Le Covid 19 et l’Union européenne, un échange franco-italien

Un échange à prolonger…

Le texte « Covid-19 : et la note, qui va la payer ? » de Lorenzo Coccoli, Igor Mineo, Luca Nivarra, Vincenzo Ostuni, Gabriele Pedullà (1), publié en français sur le site Mediapart, le 1er mai 2020, et qui est reproduit ci-dessous, n’a malheureusement pas suscité le débat qu’il appelait. On ne peut que le regretter. En effet, il offre l’occasion de réfléchir à la situation et à ses enjeux en se dégageant d’un cadre franco-français dont les spécificités sont par trop prégnantes. Un élargissement de la réflexion à ce qui vient d’Italie est d’autant plus bienvenu que ce pays s’est trouvé dans la situation d’être le premier et le plus gravement frappé par la pandémie.

Reprendre et prolonger les échanges apparaît donc fort souhaitable.

« Trois urgences distinctes »

Chacune des trois urgences exposées par le texte peut être admise sans difficulté, ce dont témoignent les nombreux commentaires qui ont été développés ces derniers mois. Mais l’intéressant est de souligner qu’il y en bien trois et qu’elles sont distinctes, ce qui pose la question de savoir comment elles se combinent et à quoi peut conduire cette combinaison.

° Une urgence sanitaire et environnementale qui, comme le soulignent les auteurs, oblige à repenser la centralité de l’être humain. Conception dont  nous héritons pas seulement du fait de la longue tradition du rationalisme occidental, mais qui paradoxalement se voit également activée par les thèses sur l’anthropocène, lesquelles mettent en lumière que l’homme « maître du monde » doit prendre conscience qu’il est un mauvais maître, dont les excès productivistes sont sur le point de détruire le milieu qui assure la possibilité de son existence.

Loin des mythologies d’une « revanche de la nature », qui nous rappellerait qu’elle est « plus forte » que « nous », il convient de réfléchir à ce que révèle d’inédit  et à quelles révisions oblige la survenue d’un phénomène épidémique dont l’histoire de l’humanité a pourtant été jalonnée.

L’urbanisation, la surexploitation des ressources naturelles, la dévastation des territoires et des espèces, la multiplication et l’accélération des activités et mobilités, les pollutions… entraînent des déséquilibres majeurs des milieux de vie humains et menacent la vie même. Le fait que brutalement il a fallu stopper cette fuite en avant, sous la menace d’un risque de mortalité massive, éclaire violemment cette donnée que par sa démesure la dynamique du développement capitaliste se heurte à des limites infranchissables, et que les ignorer représente un risque pour la civilisation et l’avenir de l’humanité.

° Une urgence économique. Sur ce point également les termes utilisés méritent une attention précise. Compte tenu de la dangerosité du virus et de l’état d’impréparation de nos sociétés (les pénuries qui frappent les systèmes de santé après des décennies de restrictions budgétaires), le problème posé aux gouvernements était bien celui-ci : pour éviter une saturation des hôpitaux, avec le nombre de morts qui en aurait résulté, le seul moyen était de décréter le confinement de la population. Avec pour traduction immédiate et des conséquences de long terme un arrêt de l’économie et donc une récession de grande ampleur.

L’alternative aurait été, comme l’ont défendue quelques chefs d’État et gouvernements, de refuser de sacrifier « l’économie » à la « santé » (en se revendiquant du principe, qu’on ne peut malheureusement pas dénoncer comme absolument faux, que la crise économique ainsi provoquée sera peut-être responsable de davantage de morts par famine et misère que le virus).
La politique d’accompagnement de cette décision d’urgence a été de renverser la table des dogmes ultra-libéraux (limitation drastique des déficits et budgets, contrôle de l’endettement…) pour déverser des milliards afin d’éviter un effondrement de la société. Comme le souligne le texte, il ne s’agit pas là d’un « retour au keynésianisme classique », mais bien de mesures d’urgence pour éviter le pire en enrayant un possible enchaînement catastrophique (multiplication foudroyante des faillites et licenciements, chômage massif, extension sauvage de la misère…)

