Le jazz, Adorno et Benjamin

Par Corrado Delfini

 

« Il fallait que notre art occidental fût d’abord saturé d’harmonie et d’orchestre

 pour que celui-ci passât, d’accord avec le jazz, à l’extrême opposé

et pour qu’ainsi la musique pût reprendre un nouveau départ ».

André Schaeffner [i]

Apprécié ou pas, il est aujourd’hui difficile de nier que le jazz a été une des musiques les plus créatrices du XXesiècle. Cet article voudrait attirer l’attention sur ce paradoxe qui veut qu’un phénomène culturel majeur, bien que marginal, ait subi les foudres d’un philosophe engagé dans une critique acerbe de la culture de masse. Certes, Adorno – il s’agit bien du philosophe allemand de l’École de Francfort – n’est pas le seul à exprimer une aversion pour ce langage musical : par exemple, Pierre Boulez, compositeur et chef d’orchestre, ira jusqu’à considérer le jazz comme « une musique de bar » et l’improvisation qui le caractérise comme « une sorte d’onanisme en public ». Mais Adorno tranche avec les autres détracteurs par sa hauteur de vue. Il est sans aucun doute le seul philosophe d’envergure à avoir pris au sérieux le jazz, même si souvent de façon rigide et injuste. Également musicien et chef d’orchestre, sa critique combine une dimension musicologique avec l’étude de la dynamique de l’industrie culturelle. Ce dernier thème alimentera un échange avec Walter Benjamin concernant la reproductibilité de l’œuvre d’art qui se révèle utile dans l’appréhension de la singularité du jazz.

 Le jazz, révélateur des méfaits de l’industrie culturelle ?

 Le jazz est étudié par Adorno d’un point de vue musical, mais aussi – et surtout – en lien avec l’évolution de la société capitaliste. Sa recherche constitue un point de départ et un modèle de référence pour toutes ses critiques successives à l’encontre de la culture de masse dans le capitalisme avancé (musique légère, radio, cinéma…).  De nombreux textes seront consacrés à la juxtaposition de ces deux expressions – « industrie » et         « culture » – que tout oppose –, et montreront de façon convaincante la fréquente suprématie du premier terme sur le second ainsi que la dégradation de la culture dans la société moderne, en particulier aux États-Unis le pays du capitalisme triomphant. Avec la reproductibilité technique des œuvres, permettant la naissance d’industries dédiées à la production en série, s’ouvre la voie du développement d’un capitalisme opérant dans le domaine de la culture avec les mêmes règles de performance et de rentabilité que les autres industries capitalistes. Soumis aux nécessités de la valorisation du capital, l’industrie culturelle s’oppose dès lors à l’autonomie de l’œuvre d’art avec des objets culturels produits comme des marchandises. Non pas des créations esthétiques portées sur le marché afin d’être distribuées auprès du public, mais des produits culturels conçus pour le marché, c’est-à-dire pour des consommateurs passifs[ii]. En d’autres termes, « ce qui est nouveau, ce n’est pas que l’art est une marchandise, mais qu’aujourd’hui il se reconnaisse délibérément comme tel, et (…) qu’il renie sa propre autonomie en se rangeant fièrement parmi les biens de consommation »[iii].

L’hégémonie de la valeur d’échange dans le domaine musical s’illustre dans le processus de production, les modalités de diffusion mais aussi les conditions de réception. Selon Adorno, la musique populaire privilégie des schémas répétitifs et monotones permettant d’anticiper un succès commercial grâce à l’élimination de toute dissonance déplaisante à l’oreille inattentive et au matraquage organisé sur les ondes de radio. Loin de solliciter l’auditeur en l’invitant à une écoute concentrée, la musique populaire – à la différence, pour Adorno, de la musique sérieuse – l’incite à une expérience musicale superficielle tournée vers la facilité auditive et le plaisir immédiat. Afin d’écouler ces biens musicaux sur le marché, l’auditeur est entraîné sans relâche vers une « écoute régressive » qui peut accompagner n’importe quelle autre activité (danser, parler, manger, etc.).

