Un livre de Pierre Salama

 Pierre Salama

Contagion virale, Contagion économique,

Risques politiques en Amérique latine

Editions du Croquant

 

Introduction générale

La pandémie est en cours en Amérique latine, peut-être sera-t-elle terminée au moment où vous lirez ces lignes, je l’espère. Au moment où j’écris ce livre (mars à fin mai 2020), elle paraît loin de l’être et son pic ne semble pas encore atteint au Pérou, au Mexique, au Brésil, déjà fortement impactés. On pourrait se demander pourquoi ne pas attendre avant d’écrire ce livre et quelques-uns de mes amis m’ont posé cette question. Un peu périlleux de se lancer dans cette analyse alors que l’Histoire n’est pas encore écrite. Il est toujours plus facile de la raconter une fois qu’on la connait. En ce qui me concerne, je suis de ceux qui ne pensent pas que l’Histoire suit un chemin inéluctable, il y a des bifurcations d’ordres économiques et/ou politiques toujours possibles et je préfère me situer avant, au risque de me tromper, plutôt qu’après, fût-ce pour pouvoir influencer son cours. Paraphrasant Marx : « Les Hommes font librement leur Histoire mais dans des conditions qui ne sont pas librement décidées par eux ». Autrement dit, il y a de la marge entre l’idéalisme et le déterminisme. L’Histoire qui se fait est à la fois le produit de cet idéalisme des Hommes, de leur volonté et du déterminisme des lois économiques. On ne peut ignorer ni l’un ni l’autre sauf à sombrer dans le pur idéalisme ou bien dans le déterminisme vulgaire. C’est cette marge qui m’intéresse, elle est passionnante, et surtout peut être utile à ceux qui pensent qu’à partir d’une analyse approfondie on peut soit agir sur le cours des événements, soit se préparer à affronter une répétition de la pandémie, ou bien l’apparition d’un nouveau virus.

Pourquoi ce sujet, pourquoi la pandémie ? Parce qu’aucun économiste, aucun sociologue n’avait prévu qu’elle pouvait avoir un tel effet sur l’économie, sur la société. Certes des virologues, épidémiologistes et quelques rares personnalités avaient souligné le risque, mais encore une fois personne, moi y compris, n’avait pensé qu’une pandémie pouvait paralyser à ce point l’économie mondiale.

La pandémie a agi comme un révélateur des fragilités d’un système. L’ensemble des fragilités, des dépendances nouvelles, était en pointillé avec l’hyper-globalisation. Ce n’est pas la mondialisation qui a produit la pandémie, encore qu’elle y ait participé par les souffrances faites à la Nature et l’apparition de nouveaux virus. Les pandémies existaient avant la mondialisation. Mais cette dernière a été un véhicule très important à la diffusion du virus et à la contagion. Avec la pandémie, et sa diffusion au niveau mondial, les fragilités, les vulnérabilités intrinsèques à l’hyper-globalisation ont émergé. Les conséquences de la contagion – en termes de souveraineté sur certaines productions essentielles, comme la production de médicaments, mais aussi celle de l’industrie automobile devenue impossible, non pas faute de demande suffisante, mais d’impossibilité de réaliser les offres… – se sont imposées comme des évidences. Ce que n’avaient pas réussi à obtenir des mobilisations pour une altermondialisation contre la mondialisation sauvage, la pandémie le faisait… Certes, depuis la crise financière de 2008-2009, l’élection de Trump à la présidence de la République, la crainte de voir la montée en puissance de la Chine, des freins à l’essor à l’hyper-globalisation se mettaient en place. La fragmentation des territoires au sein des Nations, entre ceux qui perdent et ceux qui gagnent, avec la désindustrialisation plus ou moins prononcée ici ou là, la précarité et les nouvelles formes d’organisation du travail, le chômage dans certains pays,  la crainte d’un futur plus ou moins cauchemardesque, ont légitimé des mesures protectionnistes, favorisé des relocalisations encore timides et permis que l’hyper-globalisation redevienne une globalisation des échanges, freinant ainsi la montée en puissance de la Chine surtout sur les nouvelles technologies. Révélatrice des fragilités du système, mais aussi des conséquences socio-économiques, des périls sur la démocratie aux États-Unis, dans quelques pays européens, la pandémie est également révélatrice de l’extrême fragilité des économies latino-américaines et de la solidité de leur système politiques.

