces notions qui n’ont guère de sens hors du droit positif propre à chaque pays et à chaque époque, les spécialistes de sciences politiques préfèrent celle               d’« autorité », qui peut éventuellement se passer du recours à la loi ou au consensus. Quant à y reconnaître « la vraie inégalité », on aura la charité de ne pas demander à l’auteure d’énumérer celles qui sont « les fausses » de son point de vue. Pour rester dans le droit positif, les refus de naturalisation et de droit de vote constamment opposés à des immigrés pour beaucoup musulmans constituent des moyens parmi d’autres de les exclure de la « légitimité ».

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