La distraction et l’inattention, caractéristiques des conditions de réception de la musique populaire, loin de relever d’une quelconque psychologie individuelle, trouvent leur source dans l’évolution du processus de travail[iv]. Dans le capitalisme avancé, l’amusement et le divertissement sont le prolongement du travail et sont recherchés par qui veut échapper aux contraintes du travail mécanisé afin d’être à nouveau en mesure de l’affronter. Il oppose ainsi le divertissement – récréation imposée par la fatigue – au loisir – contemplation du beau et du vrai –, seule activité digne de l’homme libre. Le jazz, considéré par Adorno comme musique légère, n’échappe pas à ce reproche de         « musique de divertissement » dont l’usage serait prescrit « comme une piqûre de vitamines pour hommes d’affaires fatigués ». Rabattu systématiquement dans la sphère de l’Entertainment[v], le jazz est appréhendé uniquement comme le produit d’une modernité qui promeut la consommation de masse.

Ce faisant, Adorno cherche à démystifier la conception selon laquelle le jazz devrait être admiré en tant qu’expression culturelle provenant directement de la tradition      africaine[vi]. Il a sans doute raison de s’écarter d’une vision du jazz comme musique pure, vierge de toute influence étrangère à son origine africaine, musique incarnant en quelque sorte l’« âme du peuple noir ». Mais son propos apparaît particulièrement unilatéral lorsqu’il affirme qu’il « est difficile d’isoler les éléments authentiquement nègres du jazz »[vii]. Une vision beaucoup plus adéquate de l’origine du jazz prend en compte la collision intervenue entre deux univers musicaux, générant un nouveau champ musical singulier : « La musique négro-américaine, dont le jazz est issu, résulte d’une rupture de la tradition musicale africaine, consécutive au brutal changement de milieu qu’ont subi les esclaves déportés par les négriers ; elle résulte corollairement des éléments nouveaux qui ont aidé les esclaves louisianais ou virginiens à constituer une nouvelle tradition. C’est à ces éléments, tous d’origine anglo-saxonne ou    française : cantiques, chansons, et plus tard venues, danses populaires et marches militaires, que le jazz doit quelques-uns de ses caractères principaux »[viii].

Une place significative est également consacrée aux musiciens qui, sous la plume d’Adorno, expriment « la docilité » et « l’obéissance » liées au statut social des         Noirs[ix]. Il s’agirait ici d’une sorte de « domestication volontaire ». Mais comment oublier que les musiciens noirs acceptent cette demande de divertissement provenant d’Américains privilégiés, car cela leur permet de s’intégrer, même s’il s’agit d’une sorte de sous-intégration, d’intégration par le bas[x].

L’identité de cette musique de jazz, y compris avec la dose d’ambivalence qu’elle comporte, est intimement liée à l’histoire de cette intégration impossible de ces hommes, d’une lutte continuelle pour exister envers et contre tout. « Exister en tant qu’êtres humains quand les planteurs n’y voient que des animaux, exister en tant que communauté sur les terres profondément racistes du Sud, exister en tant qu’artistes quand le Noir était devenu suffisamment humain pour être drôle, exister, enfin, en tant qu’Américain quand les deux guerres mondiales ont prouvé que pour servir de chair à canon, la couleur de la peau importe peu (ou beaucoup !) »[xi]. Cette histoire de la condition noire aux États-Unis marque cette musique de son empreinte. Cette dernière a pu paraître affaiblie lors de la décennie des années 1930 lorsque s’installe une certaine compromission avec un business florissant, mais le jazz retrouvera sa spontanéité perdue avec la naissance du be-bop, moment où il devient, explicitement, musique de contestation.