Il convient de ne pas se tromper quant à l’appréciation du rapport de force entre classes. Moins important sans doute que le rôle accru de l’État, inévitable, voire souhaitable, dans une telle situation, qui pourtant suscite nombre de critiques et de craintes légitimes, il convient de s’intéresser à la dissymétrie entre les faiblesses du mouvement ouvrier, profondes et anciennes, aggravées dans ce contexte, et le Capital qu’on voit prompt à anticiper des reconfigurations devenues inévitables : rôle du numérique et du télétravail, restructuration de certains chaînes de valeur aujourd’hui éclatées à l’échelle mondiale… Et aussi la possibilité de doter les pouvoirs en place de moyens de contrôle des populations d’une puissance sans précédent. Les historiens de la santé montrent combien les étapes de l’amélioration de celle-ci, en particulier à l’occasion des luttes contre les épidémies, ont permis des sauts qualitatifs dans l’exercice autoritaire du pouvoir et le contrôle des sociétés.

° Une urgence politique. Les auteurs centrent leur réflexion sur l’Union européenne, car c’est là pour eux le point aujourd’hui le plus important. Il devrait également l’être pour nous dans la mesure où  cette dimension paraît très insuffisamment présente dans le débat français.

L’UE est analysée comme une « organisation antipolitique ». La comparaison entre la crise grecque et la crise sanitaire est instructive dans l’opposition qu’elle révèle. Alors que la première était présentée  et traitée comme financière, ses conséquences humaines (dramatiques) étant laissées (scandaleusement) à l’arrière plan, la seconde résulte d’un choc exogène (le virus) attaquant directement nos valeurs fondamentales : la liberté et la vie. Ce qui a obligé les pouvoirs en place à une injection massive de moyens monétaires.

Retournement complet des logiques et des discours !

Des enjeux politiques décisifs

De tels bouleversements ne trouvent pas leurs traductions dans le débat politique que dominent des oppositions aussi ressassées que trompeuses. On suivra les auteurs dans leur approche qui indique que les lignes véritables de conflit sont, non entre souveraineté nationale et pouvoir européen bureaucratique, supranationalité ou indépendance, mais bien entre « souverainistes de première division » et                       « souverainistes de seconde division ». Et surtout entre « le Capital dans sa forme la plus récente » et les populations en situation de pauvreté et de précarité.

L’alerte des auteurs invite à ne pas se laisser piéger par de trompeuses antinomies, mais à se situer en fonction de cette confrontation fondamentale entre puissance du Capital et forces populaires. Et à s’interroger pour savoir si une possible dislocation de l’Union européenne serait bénéfique à ces dernières. Question non anodine lorsqu’on voit que les forces politiques de gauche sont durablement divisées sur la question, et que la défiance à l’égard de l’unité européenne (qui ne se réduit pas à ladite Union européenne) croît fortement au sein des opinions publiques, en particulier en Italie et en France.

Une telle dislocation ne signifierait en rien une rupture avec le néolibéralisme, ni avec les politiques anti-démocratiques des gouvernements, mais au contraire conduirait à une aggravation de celles-ci. Et, certainement, à une accélération de la montée en puissance des nationalismes. C’est la menace du pire qui se renforcerait, celle dans plusieurs pays de l’accession au pouvoir de forces d’extrême droite désinhibées et en capacité d’appliquer leurs politiques avec toute la brutalité qu’elles nécessitent.

Les auteurs ont titré leur texte sur la question de la dette. Celle-ci est en effet décisive puisqu’elle oblige, et va de plus en plus obliger, à opter entre deux voies aujourd’hui ouvertes : celle des égoïsmes nationaux et celle d’une mutualisation à l’échelle de l’Union rendant possible un minimum  de solidarité.

Le mérite du texte est de poser dans toute sa force ce problème. D’où l’importance de ne pas esquiver le débat. En évitant le piège qui serait de croire devoir choisir entre un alignement sur les politiques néolibérales européistes et la résignation à un nationalisme se présentant comme alternatif à celles-ci.

