Précarité de la recherche dans les années 1970-1980 

 Récit de « hors-statuts » en lutte *

Propos recueillis par Maira Abreu et François Boureau ** 1

 

Introduction

L’enseignement supérieur et la recherche (ESR) en France sont marqués depuis longtemps par différentes formes de travail « précaire ». Les assistant·es, les chargé·es de cours, les vacataires (enseignant·es-chercheurs·euses ou ITA), pour ne citer que ces exemples, assurent en effet, de manière gratuite ou rémunérée, avec ou sans contrat, une part considérable du travail dans ce secteur. Dans les années 1960-1970, le nombre de « précaires »2 commence à dépasser le nombre de titulaires à l’Université (PECRES, 2011), comme dans certaines disciplines au CNRS (Pollak, 1976). Un mouvement dit des « hors-statuts » dont l’objectif est d’obtenir une intégration sur postes stables prend alors forme dans les universités et la recherche. Ce n’est pas à l’époque un phénomène isolé puisqu’il existait des « hors-statuts » dans d’autres secteurs d’activités. L’ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française) avait ainsi ses réalisateurs·trices, producteurs·trices et auteurstrices « hors-statuts », de même que l’Education Nationale avait ses maîtres-auxiliaires et les PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones) ses auxiliaires, autant de personnels qui mènent d’ailleurs leurs propres luttes en parallèle de celles qui nous intéressent ici. Sans revenir sur l’intégration des « hors-statuts » à l’université, nous proposons dans ce papier de nous concentrer sur l’histoire de l’intégration des hors-statuts de la recherche au CNRS.

Cette histoire est évoquée dans divers travaux en sciences sociales (Heilbron, 2020 ; Benamouzig, 2005 ; Herzlich et Pierret, 2010 ; Picard, 1990 ; Bezès, 2005, Lassave, 1997, parmi d’autres) qui sont cependant le plus souvent peu diserts sur cet épisode et présentent un certain nombre de limites. Ils mettent par exemple l’accent sur l’intégration des chercheurs·euses alors que celle-ci a également concerné les personnels ingénieurs techniciens et administratifs (ITA). Ils restent également focalisés sur ce qu’elle a représenté dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS) au détriment des autres disciplines. Enfin, ces travaux ne permettent pas de nous renseigner sur les formes prises par les mobilisations des hors-statuts. À l’heure actuelle, seules la mémoire orale et la mémoire syndicale permettent de saisir leurs conditions concrètes d’emploi et de travail, des formes d’action collective qu’ils et elles ont employées, ou encore de ce que l’intégration puis la titularisation sur le statut de la fonction publique ont représenté à l’échelle des trajectoires des chercheurs·euses et des ITA.

Le développement des emplois « hors-statuts »

La montée du travail « hors-statut » dans l’ESR à cette époque est liée à deux grandes transformations : la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur et le développement d’une politique contractuelle de recherche. En effet si, aux yeux des planificateurs du Commissariat général au Plan la recherche devient une priorité pour alimenter le développement économique et social du pays à partir du IVe Plan (1962-1965) et que les investissements augmentent en conséquence, ceux-ci passent pour l’essentiel par une politique de développement contractuel de la recherche. Plusieurs organismes chargés d’orienter, de sélectionner et de distribuer les contrats de recherche voient le jour : la Délégation générale à la recherche scientifique (DGRST) et le Comité d’organisation des recherches appliquées sur le développement économique et social (CORDES) en sont deux exemples particulièrement représentatifs.

Une première définition du « hors-statut » de la recherche renvoie à l’ensemble des agents (ITA et chercheurs) travaillant au sein des composantes du CNRS sans bénéficier du statut de contractuel de droit public du CNRS3. Mais la politique de recherche contractuelle n’a pas uniquement recours à des chercheurs et des ITA rattachés à des laboratoires du CNRS, elle fait également appel à des équipes de recherche de droit privé constituées en association (Loi 1901). Les luttes dont il est question ici ont justement participé à élargir la catégorie des « hors-statuts » à ces agent·es exerçant dans le privé grâce à des financements publics. S’il est difficile de déterminer le nombre de personnes que recouvre cette catégorie, Florent Loiseau évoque 8000 personnes ayant bénéficié de contrats plus ou moins renouvelés avec la DGRST ou d’autres organismes publics et qui sont, pour une majorité d’entre elles et eux, chercheurs·euses en sciences sociales [in Bezès, 2005].

Cette politique de recherche contractuelle connaît cependant un ralentissement à partir de 1973. Les chercheurs·euses et leurs équipes sont alors menacé·es de perdre leur emploi. C’est dans ce contexte de ralentissement de la politique contractuelle et d’effervescence politique post-68 que le mouvement des hors-statuts prend son essor.

Les luttes des « hors-statuts » de la recherche

Si la revendication de l’intégration des hors-statuts apparaît dès les années 1960 et qu’elle se traduit dès 1968 par la création d’une commission d’intégration pour les ITA (SNTRS, Bulletin de la Recherche Scientifique n°441, 2009), la mobilisation semble n’avoir réellement pris corps qu’en mai 1972 avec un premier appel commun à la grève et des manifestations dans plusieurs villes de France (Le Monde, 11 mai 1972). Trois syndicats semblent avoir joué un rôle de premier plan dans cette mobilisation : le SNCS-FEN, le SGEN-CFDT et le SNTRS-CGT. Chercheurs·euses et ITA se constituent alors en assemblées générales, en « comités de liaison », et organisent des rencontres nationales. Ce travail d’organisation donne lieu à la rédaction de tribunes et de pétitions, mais aussi à des grèves, des manifestations et des occupations, comme celle du Secrétariat d’État à la Recherche le 20 février 1989 (Le Monde, 21 février 1979) . En octobre 1977, trois militant·es iront même jusqu’à mener une grève de la faim pendant deux semaines dans le hall de la Maison des Sciences de l’Homme. (Information n°100, 21 octobre 1977).

En 1975, un plan d’intégration pour les chercheurs·euses est annoncé par le gouvernement Chirac. D’après des sources de l’époque4, il prévoit d’intégrer les personnels travaillant dans des organismes publics au 31 décembre 1975 et pouvant justifier de cinq ans d’ancienneté à condition de présenter un projet de recherche auprès des commissions du comité national du CNRS qui jugeront de la qualité des dossiers. Le plan d’intégration est cependant considéré comme insuffisant par une partie des « hors-statuts » qui soulignent l’hétérogénéité des situations : certain·es travaillent dans des associations, sont payé·es sur des crédits ministériels, sur des vacations ou des frais de mission. Après 1975, la négociation sur les critères d’intégration et donc sur les frontières de la catégorie « hors-statut » devient un élément important de cette mobilisation.

Face aux restrictions qui pèsent sur le plan d’intégration, que certain·es n’hésitent pas à qualifier de « plan de licenciement » déguisé, la mobilisation reprend de plus belle et se poursuit jusqu’au terme du plan, en 1980, avant de rebondir quelques années plus tard au moment de la titularisation des agents·es du CNRS sur le statut de la Fonction publique.

Selon les témoignages présentés ici, les « hors-statut » ont été nombreux à se mobiliser. Si on ne connaît pas, en définitive, le nombre exact d’ITA et de chercheurs·euses intégré·es toutes sections confondues, en sciences humaines et sociales on parle de 400 chercheurs·euses sur l’ensemble de la période du plan d’intégration (1975-1980). Hormis le nombre absolu d’intégrations, il est intéressant de considérer la part relative qu’a représenté l’intégration des chercheurs·euses hors-statuts dans certaines sections du Comité national : en sociologie, où le nombre d’intégration a été le plus élevé – 171 intégrations selon Johan Heilbron (2020) -, le plan de 1975 a fait doubler les effectifs de la section.