En tout état de cause, force est de constater que ces conditions sociologiques particulières ont été totalement occultées par Adorno, incapable de faire la part des choses entre la réception d’une Amérique blanche avide de se distraire en s’encanaillant dans les boîtes contrôlées sous la Prohibition par les gangsters et l’existence profondément tragique de ces créateurs noirs. Incapable également de déceler la rupture dans les années 1940 conduisant les Noirs à s’identifier dans une culture originale négro-américaine, comme prélude à une véritable prise de conscience politique avec le free-jazz vingt ans plus tard.

La surdité d’Adorno

Le jazz concentre tous les reproches exprimés par Adorno à l’industrie culturelle.            « Fausse modernité », cette musique est porteuse d’une illusion d’innovation, d’une illusion de liberté, d’une illusion d’individualisation. Elle participe au processus de standardisation qui est un des critères majeurs de distinction entre musique populaire et musique savante. Au même titre que le sport et le cinéma, elle contribue à l’entreprise d’infantilisation des esprits, comme toutes les musiques de masse à l’ère de l’industrie culturelle[xii].

Adorno développe, d’un point de vue esthétique, une double critique :

° Le jazz se prête à la « standardisation » et à la « commercialisation », à la sclérose du genre. Le matériau de base est constitué de chansonnettes et de musiques de bal. Cette banalité, associée à une courte durée des morceaux établit ainsi un système de réflexes conditionnés[xiii]. Il s’agit bien pour le penseur allemand d’une « régression de l’écoute » imposée par les radios et les maisons d’édition.

° « D’une pauvreté totale », le jazz est une musique qui allie la structure mélodique, harmonique, métrique et formelle la plus élémentaire à un déroulement musical composé essentiellement de syncopes pour ainsi dire perturbatrices[xiv]. Les improvisations et les syncopes, les timbres vocalisés ne sont que des manifestations d’une « pseudo-individualisation ». En cela, elles n’ont qu’une fonction ornementale et laissent intacte la substance de la musique à savoir une substance identique à une marche militaire et de nature mercantile.

Ces deux approches critiques sont en fait complémentaires. L’improvisation comme les « dirty notes » (littéralement « les notes sales », en d’autres termes, les fausses notes, les notes triturées) ne jouent un rôle que dans la mesure où elles sont nécessaires pour cacher la standardisation musicale. Il s’agit donc, avec ces « ingrédients impressionnistes »au caractère uniquement « ornemental », de ne jamais déstabiliser l’auditeur, ne jamais contester ses certitudes esthétiques, tout au plus en lui procurant à bon compte l’illusion d’une certaine révolte.

Il faut rappeler que ces objections, ébauchées dans les années 1930, ne connaîtront aucune modification significative au début des années 1960, date de la publication de son ouvrage Introduction à la sociologie de la musique, malgré les évolutions sensibles dans ce champ musical.

Certes, une partie du répertoire est encore souvent constituée de standards issus de comédies musicales, mais ces thèmes sont profondément transformés, recréés et, d’une certaine manière, déstandardisés. D’ailleurs, paradoxalement, si les musiciens reprennent si fréquemment ces standards, c’est précisément dans la mesure où ils ne se sentent pas partie prenante d’une œuvre qui ne sert que de support à la pratique d’improvisation. La réussite d’une performance, telle version de tel thème se mesure à l’écart qu’elle instaure avec les autres versions de ce thème[xv]. La pratique de l’improvisation est inséparable de la recherche de l’inédit, de l’inattendu. D’autant que dans le jazz, l’improvisation s’éloigne fréquemment du thème mélodique qui, dans beaucoup de standards, relève d’une certaine indigence. On peut d’ailleurs objecter à Adorno que l’improvisation, qu’il considère comme pur ornement, a acquis une telle liberté que la mélodie du thème n’a plus guère de signification. Le musicien n’improvise pas tant sur le thème (paraphrase) que sur les harmonies du thème. C’est d’ailleurs cette place centrale prise par l’improvisation avec son degré d’imprévisibilité qui explique notamment le reflux médiatique à partir des années 1940, éloignant le jazz du succès commercial. Au même titre que la longueur des morceaux qui, délivrés de certaines contraintes techniques liées au microsillon, voient leur durée se rallonger de façon significative, les rendant difficilement diffusables dans les médias.