A l’égard de ces questions on ne saurait sous-estimer le symbole que représente lors de la crise sanitaire l’érection générale des frontières au sein de l’Union européenne, y compris de l’espace Schengen. Question éclairante lorsqu’on s’interroge sur la combinaison entre les différentes crises. Soit on souhaite qu’il ne se soit agi que d’une conséquence mécanique d’un confinement général et inévitable, soit on décide que ce changement spectaculaire doit augurer d’un grand retour en arrière, ainsi que le clament les hérauts des nationalismes d’extrême droite.

L’initiative conjointe de Merkel et Macron, appuyant la Commission européenne pour prendre des mesures fortes assurant une solidarité à l’échelle de l’Union, a semble-t-il permis (provisoirement ?) d’écarter le risque d’un éclatement de la zone euro. Faute de ces décisions, c’était un brutal approfondissement des failles entre pays du Nord et pays du Sud, et la mise en danger de l’existence même de l’Union. Force est de constater que si on ne peut guère reprocher aux diverses forces de gauche et écologistes leur incapacité à peser dans un sens positif lors de ces moments clés, en revanche on est en droit de regretter de les avoir vues partagées entre discrétion et dénonciation…

Situation qui ne laisse d’inquiéter, dans la mesure où si un dérapage grave a été évité, rien n’est réglé. En effet le fait de partager, pour une part, cette dette ne répond pas à la question qui va se poser de manière de plus en plus vive qui est de comment porter cette dette dans la durée, et comment s’en débarrasser.

Des enjeux dont il faut débattre en évitant de s’enfermer dans des limites par trop étroitement nationales.

Francis Sitel

(1) : Le texte a été publié en italien par la revue Opera viva, le 20 avril 2020. Traduit en français par Laure Raffaëlli-Péraudin.

Covid-19 : et la note, qui va la payer?

Lorenzo Coccoli, Igor Mineo, Luca Nivarra, Vincenzo Ostuni, Gabriele Pedullà

La pandémie actuelle a provoqué trois urgences distinctes : une urgence sanitaire, une urgence économique et une urgence politique. La première urgence est, en réalité, à la fois sanitaire et environnementale ; il est évident qu’elle ne pourra être résolue uniquement par les mesures prises, dans l’instant, pour combattre la propagation du virus. Il semble clair désormais que le Covid-19 est, en fait, un SRAS de deuxième génération : cela signifie que le scénario des effets de débordement devient une réalité inquiétante. Le passage de l’animal à l’homme (dans ce cas, peut-être, de la chauve-souris au pangolin puis à l’homme) révèle l’énorme problème de notre cohabitation toujours plus grande avec les autres espèces, conséquence directe d’une terrible érosion des espaces non anthropisés ou faiblement anthropisés. Dans le même temps, l’urgence sanitaire – plus encore que les catastrophes climatiques – oblige à repenser la centralité de l’être humain que le concept d’anthropocène, aujourd’hui en vogue, semble impliquer. La nature est bien plus forte que nous, et nous continuerons à en faire l’expérience pendant longtemps : l’environnement, la santé (et même la survie) et la politique semblent désormais tellement imbriquées qu’on ne peut en distinguer, si ce n’est par convention ou par artifice, les différents plans. Quatre cents ans après le Léviathan de Hobbes, la politique pourrait revenir à sa fonction élémentaire : protéger les citoyens contre la menace d’une mort violente (ou, comme dans le cas présent, seulement prématurée).

La deuxième urgence – l’urgence économique – impacte directement les conditions de vie des populations et les conditions de reproduction du Capital, c’est-à-dire ses marges de profit. La décision politique consistant à contenir le nombre de morts – commune aux démocraties libérales et aux régimes totalitaires –, qui était inéluctable, a entraîné un brusque bouleversement des perspectives économiques, avec une probable baisse à deux chiffres du PIB dans la plupart des pays. Ça ne sera pas facile à surmonter. Cependant, le Capital, comme c’est le cas depuis un certain temps, a déjà les idées plus claires. Ainsi, avec le smart working et le télétravail, il peut espérer rendre la production plus efficace et avoir un plus grand contrôle sur l’activité des travailleurs. À court terme, on ne peut l’exclure, le renforcement de cette domination – qui accélère des processus entamés déjà depuis des décennies – pourrait bien garantir au Capital de nouvelles marges de profit. Bien que des moments de friction et des épisodes de résistance aient été nombreux au cours des dernières décennies, ceux qui se retrouvent dans une relation d’exclusion et/ou d’exploitation vis-à-vis du Capital ne parviennent pas vraiment à l’inquiéter. De temps en temps, ils offrent un témoignage ; au mieux, ils montrent la voie, mais n’ont aucune incidence. La trajectoire du second XXe siècle s’est interrompue. Elle avait été rendue possible, d’une part par la croissance du mouvement ouvrier en tant que force organisée, et d’autre part par le soutien massif à la consommation engendré par l’État providence (une réponse au communisme et une réponse aux progrès techniques dans le processus de production). Le panorama socio-économique et les rapports de force entre Capital « réel » et Capital financier sont radicalement différents de ceux qui ont permis d’ouvrir la parenthèse des Trente Glorieuses ; aujourd’hui, un retour au keynésianisme classique, que certains appellent de leurs vœux, semble difficile à proposer.