À certains égards, la situation de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « précaires de  l’ESR » fait écho à celle des travailleurs·euses « hors-statuts » de la recherche de ces années-là. Si les hors-statuts pouvaient connaître des formes de « précarité » que l’on ne croise plus beaucoup aujourd’hui (personnel rémunéré sur crédit de matériel ou frais de mission et de ce fait privé des droits associés à la Sécurité sociale)5, dans les deux cas, la rémunération est souvent faible, le travail souvent invisible et gratuit se fait dans des conditions difficiles, et n’offre aucune garantie d’emploi stable. Cependant, les conditions d’emploi et de précarité dans l’ESR ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’à l’époque. De fait, la montée du travail « hors-statut » a eu lieu dans un double contexte de croissance des financements de recherche et de croissance du nombre de postes statutaires. Si cela resterait à vérifier, il est ainsi probable qu’une partie des chercheur·euses « hors-statuts » qui n’ont pas bénéficié du plan d’intégration soit parvenue à s’insérer sur le marché de l’emploi scientifique statutaire en rejoignant l’université ou les établissements de recherche par les voies classiques. Aujourd’hui la situation se caractérise par une diminution des postes titulaires ouverts chaque année aux concours, une stagnation des investissements dans la recherche, une captation d’une partie d’entre eux par le secteur privé et une concentration des moyens de recherche publique restants sur des « pôles d’excellence » sur la base d’appels à projets.

La présente contribution entend donner la parole à quatre ex-hors-statuts (deux chercheurs·euses et deux ITA) aux profils variés, tous intégrés au CNRS à cette période. Côté chercheurs·euses nous avons sollicité les témoignages d’Helena Hirata à l’époque rattachée au Centre de sociologie des organisations et syndiquée SGEN-CFDT, et de Christian Topalov qui était quant à lui membre du Centre de sociologie urbaine, et syndiqué SNCS-FEN. Outre le récit d’une partie de leurs trajectoires, l’un et l’autre décrivent les spécificités des secteurs publics et privés de la recherche contractuelle, le rôle joué par le plan d’intégration dans l’émergence de nouvelles thématiques et équipes de recherche en sociologie, mais aussi l’échec de la mobilisation à faire intégrer tout le monde, la persistance d’un certain stigmate attaché au fait d’être entré au CNRS par la voie de l’intégration plutôt que par la voie classique malgré la sélection par les pair·es.

Côté ITA, nous avons recueilli les témoignages de Jocelyne Léger et Danielle Muller toutes les deux hors-statuts au sein du Centre de Documentation Scientifique et Technique (CDST) du CNRS et syndiquées au SNTRS-CGT. Leurs contributions à la fois passionnantes et extrêmement précises reviennent, entre autres, sur l’organisation et la division du travail de production « quasi-industrielle » de l’information scientifique et technique au CDST ; sur les modalités d’action originales qu’elles ont mobilisées pour obtenir à la fois l’intégration des hors-statuts puis, quelques années plus tard, la titularisation sur le statut de la fonction publique de l’ensemble des ITA travaillant à mi-temps au CNRS ; sur le rôle moteur joué par les femmes dans ces luttes, etc.

À l’heure où les travailleurs·euses précaires et titulaires de l’ESR se (re)mobilisent contre le démantèlement de l’enseignement supérieur et de la recherche sur postes stables et la montée de la « précarité » et où une nouvelle vague de mobilisation des précaires de l’ESR  prend forme, il nous est apparu important de revisiter et de donner à voir une lutte victorieuse. Cette lutte nous rappelle l’importance de l’auto-organisation des précaires et de leur combativité. Elle met en relief le rôle des syndicats dans ce genre de mobilisation. La création massive des postes statutaires, revendication principale de ce mouvement, demeure centrale dans les mobilisations actuelles des précaires de l’ESR, et l’adoption de la Loi de Programmation de la Recherche (LPR) ne fait que renforcer l’importance de ce mot d’ordre.

Références :

Daniel Benamouzig, La santé au miroir de l’économie : une histoire de l’économie de la santé en France, PUF, Paris, 2005.

Philippe Bezès (dir.). L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la Ve République. La Découverte, Paris, 2005

Johan Heilbron, La sociologie française. Sociogenèse d’une tradition nationale, CNRS Editions, Paris, 2020.

Claudine Herzlich et Janine Pierret, « Au croisement de plusieurs mondes : la constitution de la sociologie de la santé en France » (1950-1985), Revue française de sociologie, vol. 51/1, 2010.

Pierre Lassave, Les sociologues et la recherche urbaine dans la France contemporaine, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1997

Jean-François Picard, La République des savants. La recherche française et le CNRS, Flammarion, Paris, 1990

Michael Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 1976, Vol. 2, n°2-3, juin 1976, p. 105-121.

P.E.C.R.E.S. Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Raisons d’agir, Paris, 2011.

 

Jocelyne Léger

Jocelyne Léger est née en 1949 dans le 20e arrondissement de Paris. Elle devient une   « hors-statut » de la recherche en octobre 1971. À l’époque étudiante à Paris IV dans le but de devenir professeure de géographie, elle cherche un « petit boulot étudiant » pour subvenir à ses besoins. Elle est recrutée au service catalogage du CDST (Centre de Documentation Scientifique et Technique) comme vacataire à mi-temps. Si elle a participé aux événements de 1968 au lycée de Montreuil elle ne s’est, dans un premier temps, pas engagée davantage et est restée étrangère au syndicalisme étudiant. Lorsque se déclenche, en 1973, le mouvement des hors-statuts du CDST elle n’a aucune expérience syndicale. C’est néanmoins l’occasion pour elle de s’engager à la CGT où son père, ouvrier, avait sa carte sans y être militant. Elle obtient sa titularisation le 1er avril 1975. Devenue rédactrice quelques années plus tard, elle intègre à la fin des années 1980 le corps des ingénieurs d’étude du CNRS grâce au concours interne et y exerce la fonction de documentaliste spécialisée en information statistique.

Pourriez-vous retracer en quelques mots les conditions de votre arrivée au CNRS ?

 Je suis arrivée un peu par hasard au CDST du CNRS en octobre 1971. À l’époque j’étais étudiante en maîtrise de géographie à Paris IV. Je ne savais absolument rien du CDST et à peine plus du CNRS. Je n’avais pas de bourse, ma famille n’avait pas les moyens de payer autre chose que mon hébergement et ma nourriture au domicile familial. Il me fallait un emploi pour le reste mais il ne fallait pas qu’il me détourne de mon objectif : devenir prof de géographie. Il me fallait un « petit boulot d’étudiant ». À ce moment-là, je n’avais aucune expérience syndicale mais je connaissais la CGT parce que mon père (ouvrier) était adhérent, mais pas militant.  J’avais participé aux événements de 1968 au lycée de Montreuil (93) mais je n’étais pas engagée politiquement. Adhérer à un syndicat était pour moi une évidence mais seulement quand je travaillerai « pour de  bon ». Le syndicalisme étudiant m’était totalement étranger […]. J’avais une petite tendance à qualifier les syndicalistes étudiants qui venaient de temps en temps faire de l’agitation politique de « fils à papa » qui faisaient perdre leur temps aux étudiants salariés comme moi.

 Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement du CDST et en quoi consistait le travail de ses agents, et plus particulièrement le vôtre ?

Le CDST du CNRS était une centrale documentaire qui avait pour mission de fournir à la communauté scientifique l’accès à l’information scientifique et technique internationale dont elle avait besoin et à favoriser la diffusion des travaux de la recherche française, dans une moindre mesure. La mission débordait largement les besoins du seul CNRS puisque à travers deux activités documentaires – la fourniture de documents primaires publiés dans le monde entier et l’édition de bulletins bibliographiques signalant les travaux publiés, les produits du CDST s’adressaient autant à la recherche académique qu’à la recherche industrielle ou médicale.

Le travail était organisé comme une chaîne de production avec l’acquisition et le stockage de la littérature scientifique (documents primaires) qui servait à la fois à alimenter le début de la chaîne et à fournir à la demande les textes originaux, et la fabrication d’une base de données (la base PASCAL) qui contenait l’analyse d’une sélection de documents primaires, en vue de l’édition du bulletin bibliographique (documentation secondaire). À chaque élément de la chaîne documentaire correspondait un service particulier composé de techniciens ou d’ingénieurs (environ 400). […] Pour toutes ces activités des professionnels qualifiés ont été recrutés comme  « contractuels à statut » (statut de 1959) et d’autres sur crédits de vacation payés à l’heure ou même payés « à la tâche » pour effectuer une partie précise de la chaîne documentaire.