Ce reflux médiatique est complètement négligé par Adorno lui évitant ainsi de revoir son jugement particulièrement hostile malgré la rupture interne à l’histoire du jazz portée par le be-bop au mitan des années 1940. Les années 1944-1945 constituent bien un moment charnière dans l’histoire globale du jazz, rompant avec le show business des années précédentes. Le nouveau langage du jazz s’élabore en dehors de la sphère médiatique, en dehors des circuits commerciaux, à micro fermés lors des sessions           « after hours », après la journée de travail des musiciens en studio[xvi]. Dans ces jam sessions, les musiciens laissent libre cours aux improvisations et jouent une musique libre de toute contrainte imposée par l’industrie musicale (choix et brièveté des morceaux, arrangements imposés par le leader du groupe, limites imposées lors de la performance). Cette mutation dans le jazz le rendra plus difficile à écouter et difficilement dansant. Ainsi les musiciens bop – Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Thelonious Monk, Bud Powell, Charlie Christian, etc… – sont les premiers à rompre avec la musique de bal, en créant quelque chose de nouveau qui, à défaut d’être apprécié, ne peut en tout cas plus être considéré comme de la pure musique de divertissement.

Dans son entreprise de dénigrement du jazz considéré comme enchaîné à la musique commerciale, Adorno reste en fait prisonnier d’une conception occidentale de l’art et de la musique où la partition joue un rôle absolument prépondérant et l’exécution ne trouve qu’une place mineure. « Les partitions ne sont pas seulement presque toujours meilleures que les exécutions, mais elles sont plus que de simples indications en vue de celle-ci (…) La fixation par signes ou notes n’est pas extérieure à la chose ; l’œuvre d’art y acquiert son autonomie vis-à-vis de sa genèse : d’où le primat des textes sur leur interprétation »[xvii]. Ainsi, « les grandes œuvres musicales qui nous parlent encore – qui sont encore vivantes – sont nées depuis le recul de l’improvisation qui a fait place à l’œuvre d’art établie une fois pour toutes, avec un texte univoque »[xviii]. Comment s’étonner alors du rejet qu’Adorno exprime sur le jazz, dès lors qu’aucune œuvre de jazz ne préexiste totalement à son exécution car deux des principales caractéristiques du jazz – le swing, le traitement du son – ne peuvent faire l’objet d’une notation sur le papier. Mais de façon plus générale, il semble difficile d’appliquer au jazz les critères de la musique classique occidentale, tant ils s’opposent terme à terme : l’une détermine rigoureusement la hauteur de la note, l’autre laisse fréquemment l’appréciation à l’interprète sans interdire les « dirty notes » ; dans l’une le rythme découle de la ligne mélodique, dans l’autre la section rythmique définit une structure sur laquelle pourra évoluer en liberté la mélodie ; dans l’une l’exécution ne fait pas partie de l’œuvre, dans l’autre l’œuvre n’existe que dans l’exécution[xix]. De cette opposition nette, découle une certaine « froideur du public cultivé » qui pourrait s’appliquer sans l’ombre d’un doute à Adorno. « Celui qui, abordant le jazz sans avoir assoupli ses habitudes artistiques européennes, tente de le placer dans la perspective de la culture occidentale, n’a guère de chances de le comprendre. (…) Il est ainsi amené à rejeter cette musique “qui n’est pas pensée, pas élaborée, pas construite, qui n’a pas d’architecture, où l’harmonie est platement édulcorée, la mélodie sans noblesse et sans ampleur, où forme et rythme sont stéréotypés”, cette musique “anti-spirituelle dont la plupart des thèmes sont des rengaines et les créateurs des joueurs de trompettes et de saxophone”. Telle est la conclusion – sévère, mais, en bien des points fondée – à laquelle aboutit le mélomane qui attend du jazz les satisfactions mêmes que lui dispensent les chefs-d’œuvre classiques » [xx].