Le virus SARS-CoV-2  a agi sur un « corps déjà malade » en Amérique latine. Déjà malade ? La réponse est malheureusement positive. Depuis la fin des années 1980, la fameuse « décennie perdue » pour l’Amérique latine, le taux de croissance du PIB par tête en moyenne est plus que modeste, il est le plus souvent inférieur à 1 %. Alors que nombre d’économies asiatiques connaissaient leur « miracle » économique avec l’aide d’un État développeur ces quarante dernières années, une tendance à la stagnation économique prenait racine en Amérique latine, contrastant avec les années de forte croissance de l’après-guerre aux années 1970. On pourrait penser que ce n’est pas important, qu’après tout ce serait une forme de décroissance bénéfique pour l’environnement, mais ce serait oublier qu’avec une croissance de 1 % il faut à peu près soixante-dix ans pour que le revenu par tête double, et de toutes les manières même avec une croissance si modérée les dégâts sur la Nature et sur les Hommes par contrecoup ont été considérables. C’est dire qu’avec un tel taux, la mobilité sociale devient quasi-impossible. Un individu né pauvre ne peut se déraciner de cette condition que s’il devient un excellent footballeur, un très bon chanteur, un homme politique n’hésitant pas à flirter avec la corruption, un membre de la mafia mais encore faut-il qu’il soit excellent pour ne pas tomber sous les balles d’adversaires ou de la police, l’espérance de vie étant en général courte. D’autres possibilités existent certes de quitter la pauvreté : celles de redistribuer les richesses ou /et d’avoir un taux de croissance élevé et durable. Cette dernière n’a pas été possible : des causes structurelles freinant la croissance. Reste la redistribution des revenus en faveur des pauvres, et au détriment non pas tant des riches que d’une fraction des classes moyennes. Ce fut fait dans les dix premières années des années 2000 par quelques gouvernements progressistes, mais cette politique a rencontré des obstacles d’ordre politiques et après l’onde de gauche est arrivée une onde de droite dans nombre de pays, à laquelle ont succédé peu avant l’apparition du virus des mouvements sociaux importants laissant présager un retour du progressisme dans plusieurs pays latino-américains.

Mais pourquoi cette faible croissance ?  Pour plusieurs raisons liées à l’Histoire que nous avons nommées les huit plaies de l’Amérique latine et dont il est si difficile de se débarrasser : des inégalités de revenus et de patrimoines parmi les plus importantes du monde, une informalité du travail absolument considérable, une contrainte externe particulièrement élevée dans quelques pays qui provoque des irrégularités de croissance de type stop and go,  une ouverture aux mouvements de capitaux bien plus importantes que celle des échanges de marchandises, une désindustrialisation dite précoce couplée d’un reprimarisation des exportations, un  niveau de violence considérable. Chacune de ces plaies a sa responsabilité particulière, différente selon les pays. Le résultat est que le virus agit sur un corps malade, peu apte à réagir avec force et produisant un cortège de morts impressionnant.

Un cortège de morts impressionnant ? Certes, mais il faut aller plus loin. La pandémie dite du COV-19 atteint l’ensemble de la population dans les clusters, lieux où se propage la pandémie où elle surgit. D’abord apparaissent des clusters. Certaines régions sont épargnées, d’autres non ou peu, sans qu’on sache trop pourquoi, sinon que des mesures préventives n’ont pas été prises à temps (mesures barrières, port du masque, tests, enquêtes)  pour paralyser sa diffusion, le plus souvent par faute de moyens et d’erreurs d’appréciation. Au sein de ces clusters, une différenciation sociale opère. Tous sont certes impactés, mais les catégories sociales les plus pauvres, les plus modestes sont les plus atteintes pour plusieurs raisons. Les pauvres sont bien plus démunis. Ils habitent dans des bidonvilles, plus ou moins consolidés, où la densité au sol est très élevée. La promiscuité rend quasi-impossible de pratiquer les « gestes barrières ». L’accès à l’eau est parfois difficile et le lavage fréquent des mains pour éliminer le virus devient difficile. Les pauvres ont le plus souvent peu accès aux hôpitaux publics, ou trop tard et pas d’accès aux hôpitaux privés mieux fournis en respirateurs. Et quand cela est possible, les dépenses en santé, publique et privée, en moyenne beaucoup plus faibles que celles observées dans les pays avancés, génère une faible efficacité pour stopper le virus, surtout dans les hôpitaux publics. Enfin, pour les pauvres et les catégories modestes, le choix est souvent entre rester confiné et ne plus avoir de revenus tout en risquant d’attraper le virus, ou bien continuer à travailler dans l’informel, avec peu de revenus et une forte probabilité d’attraper le virus. La pandémie provoque la chute de la production, l’augmentation du chômage, l’accentuation des inégalités de revenus, l’accroissement de la pauvreté.