Il y avait ainsi des vacataires « catalogueurs » et des rédacteurs qui étaient soit contractuels à statut, soit payés à la tâche (résumé, traduction), soit les 2 à la fois (plein temps ou mi-temps comme contractuel ou vacation + complément à la tâche). Tous étaient détenteurs d’un diplôme de 2ème cycle au minimum, d’un diplôme d’ingénieur ou souvent d’un doctorat comme en médecine ou pharmacie.

Quelles étaient les conditions de travail et de rémunération au CDST ?

 Dans les années 1970, environ 70 personnes travaillaient de façon permanente hors-statut de 1959, dont une cinquantaine de « rédacteurs auxiliaires » et une dizaine de catalogueurs permanents. Les salaires étaient équivalents à un demi salaire d’ingénieur contractuel débutant pour les rédacteurs et à un demi salaire de technicien débutant pour les catalogueurs. Il n’y avait pas de progression salariale, ni de prime. Le nombre de jours de congés était inférieur. Pour les rédacteurs l’alignement sur la grille de salaire se faisait en fonction du diplôme, tous occupant la même fonction dans la chaîne documentaire.

Comment s’est passée la mobilisation pour l’intégration des hors-statuts du CDST et quels modes d’action avez-vous employés ?

 Il y avait au CDST une grosse section syndicale CGT (plus de 50 adhérents, titulaires et hors-statut) qui menait une activité soutenue sur les questions d’intégration des vacataires permanents. Une section CFDT et une section FO existaient également, plus petites en nombre d’adhérents. J’avais adhéré à la section syndicale CGT en 1973. La question de notre titularisation me concernait directement mais pas seulement. Les années 1970 étaient riches en débats sur toutes sortes de questions liées à la transformation de la société et j’aimais ça.

Nous savions aussi que la situation du CDST au sein du CNRS était très particulière. Il n’y avait pas de chercheurs, nous étions organisés en vue d’une production quasi industrielle et nous étions confrontés à une direction sans imagination.

En 1973, un élément déclencheur, le licenciement abusif d’un rédacteur auxiliaire, provoque la mise en route de la lutte originale menée cette année-là : le « gel ». L’idée reposait sur la solidarité active des titulaires dans l’organisation d’un blocage complet de la chaîne de production de la base de données. Pendant 6 semaines personne ne transmettait sa portion de produit terminal (une notice bibliographique complète) au suivant dans la chaîne. Le travail était fait mais gelé. La base de données PASCAL a récupéré les notices sans dommage pour sa qualité à la fin du mouvement et il n’y a pas eu de perte de salaire puisque le travail était fait. Il était certes très perturbé par les AG et actions diverses mais la direction ne s’y est pas risquée.

Tous les rédacteurs auxiliaires qui le souhaitaient ont été titularisés sur un demi-poste statutaire en fonction de leur diplôme. Pour les catalogueurs c’était différent : seule la classification de la fonction a été prise en compte. Ils sont restés vacataires jusqu’en 1975 et il a fallu un deuxième « gel » de trois semaines cette fois pour obtenir leur intégration. J’ai été titularisée le 1er avril 1975.

Le statut de 1959 ne permettait pas de titulariser des étrangers. Nous n’étions que 2 françaises (dont moi) à pouvoir être titularisées directement sur un demi-poste. Les autres devaient s’engager à demander la nationalité française. Tous complétaient leur demi-poste par du travail à la tâche. Le statut de 1959 permettait le cumul. Pour les trois qui ne voulaient pas faire le choix de demander la naturalisation, la carte de travail de 10 ans a été obtenue. Le CDST s’est engagé à leur garantir un volume de notices à cataloguer leur permettant de recevoir le salaire équivalent à un plein temps niveau 3B. Ils devaient fournir 80 notices catalographiques par jour. Ceci a perduré jusqu’en 1984.

Pouvez-vous nous raconter comment s’est déroulée quelques années plus tard la lutte pour la titularisation des « mi-temps » du CNRS dans le statut de la Fonction Publique ?

A cette époque-là je ne travaillais pas au CDST. J’étais mise à disposition du Centre Confédéral de Documentation de la CGT où je travaillais à plein-temps. Je faisais partie du collectif mi-temps, j’étais en contact régulier avec les mi-temps CGT […]. Ce n’est qu’après mon retour au CDST fin 1985 début 1986 que j’ai pu participer activement aux réunions, aux AG ou aux discussions avec les directions de départements qui renâclaient à titulariser sur place et pas là où ils auraient aimé (le directeur des Sciences de la Vie en particulier qui voulait profiter de l’occasion pour recruter dans un nouveau labo de Sofia-Antipolis les nombreux mi-temps biologistes du CDST).

Je me souviens de l’opiniâtreté de notre lutte, de la simplicité de notre revendication (titularisation pleine et entière), de notre capacité à analyser et évaluer la situation. Pour la seconde fois dans ma carrière au sein du CNRS, j’ai pris conscience de l’importance de l’injustice comme déclencheur de lutte. L’égalité de traitement avec les autres, sans en rabattre, était primordiale et nous avons gagné.

Je garde aussi le souvenir de la convivialité qui régnait dans les réunions de travail du collectif. Recopier à la main des adresses sur des étiquettes, préparer des envois de compte-rendu parfois écrits à la main était peut-être fastidieux si l’on juge par les facilités technologiques actuelles mais on pouvait aussi rire pendant ce temps-là et se regonfler quand des moments de doute survenaient. Heureusement, on était nombreuses (j’insiste sur le féminin) et le découragement ne frappait pas tout le monde en même temps.

Je suis persuadée aussi que l’implication individuelle des mi-temps dans les modes d’actions proposés, comme l’épisode des cartes postales de vacances envoyées au Ministère par exemple, a beaucoup aidé. Ce n’était pas ♯mi-temps sur Twitter mais un précurseur en quelque sorte.

 Quel a été le rôle et quelles ont été les spécificités de votre syndicat (SNTRS-CGT) dans ces luttes ?

Dans ces années-là, le SNTRS ne syndiquait pas les chercheurs, il n’y avait que des ITA. C’était une situation héritée de la scission de la CGT et de FO après la guerre. La question commençait à se poser sérieusement au sein du syndicat mais pas au CDST. On regardait un peu de loin, d’autant plus que dans la période où la question a provoqué des grosses turbulences (après 1986) dans la CGT, nous étions nous, occupés à essayer de contrecarrer le projet de transférer le CDST en Lorraine (décision d’avril 1984) et d’empêcher ce que l’on considérait comme un projet de démantèlement.

Dans les 2 luttes dont il est question ici, le soutien du SNTRS a toujours été sans faille. D’une part parce que les membres SNTRS du collectif participaient à la vie du syndicat engagé depuis très longtemps dans les questions d’intégration et de reconnaissance des qualifications techniques, d’autre part le SNTRS nous apportait une aide logistique précieuse. Le SNTRS fonctionne aussi selon les principes fondateurs de la CGT, notamment celui de l’autonomie des structures syndicales. Nous étions les « experts » en matière de politique de l’information scientifique et technique mais cet aspect-là concerne d’autres luttes menées au CDST.

Au CDST il y avait aussi une section CFDT et une FO. Les relations étaient bonnes et l’unité d’action effective. Dans la lutte des mi-temps, qui dépassait largement le cadre du CDST, le SNTRS était vraiment moteur. La constitution d’un « collectif » spécifique à une revendication a été un mode d’organisation que l’on retrouve encore maintenant avec les « sans-papiers » par exemple, il y eut aussi des « coordinations » d’infirmières ou d’intermittents du spectacle. A l’époque nous pensions que les clivages idéologiques étaient préjudiciables à l’efficacité et personnellement je le pense toujours.

Après presque 50 ans de militantisme au sein du SNTRS, j’y suis toujours adhérente et je m’y sens très bien.