Toutefois, considérer Adorno comme chantre de la musique savante, de la musique classique occidentale adoptant une vision élitiste pour mieux pourfendre la musique légère serait largement réducteur et erroné. Le philosophe ne peut envisager des œuvres d’art réalisées dans le cadre de l’industrie culturelle et cherche à définir une sphère esthétique relativement préservée de la sphère économique où pourrait s’épanouir         « l’idéal d’individualité d’une société libre et libérale »[xxi]. Il trouvera cet espace dans la « nouvelle musique », autour de Schoenberg et ses disciples de l’École autrichienne, basée sur les dissonances et l’atonalité qui exige cette fameuse écoute attentive loin de l’écoute frivole et inattentive. On ne peut d’ailleurs qu’être surpris par le parallèle étonnant entre l’analyse d’Adorno indiquant que « la musique de Schoenberg réclame dès l’abord une participation active et concentrée ; une attention aiguë à la diversité des évènements simultanés ; une renonciation aux béquilles habituelles d’une écoute qui sait toujours d’avance ce qui va se passer ; une perception intense de l’évènement singulier, spécifique » et l’opinion d’un critique appliquée au free jazz : « Lorsque je parle d’affirmation de soi en musique, je fais allusion à la manière dont nous avons tous écouté la musique : en anticipant toujours quelques mesures – et en nous sentant rassurés lorsque celle-ci répondait exactement ou presque à notre attente. (…) Il faut écouter le free jazz en faisant fi de ce besoin d’affirmation. La musique ne suit plus l’auditeur ; c’est à l’auditeur de suivre la musique – de manière inconditionnelle – où qu’elle l’entraîne »[xxii]. On mesure, derrière ce rapprochement, l’importance accordée par Adorno à l’écriture musicale et à la partition, comme élément-clé du rejet de la musique de jazz.

Benjamin ou « le mort saisit le vif » ?

 Il peut sembler de prime abord surprenant de mobiliser Walter Benjamin sur cette question de la nature du jazz tant son propos à ce sujet a été limité. Ce serait oublier que le premier essai d’envergure d’Adorno sur le jazz, paru en 1936 sous le pseudonyme de H. Rottweiler, peut être considéré comme une réponse critique à l’essai de Benjamin sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » dont la première version date de 1935. À partir de domaines artistiques différents (cinéma pour Benjamin, musique pour Adorno) leurs échanges illustrent des points de vue divergents sur le destin de l’œuvre d’art dans la société capitaliste industrielle. Les premières traces de désaccords apparaissent dans une lettre du 9 décembre 1938 et il faut attendre 1940 pour que Benjamin rappelle ses objections à la conception adornienne du jazz (lettre du 7 mai 1940)[xxiii]. Ce retard dans l’expression des divergences et une certaine diplomatie dans le propos de Benjamin sont sans nul doute dictés par la dépendance matérielle dans laquelle il se trouve vis-à-vis de l’Institut pour la recherche sociale dirigée alors par Horkheimer et dont Adorno est un des piliers[xxiv]. Il n’en reste pas moins que les controverses « implicites » entre Adorno et Benjamin sur l’œuvre d’art à l’ère de la marchandisation généralisée constituent un point d’appui dans la tentative d’élucider la singularité du jazz dans le champ culturel.