Les perspectives d’un rebond restent floues, d’autant plus que les capacités que celles-ci puissent se réaliser avec force sont faibles à cause de corps devenu malade. Quelques gouvernements tentent l’impossible, amoindrir les conséquences sociales de la pandémie, d’autres de manière plus ou moins cohérente, ou bien pis incohérentes, sous-estiment la pandémie et militent cyniquement pour l’ouverture des entreprises, la reprise du travail avant même que la pandémie n’ait atteint son pic.   Une telle crise n’est pas neutre. Il n’y aura pas de reprise lorsque le virus aura disparu comme si de rien n’était, comme si on pouvait effacer ces moments pénibles. La mémoire collective est empreinte de ces souffrances, les emplois ont chuté, les revenus avec la fermeture de nombre d’entreprises considérées comme non essentielles, les dettes publiques ont gonflé au-delà de ce qui était considéré hier comme raisonnable. Le monde d’après sera difficile à refaire comme celui d’hier. C’est néanmoins possible, comme le réclame déjà des entrepreneurs, mais pas certain, pour une raison simple : il est difficile de défaire une globalisation qui a tant rapporté, et pour des raisons techniques quasi impossible. Aussi la recherche de souveraineté perdue se fera probablement dans certains secteurs dits stratégiques, moins dans d’autres. Elle ne sera pas autarcie ni libre échange, mais davantage de protectionnisme-protection. Les frontières entre le marché et l’État vont bouger. La place du curseur entre le privé et le public, entre les marchandises et les biens communs, dépendra de l’évolution du Politique après cette tragédie.

Déjà le virus mute en un virus politique. L’Histoire n’est pas écrite mais déjà des tendances œuvrent de manière souterraine, des linéaments, des prémices de bouleversements politiques se font jour. L’apparition d’un populisme d’extrême droite, voire d’un « illbéralisme » menacent. Aussi, pour analyser ces possibilités un retour analytique sur les populismes du XXI° siècle devient nécessaire et une analyse approfondie des églises évangéliques sur lesquelles s’appuient nombre d’élus, et ce d’autant plus qu’elles sont en forte croissance en Amérique latine. La comparaison avec les mouvements d’extrême droite européens quant à la composition sociale de leur électorat ou de leurs adhérents, leurs croyances, leurs rapports à l’autre, aux minorités, aux politiques, à l’importance de l’intervention de l’État et à la corruption, leurs traditions cultuelles et culturelles réactionnaires voire fondamentalistes, est riche d’enseignements. Avec toutes les nuances qui s’imposent, toutes les églises évangéliques ne sont pas identiques, les adhérents ne sont pas de « petits soldats » obéissants aux directives des autorités religieuses, il reste que les évangéliques en forte croissance peuvent constituer une « armée de l’ombre », propice à l’avènement d’un populisme d’extrême droite ou de gouvernement « illibéraux », flyer-contagionsi… Sauf si un renouvellement en profondeur des propositions progressistes est élaboré tenant compte de l’Histoire telle qu’elle s’est déroulée ces trente dernières années. C’est un peu l’objet de ce livre, écrit dans le feu du déroulement de l’Histoire par quelqu’un qui aime particulièrement l’Amérique latine, son deuxième pays.

 

Disponible en librairie début novembre 2020.

Peut être commandé  (franco de port) sur le site de l’éditeur.

Prix du livre papier : 15 €

Pour la version électronique (PDF) :12 €

170 pages  

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