 

Christian Topalov

 Christian Topalov est né à Trojan en Bulgarie en 1944. Après une scolarité en région parisienne, il fait des études de philosophie, puis de sociologie et de sciences économiques à la Sorbonne, à la Faculté de droit et à l’EHESS dans les années 1960. Il a 24 ans en 1968 lorsqu’il est recruté pour travailler, sur contrat, au Centre de sociologie urbaine (CSU), dans le cadre d’une étude sur les propriétaires fonciers et le marché immobilier. Il parvient à convertir les travaux qu’il a menés dans le cadre de la politique contractuelle sur les promoteurs immobiliers en une thèse de troisième cycle de sociologie qu’il soutient en 1973 (Université Paris V, sous la direction d’Alain Touraine). C’est aussi autour de cette période qu’il s’engage dans la lutte pour l’intégration des hors-statuts de la recherche et adhère au Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS). En 1975, lorsqu’est adopté le plan d’intégration, il fait partie des premiers à en bénéficier et à rentrer au CNRS, institution dans laquelle il fera toute sa carrière, tout en étant élu directeur d’études « cumulant » à l’EHESS.

 

Comment êtes-vous devenu sociologue hors-statut ?

Comme beaucoup de sociologues de ma génération, je suis arrivé sur le marché du travail dans des conditions qui paraissent absolument hallucinantes aujourd’hui. Je devais avoir deux ou trois licences et on m’a fait, à la rentrée 1969 ou 1970, trois propositions d’emploi : une à Dauphine, une à Nanterre et une je ne sais plus où.  Et nous étions tous dans cette situation ! Je ne suis pourtant pas entré, comme beaucoup de mes amis l’ont fait alors, à l’université. Disons que j’étais dans une situation familiale qui m’imposait de gagner un peu plus. C’est ainsi que je suis devenu “hors statut”. En 1965-1966, j’étais président du « Groupe de socio”, c’était le syndicat UNEF des étudiants en sociologie de la Sorbonne. Et il y avait une association qui s’appelait Centre de sociologie urbaine (CSU), originellement créée par Chombart de Lauwe et peuplée surtout de catholiques de gauche. Le CSU avait pas mal d’argent grâce à des contrats avec le ministère de l’Equipement, le Commissariat au Plan, le District de la région parisienne et devait donc recruter. Comme ils voulaient le faire sur la base d’un contrat de travail correct – incroyable, mais vrai – ils sont venus nous voir à l’UNEF en nous disant : « Ce sont des étudiants que nous allons recruter, écrivons ensemble le contrat ». Je ne sais pas si vous imaginez. On a donc fabriqué ensemble un contrat de travail, dont j’ai oublié les termes, mais qui était sans doute plutôt favorable.

Quelques années plus tard, il se sont souvenus de cette discussion et ils m’ont recruté au CSU, début 1968, je crois. Mon expérience de hors-statut s’est inscrite dans ce contexte-là, c’est-à-dire le secteur associatif de la recherche contractuelle. On était très correctement payés et puis c’était une structure assez étonnante : tout le monde gagnait le même salaire. Ça, c’était le côté catholique de gauche, en plus, un ou deux d’entre nous étaient des mao convaincus, et puis il y avait LIP dans le paysage… On avait donc tous le même salaire, chercheurs et secrétaires, alors que ceux qui avaient fondé le CSU avaient 15-20 ans de plus que nous. Le budget de l’association était sur la table et voté en assemblée générale.

« Hors-statut » ne voulait donc pas toujours dire « précaire » à l’époque ?

On n’utilisait pas le mot « précaire », on s’appelait « hors-statut ». Tout simplement parce qu’on voulait un statut… Mais il y avait une variété considérable de situations qui ont été catégorisées sous ce même label, d’où un mouvement assez puissant. En gros, il y avait deux situations : les gens qui travaillaient dans le secteur associatif, comme nous au CSU, et ceux qui travaillaient dans des labos publics, CNRS pour l’essentiel.

En sciences sociales, un secteur associatif s’était développé parce que la plupart des patrons universitaires ou CNRS n’étaient pas très enthousiastes pour recevoir de l’argent des administrations. C’était, disons, trop subalterne. Les commanditaires de la recherche, faute d’universitaires et de grands noms, ont fini par trouver plus facile de se constituer un vivier d’associations qui dépendaient d’eux et faisaient ce dont ils avaient besoin. Lorsque s’est constitué ce monde des hors-statuts il n’y avait évidemment aucune condition de diplôme, aucun concours, on nous recrutait comme ça. D’ailleurs la sociologie française de l’après-guerre, c’était des gens sans tellement de diplômes, des gens qui avaient d’autres expériences sociales, souvent des militants. Au fond, les hors-statuts poursuivaient cette belle tradition, étaient une sorte de queue de comète de cette période d’un recrutement, disons « ouvert », des sociologues en France.

Dans les administrations, il y avait donc des gestionnaires des fonds de recherche qui s’étaient créé une clientèle de chercheurs avec laquelle ils avaient un dialogue privilégié. Nous étions dans cette dépendance et vivions au rythme des contrats. Il fallait écrire le projet de recherche suivant avant d’avoir fini la recherche en cours. Une recherche, c’était 18 mois pour remettre un rapport, et il fallait enchaîner, parce qu’autrement on n’aurait pas eu de salaire ensuite. Je crois que c’est pire aujourd’hui avec l’ANR, car c’est dans le projet lui même qu’on doit dire ce qu’on va trouver ! En tous cas, il y avait cette pression permanente, la difficulté à publier et le temps qui manquait pour lire. A part notre formation universitaire, nous étions totalement incultes. Comme disent nos maîtres aujourd’hui, on pouvait « innover » parce qu’on ne savait rien (rires). Donc il y avait ce rythme-là, dont on ne voulait plus.

Les chercheurs et personnels contractuels dans le secteur public, c’était différent. Il y avait des patrons qui recrutaient des protégés. On n’appelait pas ça les « précaires », mais ils l’étaient réellement. Beaucoup étaient payés sur vacations, c’est-à-dire qu’ils ne savaient pas si le mois suivant ils auraient du travail. D’autres avaient un contrat pour la durée de la recherche, mais dans une grande incertitude sur la suite. Autant au CSU c’était vital pour l’ensemble du groupe que les contrats se suivent, autant dans un labo CNRS si le patron avait envie de faire autre chose, d’écrire son livre ou de passer une année à Berkeley, il n’était pas obligé de trouver un contrat pour maintenir l’emploi. Il y avait aussi des disciplines où il n’y avait pas de contrat de travail du tout, les gens étaient payés sur des missions fictives, des caisses noires. Donc il y avait un désordre extrême dans les rémunérations, les salaires étaient très faibles, il y avait des secteurs des sciences sociales où ce qu’on appelle aujourd’hui la « précarité » était très grande.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le déroulement de la mobilisation et les enjeux du plan d’intégration ?

Vous allez voir que la mémoire des acteurs n’est pas toujours la meilleure des sources : je n’ai plus les dates en tête, et j’ai même oublié le détail de nos formes d’action. On a pétitionné, manifesté, fait et diffusé un film. La bagarre pour l’intégration a dû commencer en 1972 et on a obtenu des résultats deux ans plus tard à peu près, après l’élection de Giscard en 1974. […]

La condition du plan d’intégration, c’est qu’il devait être mis en œuvre à budget constant. La solution était toute simple : les organismes qui finançaient la recherche contractuelle devaient verser leur budget au CNRS et c’est ce transfert qui permettait de créer des postes. C’était donc un basculement de la recherche sur projet à la recherche sur statut. Tout ça n’a pas coûté un sou à l’État. C’est une décision étonnante vue de notre fenêtre aujourd’hui, mais c’est celle qui a été prise. Resterait à comprendre pourquoi : faute d’enquête, je ne sais pas. Mais le cadre politique était entièrement différent : aujourd’hui, la précarité se développe en même temps que les effectifs de titulaires diminuent. A l’inverse, pendant la grande époque de croissance des contrats de recherche, le nombre des postes mis au concours au CNRS et à l’université augmentait aussi. Cela change tout. Bien sûr, avec l’intégration, il y a eu un gros trou d’air, qui a duré des années, du côté des administrations commanditaires de recherche. Tous les gens qui géraient la recherche n’avaient plus rien à gérer, c’était une situation assez intéressante qu’il faudrait aussi interroger de leur point de vue.