Les deux philosophes s’accordent pour observer comment l’œuvre d’art est percutée par les innovations technologiques permettant la reproductibilité technique des biens culturels. La rupture est sévère entre l’expérience esthétique d’un homme regardant une toile dans un musée ou une église et celle d’une foule regardant un film ou écoutant un concert à la radio. L’art s’adresse désormais à un public de masse inexistant auparavant. Ce faisant, la technique de la reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition et, en multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Dans un texte célèbre, considéré comme une tentative d’élaborer une « esthétique matérialiste », Benjamin insiste sur le dépérissement de l’« aura », cette perte de l’authenticité de l’œuvre suite à sa reproduction : « À la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve »[xxv]. De cette perte d’aura, Adorno en conclut que l’œuvre d’art a perdu l’autonomie acquise avec l’effondrement de sa dimension religieuse[xxvi] et, pour satisfaire la demande, devient vulnérable et assimilable par l’industrie culturelle conduisant à une standardisation croissante et à une régression esthétique. « Le film et la radio n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art. Ils ne sont plus que business : c’est là leur vérité et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la camelote qu’ils produisent délibérément (…). Démocratique, la radio transforme tous les participants en auditeurs et les soumet autoritairement aux programmes des différentes stations, qui se ressemblent tous »[xxvii].

Benjamin s’éloigne nettement d’Adorno en saisissant les potentialités de démocratisation de l’art inscrites dans la fin de la singularité de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction. En quelque sorte, il considère que la « liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel » peut s’avérer positive. Prenant comme exemple principalement le cinéma, il considère que ces bouleversements techniques permettent « la réception collective simultanée » des masses. Cette action émancipatrice d’un art débarrassé de son aura, pourrait, selon lui, être un moyen d’aller vers « la politisation de l’art » comme réponse du communisme à « l’esthétisation de la politique » que pratique le fascisme. En somme, la démocratisation de l’art comme rempart à la barbarie culturelle.

L’opposition entre Adorno et Benjamin est flagrante. Pour Adorno aucun salut n’est possible pour l’œuvre d’art dans la société de consommation de masse. Il se montre toujours critique à l’idée que le déclin de l’œuvre auratique puisse favoriser une perception esthétique de masse. Il s’en remettra plutôt à la résistance d’une avant-garde, irréductible aux codes de l’uniformisation et de la standardisation, pour sauver la démarche esthétique. À l’inverse, Benjamin considère que, maîtrisé, le développement de la technique moderne est une chance pour l’art en général. Cette opposition entre leurs visions esthétiques se répercute dans leur conception de la réception collective. Pour Benjamin, le cinéma, abolissant la notion même d’original, peut éclairer des aspects essentiels de la réalité et permettre, à travers le divertissement la pénétration de l’œuvre d’art au sein des masses. Pour la première fois dans l’histoire de l’art surgit un type d’œuvre dont la réception ne peut qu’être essentiellement massive, engendrant par là un nouveau type de perception esthétique. Soulignant la nature politique de leur désaccord, Adorno réfute catégoriquement la possibilité de transformer le cinéma en     « art révolutionnaire » et va même jusqu’à considérer la fermeture de salles de cinéma comme des évènements qui ne priveraient nullement les consommateurs et n’auraient rien de comparable à « l’acte réactionnaire de ceux qui détruisent les machines ».

Plus de huit décennies après ce débat, force est de constater le poids considérable et l’influence indéniable de la culture de masse. La critique de ce monde réifié s’avère toujours plus légitime et le propos d’Adorno est d’une grande lucidité quant à la fabrication des produits de consommation culturels de masse[xxviii]. Toutefois, il reste myope sur le fait que même formatées par l’industrie culturelle, des œuvres d’art peuvent garder une valeur d’usage, un intérêt pour dévoiler le monde existant[xxix].

« Le mort saisit le vif » disait Marx dans la préface du Livre 1 du Capital. Ceci peut être interprété ici comme le monde de la valorisation capitaliste s’emparant de la totalité des affects, des émotions, des aspirations pour mieux les soumettre à sa logique de marchandisation. En matière musicale, l’industrie culturelle, grâce à la reproduction du son et au disque, s’oppose toujours plus à l’authenticité de la performance vivante et impose ces critères de réussite commerciale. Mais si les tendances régressives sont nettement dominantes, des espaces de liberté restent présents, notamment dans le champ jazzistique.