Des milliers de postes ont été créés pendant 5 ans, mais tous les hors statuts n’ont pas été intégrés. Il y avait une condition : justifier de 5 ans d’emploi comme hors statut. Tous ceux qui avaient été financés de bric et de broc ou de façon trop intermittente, n’ont pas pu bénéficier du plan et ont été expulsés de la recherche. Bien sûr, on s’est battus sur des cas individuels, et on a obtenu des résultats au cas par cas, mais il y a eu aussi des perdants.

Comment le plan d’intégration a-t-il été reçu au CNRS ?

Comme tous les recrutements au CNRS, l’intégration passait par un concours. Mais au lieu d’avoir 6 postes au concours il y en avait, disons, 25, dont 19 réservés à des hors-statuts. Les candidats recalés sur les postes classiques trouvaient cela injuste : « Mais pourquoi ils ne sont pas classés en même temps que nous ? Si ça se trouve, je suis meilleur qu’eux ». Formellement, il y eu interclassement, en réalité il y avait un contingent de postes hors-statuts.

Le SNCS (Syndicat national des chercheurs scientifiques) a pris le parti de lutter pour le plan d’intégration, y compris pour les personnels du secteur associatif, alors que le SGEN-CFDT (Syndicat général de l’Education nationale) était contre et ne voulait soutenir que les personnels de la “recherche publique”. Je trouve que le SNCS a pris une décision courageuse, car il était en décalage par rapport au monde qu’il représentait. Beaucoup de chercheurs CNRS se disaient : « On a écrit des projets de recherche pour entrer, on a attendu des années, on a eu des salaires médiocres pendant longtemps et eux, ils arrivent tous comme ça en masse ? » Il me semble que les effectifs de la section 36 (sociologie et droit) ont à peu près doublé au cours du plan d’intégration. Avec des conséquences à très long terme : tous ces gens qui venaient de nulle part allaient ralentir les carrières de tous les autres car, bien sûr, le CNRS a laissé par la suite se former des goulots d’étranglement pour les promotions.

Sur cette toile de fond de concurrence pour les places, c’est une sorte de stigmatisation qui s’est installée. Certains n’oubliaient pas comment nous étions entrés au CNRS et ils nous le faisaient encore sentir vingt ou trente ans plus tard, je vous assure. Le stigmate était léger quand on avait beaucoup publié et voyagé, mais quand le dossier était moins lourd, quand on n’avait pas dirigé d’institution, quand on était une femme, on le sentait, il était là. Le prix que nous avons payé pour entrer au CNRS était effectivement beaucoup plus faible que celui des candidats classiques, il y avait donc de la rancœur.

Quel regard l’expérience de ces luttes vous fait-elle porter sur l’état de l’enseignement supérieur et la recherche aujourd’hui ?

Le problème, c’est que nous sommes aujourd’hui devant un mur. J’insiste : dans la période des hors-statuts, l’expansion des fonds distribués par contrat produisait certes des situations de travail « précaires », mais simultanément il y avait une augmentation importante des postes mis au concours au CNRS et dans les universités. Nous n’étions pas devant une impasse, mais un espoir. On pouvait se dire que l’on allait continuer dans la même direction : l’expansion de la recherche publique sur postes stables. Cela change tout par rapport à aujourd’hui, où on a, au contraire, deux courbes qui évoluent en sens inverse : le nombre des postes de titulaires et le nombre des précaires. Cela fait, je crois, que les intéressés eux-mêmes ne s’imaginent pas qu’ils pourraient être intégrés de droit au CNRS ou à l’université.

Au fond, pour qu’un mouvement se déclenche il faut qu’il y ait des perspectives de succès. Il faut des batailles locales qui parviennent réellement à améliorer la situation immédiate des précaires, comme être payé plutôt que de ne pas l’être et obtenir les droits du travail les plus élémentaires. Mais il faut aussi la perspective d’une issue globale, il faut travailler à ce que les gens la conçoivent comme possible. Pour cela il faut avoir des objectifs clairs. Nous voulons des postes stables, il faut dire aussi comment ils seront financés : pourquoi ne pas exiger un nouveau plan d’intégration des précaires, inspiré de celui de 1975 ?

Ce qui indispensable et possible, y compris dans un cadre budgétaire contraint, c’est transférer massivement l’argent de l’ANR vers des postes et des crédits de recherche récurrents au CNRS et dans les universités. C’est exactement l’inverse de ce que la loi Vidal et la Macronie veulent nous imposer, en radicalisant ce que Sarkozy et Hollande avaient entrepris. La recherche a de l’argent. Je ne dis pas qu’elle en a assez, il faudrait limiter ou supprimer le crédit impôt recherche qui ne sert à rien, sauf à permettre aux grandes entreprises de ne pas mettre un sou de leur poche dans la recherche et le développement. Mais, même en restant dans les limites très étroites des financements actuels de la recherche publique, on peut sans difficulté mettre un terme aux gaspillages honteux qui résultent des couches bureaucratiques et des distributions clientélistes qui sévissent dans les dispositifs dits d’excellence (idex et labex, notamment). On peut aussi, et surtout, reprendre l’argent de l’ANR et le donner au CNRS et à l’université pour des postes stables. C’est sur de telles perspectives que l’unité des précaires et des titulaires peut et doit se construire, malgré les difficultés.

 

Helena Hirata

Helena Hirata est née à Kurume, au Japon, en 1946. Fille d’une mère japonaise et d’un père brésilien d’origine japonaise, elle arrive au Brésil enfant. Elle rentre en 1965 à l’Université de São Paulo pour faire une licence en philosophie. Très impliquée dans les mouvements étudiants et militante d’une organisation d’extrême gauche dans un contexte de dictature militaire au Brésil, elle est emprisonnée en 1968. Contrainte de quitter le Brésil en 1970 à cause de ces engagements, elle arrive en France en 1971 où elle demande un statut de réfugiée politique. À partir de 1975 elle a des contrats temporaires au CNRS. Après sa thèse, soutenue en 1979, syndiquée au SGEN-CFDT, elle participe aux mobilisations pour l’intégration des hors-statuts. Elle est intégrée au CNRS en 1980, d’abord au CSO et participe ensuite à la création du GEDISST (Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail). Elle a assumé la direction (1992-1995) puis la sous-direction (2000-2003 et 2005-2008) de ce laboratoire propre du CNRS devenu l’UMR-GERS (Genre et Rapports Sociaux) puis l’UMR-GTM (Genre, Travail, Mobilités).

 

Comment es-tu devenue hors-statut du CNRS ?

Je suis arrivée en France en janvier 1971. J’avais une licence de philosophie de l’Université de São Paulo et j’avais donné des cours en première année là-bas, déjà comme enseignante « hors-statut ». À l’époque, j’étais dans le mouvement étudiant et dans un mouvement d’opposition à la dictature. Je faisais partie des 1000 étudiants en procès pour avoir participé au congrès clandestin de l’Union Nationale des Etudiants (UNE) organisé à Ibiuna dans l’Etat de São Paulo. J’ai dû arrêter cet enseignement parce que l’université de São Paulo refusait d’embaucher les gens visés par des procès politiques. J’ai aussi subi d’autres persécutions politiques parce que j’étais dans une organisation politique qui s’appelait le POC (Partido Operário Comunista). Quand la police a arrêté et torturé la direction du parti, mon nom a été évoqué et j’ai dû m’enfuir. Je suis donc sortie du Brésil clandestinement par le Sud du pays en passant par l’Uruguay et le Chili. Au Chili, j’ai obtenu des documents de voyage avec lesquels j’ai pu venir en France. C’est comme ça que j’ai débarqué, en janvier 1971.