Le jazz instaure un rapport ambivalent avec l’enregistrement. On peut même considérer le disque comme complice de cette forme musicale, dans le sens où l’histoire du jazz est parallèle à celle de l’industrie du disque, mais également parce que cette industrie était nécessaire pour capter cette forme musicale imprégnée d’improvisations, n’existant qu’en tant que performance vivante sans partition. En ce sens, le disque ne représente pas seulement le support à la connaissance de cette musique pour l’auditeur, il joue le rôle de partitions sonores pour les musiciens qui veulent apprendre et progresser dans le jazz en suivant les développements de chacun et en s’influençant mutuellement. En paraphrasant les propos de Benjamin consacrés à la photographie, on peut considérer que la reproduction technique permet de faire ressortir des aspects de l’original qui échappent à la première audition et ne sont saisissables que par des écoutes répétées. Avec le disque, le jazz a pu s’ériger en patrimoine artistique cumulatif sans le truchement de l’écriture[xxx]. L’ambiguïté est réelle : art de la performance vivante, il doit son existence à la reproduction technique, à l’industrie du disque. Sans ce dernier, sa diffusion et sa conservation auraient été impossibles, toutes les œuvres se seraient évanouies au moment de leur création. L’enregistrement représente bien la seule trace possible de la performance jazzistique[xxxi].

Les exigences de cette industrie musicale n’ont pas été absentes, en particulier au début, en termes de durée des morceaux. Bien qu’il se soit parfois égaré dans les pièges de la commercialisation à outrance, le jazz a été capable de renouer avec la scène, à la prise de risque avec le mouvement bop rompant avec le show business, avec le mouvement free créant une économie parallèle et témoignant de la volonté de ne pas céder à un système où tout n’est que marchandise. De ce point de vue, le jazz résiste à l’industrie culturelle. En abandonnant les salles de bal et en privant le business d’une source importante de revenus, le jazz s’est régénéré dans une forme musicale – le be-bop – moins liée à l’entertainement, sans pour autant s’en détacher complètement, qui donnera naissance à une niche à la périphérie de l’industrie musicale (telles que les maisons d’édition Impulse ! ou Blue Note). C’est cette ambivalence dans les relations entre le jazz et l’industrie culturelle qu’Adorno a négligée. Sans refuser les techniques du XXe siècle, et en reconnaissant sa dette envers le disque, découverte indispensable à la poursuite de son aventure, le jazz a su garder sa capacité d’invention et trouver un équilibre entre les bénéfices de cette « conquête de l’ubiquité » et les menaces concernant son authenticité. C’est la manière pour le jazz de lutter contre l’industrie culturelle, contre l’œuvre devenue uniquement marchandise.

 

[i] André Schaeffner, Le jazz, Éd. Jean-Michel Place, 1988, p.111.

[ii] « Toute la sphère du divertissement commercial à bas prix (…) demande de la relaxation (…) parce qu’elle est utile dans la vie psychologique quotidienne des masses afin de leur épargner l’effort de cette participation (que ce soit en écoutant ou en observant) sans laquelle il n’y a pas de réceptivité à l’art » (Adorno, « Sur la musique populaire », www.lecturecritique.org/sites/default/files/Adorno_1937, p. 14).

[iii] Horkheimer et Adorno, La dialectique de la raison, Gallimard, 2017, p. 232.

[iv] Adorno, « Sur la musique populaire ». www.lecturecritique.org/sites/default/files/Adorno_1937, p. 14

[v] « Ce qui est contestable, c’est bien la distinction entre le jazz authentique et le jazz commercial », Adorno, « Réponse à une critique de « Mode intemporelle” », in Prismes, op. cit., p. 354.

[vi] « Le jazz est aux Noirs ce que la musique jouée par des violonistes qui circulent entre les tables dans les cafés (…) est aux Tziganes », Adorno, « À propos du jazz », in Moments musicaux, Éd. Contrechamps, 2003, p.73-74. Ce texte a été écrit en 1937 sous le pseudonyme de H. Rottweiler.

[vii] Adorno, « Mode intemporelle », in Prismes, op. cit., p. 148-9.