À partir de là j’ai fait des petits boulots. J’ai eu une bourse d’étude entre 1971 et 1973, qui m’a été accordée avant que j’arrive et avant que j’aie des problèmes politiques. Je n’avais aucun document. Je n’avais même pas de papiers d’identité, ceux-là je les ai eus lorsque j’ai demandé le statut de réfugiée politique. Je n’avais aucun document qui prouvait que j’avais été à l’université. À l’époque, Paris 8 était la seule université où on pouvait s’inscrire sans avoir de documents. Donc, j’ai utilisé cette bourse du gouvernement français pour m’inscrire en doctorat à Paris 8.

Après, j’ai fait des petits boulots. En 1975, j’ai commencé à travailler pour le CNRS comme hors-statut en faisant des transcriptions d’entretien sur l’éducation sexuelle à l’école dans le cadre d’une recherche menée par quelqu’un qui est aussi parti du Brésil à cause de problèmes à l’université : Maria José Werebe qui était dans un laboratoire du CNRS. En 1977, j’ai eu un travail de dactylo à mi-temps au CNRS. Je travaillais avec Danièle Kergoat qui, à l’époque, avait un sous-groupe à l’intérieur du CSO (Centre de Sociologie des Organisations), le laboratoire dirigé par Michel Crozier.

Comment s’est passée ton intégration au CNRS ?

Quand il y a eu la possibilité de m’inscrire au concours pour intégrer le CNRS, en 1979, j’avais terminé ma thèse, une thèse de doctorat de troisième cycle avec Jean-Marie Vincent. Je ne pouvais pas faire le concours pour devenir ITA parce qu’il fallait avoir la nationalité française, or j’avais la nationalité brésilienne (que j’ai toujours). C’était l’époque où, justement, il y avait beaucoup de mouvements pour l’intégration des hors-statuts au CNRS. Mais mon cas était assez singulier parce que les gens qui, à l’époque, étaient dans cette lutte pour l’intégration, c’étaient des chercheurs hors-statuts, c’étaient des personnes comme Danièle Chabaud, Marie-Victoire Louis, Dominique Fougeyrollas, Michèle Ferrand, Anne-Marie Devreux, etc. qui avaient eu des contrats de recherche. Elles étaient précaires, elles n’avaient pas un statut de chercheur, mais c’étaient des chercheuses et elles faisaient de la recherche.

Mon cas était particulier parce que j’étais une « fausse ITA ». En fait j’étais chercheur : j’ai eu un diplôme universitaire au Brésil, j’ai enseigné la philosophie à l’université de São Paulo et j’ai fait une thèse, donc c’était probablement un cas assez particulier de quelqu’un qui a eu un travail d’ITA et qui demandait à passer chercheur. Très peu de gens qui demandaient à être intégrés comme hors-statut avaient des boulots de ce type (de secrétaire, de dactylo, de transcription d’entretien, etc). Et les gens qui avaient ce profil ne demandaient pas à intégrer la filière chercheur du CNRS.

Le plan d’intégration des hors-statuts reposait sur un critère arbitraire. Le critère était avoir une fiche de paie de décembre 1975 sur l’enveloppe recherche. C’était mon cas parce que je faisais des transcriptions à cette époque et donc j’avais, par hasard, une fiche de paie de décembre 1975.

J’ai fait un projet, bien évidemment un projet de recherche dans les normes des concours classiques du CNRS. Evidemment je n’aurais jamais pu le faire si je n’avais pas eu l’aide de copines qui travaillaient avec moi dans le sous-groupe du CSO : Danièle Kergoat, Odile Chenal qui était à l’époque ITA dans notre labo et qui a travaillé avec moi et Danièle Kergoat à créer l’URES qui est devenu ensuite le GEDISST (Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail). Emmanuelle Reynaud aussi qui est partie à Nanterre après et qui était sociologue. J’ai eu un poste à partir du 1er janvier 1980.

Comment vous êtes-vous mobilisées pour obtenir votre intégration ?

Quand je suis rentrée dans ce sous-groupe à l’intérieur du CSO il était hébergé rue Saint-Benoît, à Saint-Germain de Près. Là, à l’époque, il n’y avait pas de section syndicale. Nous avons créé une section syndicale SGEN-CFDT, parce qu’on avait le sentiment qu’il n’y avait pas d’autre syndicat qui travaillait avec des chercheurs et plus particulièrement avec des chercheurs hors-statut. Des chercheurs isolés d’autres laboratoires participaient et venaient aux réunions rue Saint-Benoît.

On réunissait tous les syndicats ensemble avec des gens de différents labos dans des assemblées générales qu’on appelait des « comités de liaisons » où on essayait de mettre un minimum d’informations en commun. Ça c’était en 1978-1979. Il y a eu des réunions, beaucoup de discussions, beaucoup de discussions au cas par cas. Je pense que c’est très important de dire que Marie-José Parizet et Jacques Jenny, tous les deux sociologues et syndiqués au SGEN-CFDT, étaient des grands porteurs de cette lutte pour l’intégration des hors-statuts. Je ne me souviens pas exactement quelles formes de lutte on a utilisées plus concrètement, je pense qu’il n’y a pas eu beaucoup d’actions spectaculaires. Il y avait des réunions avec beaucoup de monde mais je ne me souviens plus du reste.

À l’époque, au niveau du CSO, il n’y avait que le SGEN. J’ai quitté ce syndicat à un moment donné parce que je trouvais qu’ils avaient des positions qui posaient problème. Je suis restée une certaine période sans être dans aucune organisation syndicale et après, une fois arrivée sur le site Pouchet du CNRS, j’ai rejoint la CGT.

Est-ce que tu penses que le plan d’intégration a eu des effets sur le développement des études de genre ?

Je crois que c’est là qu’on voit la grande différence entre aujourd’hui et cette époque-là… La conjoncture politique était complètement différente. Après l’intégration des hors-statuts il y a eu l’arrivée au pouvoir de Mitterrand en mai 1981. Mais il y a eu aussi Maurice Godelier, qui a été nommé directeur des Sciences Humaines et Sociales entre 1982 et 1986. Au CNRS il y a eu une ATP (Action Thématique Programmée) « Femmes, féminisme et recherche » dont l’objectif était de donner de l’argent pour ces thèmes de recherche. Avec Danièle Kergoat, on est allées voir Godelier en 1982, dès qu’il a rejoint la direction du CNRS, pour lui demander la création du GEDISST. À l’époque, ce n’était pas encore un laboratoire du CNRS, ce n’était qu’un groupe informel à l’intérieur du CSO. Il a accepté et il a fait le nécessaire pour qu’on devienne une UPR (Unité Propre de Recherche) du CNRS. Cela n’aurait jamais été le cas si la conjoncture avait été différente, parce que c’était un groupe qui travaillait sur le genre, sur la division sexuelle du travail, sur les rapports sociaux de sexe… Parce qu’il n’y avait pas d’équipes qui travaillaient sur ces questions avant. Il y avait le groupe d’Andrée Michel [le Groupe d’étude des rôles des sexes, de la famille et du développement humain] qui existait auparavant, mais ce groupe n’étudiait pas les rapports sociaux de sexe, la division sexuelle du travail, mais plutôt les femmes, la famille, comme son nom l’indique. Même s’il y avait des chercheuses très importantes, comme Christine Delphy, c’est un laboratoire du CNRS qui n’a pas été renouvelé après la création du GEDISST.

À l’intérieur du GEDISST il y avait beaucoup d’anciennes hors-statuts qui travaillaient sur ces sujets ?

Oui, je pense que Dominique Fougeyrollas, Danielle Chabaud-Rychter, Marie-Victoire Louis, elles étaient toutes hors-statuts. Il y avait aussi d’autres sociologues qui n’étaient pas au GEDISST mais qui travaillaient sur des sujets proches et qui étaient aussi hors-statuts comme Michèle Ferrand, Anne-Marie Devreux… Anne-Marie Daune-Richard, je ne suis pas sûre.

À ton avis, est-ce que le fait d’être hors-statut a eu des effets sur la réception de vos travaux ?

On disait à l’époque que la sociologie au CNRS n’était pas de bonne qualité parce que le CNRS avait recruté beaucoup de hors-statuts. Il y avait l’idée que les hors-statuts faisaient des recherches moins bonnes que les gens qui avaient été recrutés par des moyens classiques. Sauf que nous avons été recrutées par des moyens classiques : on a dû trouver un tuteur, passer des auditions et faire des projets de recherche du même ordre que ceux qui étaient présentés avant et après ce processus d’intégration. Je ne pense pas qu’il y a eu une différence de qualité. D’ailleurs une partie des hors-statuts étaient des chercheurs de longue date, qui avaient mené des recherches reconnues. C’est le cas de Dominique Fougeyrollas et Danièle Chabaud-Rychter qui ont fait une recherche sur le travail domestique dans les années où elles étaient précaires. Je crois que le stigmate a perduré. Même aujourd’hui on considère que la sociologie au CNRS ce n’est pas du même ordre, du même niveau de qualité que d’autres disciplines, notamment en sciences dures, etc.

Quel regard portes-tu sur la situation de l’enseignement supérieur et la recherche et les formes de précarité actuelles ?

À l’époque je ne connaissais pas la précarité en dehors de celle propre au milieu de la recherche.

Aujourd’hui on a l’impression que c’est difficile de penser à une titularisation et une sortie de la précarisation des jeunes chercheurs dissociée de la question de la précarisation du travail dans l’ensemble de la société. La situation globale a beaucoup changé et ça remet en question les modes de lutte que nous avons eus qui étaient très enfermés sur la recherche et les chercheurs. La précarisation des chercheurs était vue comme quelque chose qu’il fallait résoudre et qu’il était possible de résoudre, ce qui n’est pas l’idée qu’on a aujourd’hui de la précarité.

Aujourd’hui on ne peut pas penser la précarité sans penser la précarité de l’ensemble du salariat. Il y a une précarisation du travail qui est très importante en France et qui n’est pas du tout similaire à celle de l’époque.

 

Danielle Muller

 Danielle Muller est née en 1946 à Boulogne qui était à l’époque une banlieue ouvrière. En parallèle de ses études de philosophie à l’université de Nanterre, elle a exercé une variété de petits boulots pour financer ses études, à l’usine, en entreprise comme à l’université. Après s’être investie dans les mobilisations entourant les événements de mai 1968, et faute d’avoir été reçue à l’agrégation de philosophie en 1970, elle décide de se réorienter et de passer un DESS en Sciences de l’information à l’IEP de Paris. C’est en 1971 qu’elle est recrutée comme rédactrice auxiliaire hors-statut au Centre de documentation scientifique et technique (CDST) du CNRS. Là-bas elle est syndiquée au SNTRS-CGT et fait partie de celles qui se mobilisent à plusieurs reprises pour obtenir l’intégration des hors-statuts du CDST puis, quelques années plus tard, pour la titularisation sur le statut de la Fonction publique des « mi-temps » des EPST. Elle a terminé sa carrière d’ITA au Centre de sociologie urbaine (CSU) entre 2000 et 2011.

 

Pourriez-vous retracer en quelques lignes votre trajectoire jusqu’à votre arrivée au CNRS et au CDST ?

Tout au long de mes années d’études, j’ai exercé de nombreux petits boulots, ou parfois de vrais emplois, pour compléter ma bourse. Certains ont sans nul doute orienté mes engagements ultérieurs.

J’ai commencé en classe de première, en 1962, dans une garderie d’école maternelle. J’étais consciente que ma famille n’était pas riche (mes parents étaient de petits employés EDF, mais mon père était alors en invalidité en raison d’une blessure de guerre et nous étions en dessous du minimum imposable), mais là je vois de près ce qu’est la pauvreté. Je comprends aussi ce qu’est un emploi utile socialement : sans cette garderie, les mères n’auraient pas pu aller travailler. À partir de 1965, j’ai travaillé chaque été dans diverses entreprises et je me souviens particulièrement d’une usine d’emballage. Travail dur physiquement, des femmes uniquement sous le contrôle d’un contre-maître masculin, salaire minimum. Quel abîme avec le boulot sympa que je décrocherai à la fac en 1969 : « Monitrice de travaux pratiques » au département de philo, 8 heures hebdomadaires, plutôt bien payées.

1967-1968, je suis en maîtrise de philo à la fac de Nanterre. Je participe au mouvement étudiant à Nanterre puis aux manifs à Paris. Les idées bouillonnaient. Celles qui critiquaient la société de consommation m’intéressèrent particulièrement. J’étais financièrement incapable de consommer beaucoup mais n’en éprouvais aucun ressentiment, ma réflexion me poussant à rejeter le modèle consumériste imposé par le capitalisme.

En 1970, j’échouai à l’agrégation et abandonnai sans regret cette voie trop hasardeuse. Pour accéder à un emploi, un diplôme professionnel étant plus utile qu’une maîtrise de philo, je décidai de préparer le DESS en Sciences de l’information que l’IEP de Paris venait de créer. Cette année-là, mes revenus furent maigres mais suffisants : vendeuse aux Galeries Lafayette le samedi et six jours par semaine aux vacances de Noël et de Pâques ; résumés et indexations d’articles en anglais et espagnol pour l’INED et pour le Bulletin bibliographique « Littérature » du CNRS ; deux emplois à domicile payés à la tâche.

En juin 1971, DESS en poche, je fus recrutée immédiatement par l’ORTF pour analyser et indexer les documents télévisuels au sein d’un service que l’ORTF mettait en place. Le travail me plaisait beaucoup, mais les conditions de travail beaucoup moins. J’étais        « occasionnelle », comme les deux autres jeunes recrutées en même temps que moi. Un statut d’analyste documentaire reconnaissant notre qualification nous était promis mais, en attendant, notre salaire (1543 francs nets) était celui des cinémathécaires (niveau bac). On faisait 43 heures par semaine, avec travail le samedi matin.

En novembre 1971, quand j’ai appris que le CDST du CNRS cherchait à recruter un rédacteur à mi-temps, je n’ai pas hésité à quitter l’ORTF. Le CDST m’a recrutée au salaire net de 1179 francs pour 20h hebdomadaires. Ce salaire me semblait bien suffisant. C’était surtout la perspective du temps libéré qui me réjouissait. J’étais convaincue qu’il ne fallait pas perdre sa vie à la gagner, comme on disait en mai 68.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistait votre travail au CDST ?

J’étais « rédactrice auxiliaire » dans la section « Sciences de l’information » de la base PASCAL, analysant et indexant les articles scientifiques du domaine, publiés dans des périodiques ou des actes de congrès en anglais ou espagnol. La section des Sciences de l’information était une petite section, il y avait une responsable à temps plein et moi. La hiérarchie était plutôt correcte dans ce service (pas dans d’autres où des conflits violents éclataient parfois).

Quelles étaient vos conditions de travail et de rémunération ?

J’étais hors-statut, comme une cinquantaine d’autres rédacteurs auxiliaires, tous à mi-temps, des femmes en majorité. Nous étions tous jeunes, et l’atmosphère était souvent réjouissante.

J’adhérai au SNTRS-CGT et fus tout de suite active dans la section locale qui était très dynamique. C’est là que j’ai découvert le CNRS et le rôle d’une section syndicale.

Malgré ma satisfaction globale, je n’oubliais pas les inconvénients d’être hors-statut : salaire bloqué, pas de prime (alors que les primes représentaient, si ma mémoire est bonne, environ 2 mois de salaire des collègues sur statut) et 24 jours de congés annuels au lieu de 32.

Comment s’est passée l’intégration des hors-statuts du CDST ?

Le CNRS a toujours employé de nombreux hors-statuts et les mobilisations de précaires n’étaient pas rares. Entre 1973 et 1980, environ 2000 hors-statuts ont été intégrés. Au CDST, les luttes pour l’intégration des hors-statuts ont eu lieu en 1973 et 1975. Elles ont impliqué les 70 précaires et la quasi-totalité des collègues statutaires (environ 300 personnes).