[viii] Hodeir, « Hommes et problèmes du jazz », Parenthèses, 1981, p. 44.

[ix] « Or, si l’on ne peut douter des éléments africains du jazz il est tout aussi certain que tout ce qu’il a de rebelle fut dès l’origine intégré à un schéma rigoureux et que le geste de la rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir    aveuglement ». (Adorno, « Mode intemporelle » [rédigé en 1953], in Prismes, Payot, 2010, p. 148-149).

[x] Jalard, Le jazz est-il encore possible ? Parenthèses, 1986, p. 156-157.

[xi] Mouellic, Le Jazz. Une esthétique du XXe siècle, PUR, 2000, p. 91-92.

[xii] Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute,          Éd. Allia, 2016, p. 50.

[xiii] Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, op. cit., p. 35.

[xiv] Adorno, « Mode intemporelle », in Prismes, op. cit., p. 147.

[xv] Dans les textes d’Adorno, cet aspect est complètement ignoré. Les œuvres sont indiquées uniquement de façon générique (par exemple, Night and Day, I Want to Be Happy) sans aucune mention du lieu, de la date et des musiciens puisque, comme on le verra, l’interprétation est secondaire.

[xvi] Béthune note à juste titre que « de ce jazz-là Adorno ne saurait dire, sans émettre une contre-vérité, qu’à l’instar des autres produits de l’industrie culturelle, il n’est que marchandise (…) en effet il n’est même pas marchandise » (Béthune, op. cit., p. 25).

[xvii] Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, 1995, p. 179.

[xviii] Adorno, Prismes, « Critique de la culture et société », Petite bibliothèque Payot, p. 355. L’improvisation, conçue comme variation autour d’un schéma fondamental, est courante en Europe jusqu’au XVIIIe siècle et largement pratiquée lors de la période baroque. À partir de l’époque romantique, l’improvisation est dévalorisée et, en conséquence, les « exécuteurs » viennent après le compositeur.

[xix] Mouellic, op. cit., p. 58.

[xx] Hodeir, op. cit., p. 16.

[xxi] Adorno, Sur la musique populaire, op. cit., p. 4.

[xxii] Respectivement Adorno, Prismes, op. cit., p. 184 et Berendt, Le grand livre du jazz, Livre de Poche, 1988, p. 55-56.

[xxiii] Benjamin s’adresse à Adorno : « Ne se serait-il pas glissé une confusion avec [votre travail] sur le jazz ? Je vous avais communiqué mes objections sur ce dernier ». Les courriers échangés entre Adorno et Benjamin sont extraits de Correspondance Adorno-Benjamin (1928-1940), Éd. La Fabrique, 2002.

[xxiv] Depuis 1933, Benjamin est en exil en France et vit de maigres revenus issus de son activité de critique littéraire. À partir de 1937, il perçoit une modeste aide de la part de l’Institut de recherches sociales, condition essentielle de sa survie.

[xxv] Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » ,              in Œuvres III, p.  273.

[xxvi] Avec la Renaissance, la valeur cultuelle de l’œuvre trouve refuge dans le culte profane de la beauté, de l’unicité de l’artiste, de l’authenticité de sa création.

[xxvii] Horkheimer et Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 180-181.

[xxviii] À un autre niveau, sont également justifiées certaines critiques d’Adorno quant à l’optimisme excessif de Benjamin quant à sa conception du film comme instrument révolutionnaire au service de la société.

[xxix] Traverso, « Adorno et les antinomies culturelles » , op. cit., p. 58-59.

[xxx] Parent, Walter Benjamin et le jazz : une introduction, file:///C:/Users/Ordi/Music/Musique/Jazz/documentation/Parent%20%20Benjamin%20et%20le%20jazz.pdf, p. 40-41.

[xxxi] « Les voies de l’enregistrement sont la seule approche objective du jazz, cette musique qui n’est nulle part et qu’on ne peut interroger en scrutant des partitions » (Hodeir, op. cit., p. 10).

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