La section syndicale du SNTRS, où les camarades hors-statut étaient nombreuses,          a joué un grand rôle dans cette mobilisation. En lien avec le Bureau national, nous savions que la direction du CNRS mettait en place une politique de résorption de la précarité, à raison d’une centaine de postes dédiés par an. Ce nombre de postes était tout à fait insuffisant et il était évident que seuls les plus mobilisés obtiendraient leur intégration sur le statut de 1959.
Il a fallu d’abord informer chaque précaire de ce qui se passait au CNRS puis convaincre de l’injustice de notre situation, dont certains ne s’offusquaient pas (en particulier plusieurs femmes mariées, contentes d’avoir un travail à mi-temps pour pouvoir s’occuper des enfants tout en apportant ce « salaire d’appoint » que l’idéologie dominante de l’époque considérait comme idéal). Heureusement ce groupe était minoritaire. La majorité des hors-statuts voulait obtenir l’intégration. Se posait alors la question du mode d’action.

C’est lors d’une AG du personnel que fut lancée l’idée d’un « gel ». Nous pensions que ce mode d’action était bien adapté au système de production du CDST et que, contrairement à la grève, il n’entraînerait pas de perte de salaire6. Nous espérions aussi que l’imprimerie Jouve, à laquelle le CNRS sous-traitait la fabrication des bandes magnétiques contenant les données et l’édition papier des bulletins, ferait rapidement pression pour que le travail lui arrive normalement. Cette question fit l’objet de nombreuses discussions, la crainte de faire mettre au chômage technique les opératrices de saisie de Jouve nous taraudait.

Une fois ce mode d’action approuvé en AG (ceux qui étaient réticents se faisaient discrets), il restait à décider tout le monde. Les hors-statuts avaient peur d’être licenciés. Ils disaient que les titulaires ne risquaient rien, tandis qu’eux… Il a fallu les convaincre un par un, avec deux arguments : on a tout à y gagner, les titulaires nous soutiennent, il faut y aller. Et surtout : il ne nous arrivera rien, pourvu qu’on commence tous ensemble. Je crois bien avoir répété cette phrase cent fois !

Pour finir, tout a bien marché. Titulaires et précaires ont tenu le coup pendant 6 semaines, avec des AG régulières pour faire le point et soutenir le moral. On peut supposer que quelques-uns ont remis discrètement leur travail à leur chef de service mais, si c’est le cas, ils n’ont pas été assez nombreux pour saboter notre action. En 1973, tous les rédacteurs auxiliaires qui le souhaitaient ont été intégrés sur des demi-postes. Cette action originale n’a été possible que parce que le CDST était une vraie chaîne de production, que nous étions tous ITA et que les sections syndicales CGT, CFDT et FO étaient unies et puissantes. Elle a été remarquable par la solidarité massive des titulaires, ce qui est difficile à imaginer dans les labos où il y a chercheurs et ITA.

Pouvez-vous revenir sur la lutte pour la titularisation des mi-temps au CNRS ?

 En décembre 1984 paraît le décret qui titularise dans la Fonction publique les agents du CNRS, ce que le SNTRS revendiquait depuis les années 70. Les mi-temps, des femmes à 85 %, sont exclus de la titularisation, le statut de fonctionnaire ne permettant que l’ouverture de postes à temps plein. Parmi eux, les 50 anciennes rédactrices auxiliaires du CDST qui avaient été intégrées sur des demi-postes en 1973.

Au CDST, dès janvier 1985, les militantes du SNTRS se mobilisent. Elles seront à l’origine de la création du Collectif intersyndical qui organisera la lutte des mi-temps partout en France et en imaginera les formes d’action. Deux ans de mobilisation, couronnée par une victoire totale puisque les 800 mi-temps du CNRS ont été titularisés, ainsi que les mi-temps des autres EPST.

Cette lutte est racontée en détail dans un article du Bulletin de la Recherche Scientifique, n°498 d’avril 2018 (Bulletin du SNTRS-CGT) et je ne peux que renvoyer vers cette publication les lecteurs intéressés. Ici, je veux simplement insister sur quelques points. Dès la première AG du collectif, il avait été décidé de ne pas mettre en avant nos appartenances syndicales. Tous nos courriers étaient signés par moi-même et par une militante CFDT (la CFDT a été active dans le collectif tout au long de la lutte. On n’a pas vu d’adhérents FO) mais nos syndicats n’étaient pas nommés. On peut critiquer ce choix. Je crois qu’il était de bon sens étant donnée notre volonté de rallier à la lutte le plus grand nombre et le rejet anti-syndical de nombreux collègues. Tant pis si, des années plus tard, une ex-mi-temps m’assurera : « Heureusement que les syndicats ne s’en sont pas mêlés, sinon ça n’aurait jamais marché ».

Le collectif s’est réuni 32 fois, avec une vingtaine de personnes à chaque fois. Beaucoup étaient à la CGT, un peu moins à la CFDT et quelques-unes non syndiquées. Il y avait un ou deux hommes qui n’ont pas joué de rôle important. Notre fonctionnement était très démocratique mais, évidemment, la parole des plus militantes avait un poids déterminant. Je me souviens en particulier d’une militante du SNTRS dont le nom n’apparaît pas dans les textes mais dont l’intelligence et l’énergie ont joué un grand rôle. C’est elle, par exemple, qui a eu l’idée qu’il nous fallait organiser une grande manif devant le ministère.

Pour ce qui est de l’atmosphère de nos réunions, j’adhère totalement au témoignage de Jocelyne Léger. Personnellement, je suis persuadée que l’absence d’hommes dans notre groupe a été une bonne chose pour que les femmes osent s’affirmer librement, ce qui n’était pas si facile en ce temps-là dans les groupes mixtes.

L’article du BRS n°498 « La belle lutte des mi-temps pour leur titularisation » se termine ainsi :

« Cette victoire est bien la nôtre, nous les mi-temps, de notre détermination et de notre volonté d’agir collectivement jamais mise en défaut. Les plus actives étaient syndiquées et à toutes les étapes les syndicats nationaux se sont impliqués mais c’est le SNTRS qui a mené l’essentiel de la bataille. Dans le Collectif d’une part mais aussi grâce à tous les relais des sections syndicales et du Bureau national avec lequel nous avons toujours travaillé, qui a approuvé toutes nos analyses et soutenu toutes nos actions. »

À coup sûr, l’un de mes plus beaux souvenirs militants.

 

Notes :

  • Ce texte est une version longue et légèrement révisée d’une contribution publiée dans le dossier ContreTemps n°47 consacré aux luttes dans l’ESR depuis Mai 68. Pour des raisons similaires à celles énoncées dans la note n°32 de l’introduction à ce dossier en ligne (https://contretemps.live-website.com/2020/11/26/loi-de-programmation-de-la-recherche-lpr/), le texte originel n’a pas été publié selon les choix éditoriaux des auteur·ice·s. En effet, l’utilisation d’une écriture inclusive faisant usage du point médian ( « · » ) n’apparaît pas dans la version imprimée. La version publiée ici entend cependant rectifier le tir. Une nouvelle fois, le coordinateur du dossier entend donc présenter ses excuses aux deux contributeur·ice·s.

** Maria Abreu et François Boureau sont chercheur·euse·s précaires dans l’ESR

 

  1. Les témoignages ont été abrégés et relus par leurs auteurs et autrices. Nous souhaitions également remercier Cédric Lomba, Léa Talbot et Emma Tyrou pour leurs relectures précieuses de cette introduction.
  2. Nous utilisons les guillemets car le terme n’est pas encore utilisé à l’époque et qu’on lui préfère celui de « hors-statut »
  3. Lors de la création du CNRS en 1939, l’idée de faire des chercheurs et des ITA des fonctionnaires a été écartée. Dans les années 1950, chercheurs·euses et ITA obtiennent un statut de contractuel·les de droit public. Ils et elles ne deviennent fonctionnaires qu’à partir de 1984.
  4. « J’ai même trouvé des chercheurs heureux », documentaire réalisé à la fin des années 1970 par les hors-statuts pour documenter leurs luttes. Voir également la tribune de Paul-Henri Chombart de Lauwe intitulée « Interdits de recherche » dans Le Monde du 15 octobre 1977.
  5. Des situations analogues existent encore aujourd’hui notamment chez les doctorant·es et docteur·es qui obtiennent des bourses pour financer leurs recherches sans avoir de contrats de travail par ailleurs.
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