La troisième urgence – l’urgence politique – concerne directement l’Union Européenne. Historiquement, cette dernière a représenté la tentative d’abolir tout écart entre le marché et la vie (voir les soi-disant « réformes structurelles » exigées de beaucoup de ses États membres), entre l’équilibre budgétaire (Maastricht) et la politique de la concurrence (protection des consommateurs et de la propriété intellectuelle), selon un dessein que l’on pouvait deviner dès le départ, mais qui ne deviendra évident pour tous qu’à partir de la crise grecque de 2015 : l’absorption totale et – dans l’idée de ses architectes allemands –  irréversible de la politique dans l’économie, dans le sens typiquement ordolibéral où la politique a pour unique devoir de multiplier des instances de régulation proches du modèle de la concurrence parfaite – une ligne d’horizon que trace la correspondance absolue entre société et marché.

Et ce n’est pas tout. L’idée de base de l’UE (et même, bien avant, celle de la CEE) se nourrit de l’horreur absolue que l’Allemagne a ressentie envers la politique dont elle a connu, au cours du XXe siècle, une version particulièrement féroce (le nazisme, d’abord, puis le stalinisme dans la République démocratique allemande), sur laquelle s’est greffé l’optimisme un peu obtus qui s’est répandu au lendemain de la chute du Mur, et qui est devenu ensuite le sens commun de toutes les classes sociales européennes. Cette organisation antipolitique de l’UE s’est révélée de façon exemplaire dans la gestion de la crise de 2008 et, en particulier, lorsque deux ans plus tard, il a fallu intervenir pour empêcher le défaut de paiement de la Grèce. En outre, indépendamment des dommages collatéraux sur la vie même des Grecs, il y eut alors une parfaite adéquation entre la configuration originelle de l’UE – une zone de libre-échange que permette une monnaie unique et des contraintes financières imposées aux États membres – et le type de problème auquel elle allait devoir se confronter.

La crise ouverte par le coronavirus propose un modèle exactement à l’opposé du cas grec. En fait, alors que dans ce cas la crise avait des conséquences financières immédiates, laissant entrevoir, seulement en arrière-plan, les inévitables coûts humains et sociaux du « rééquilibrage », avec le Covid-19 c’est exactement le contraire: le problème financier se présente, cette fois-ci, comme l’effet d’une cause exogène qui affecte directement ce qu’Agnès Heller considérait comme les deux valeurs fondamentales de la modernité occidentale : la vie et la liberté.

Ceci explique la confusion, au moins verbale, des instances dirigeantes de l’UE, qui, frappées par un événement totalement inédit, ont d’abord tenté de reproposer le schéma « grec », puis ont corrigé le tir ; elles ont alors laissé aux Pays-Bas, à l’Allemagne, à l’Autriche, etc. le soin de refuser toute hypothèse de « mutualisation » de la dette – en bref : « vous pouvez crever le plafond mais il faudra rentrer dans le rang après » –, puis ont confié à l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, un message équivoque, très interne au débat technocratique de l’UE (qui, ne l’oublions pas, a été conçue pour être totalement imperméable à la « démocratie ») : face à une    « tragédie humaine aux proportions potentiellement bibliques […] il est déjà clair que la réponse doit passer par une augmentation significative de la dette publique […]. Nos économies seront désormais caractérisées par des niveaux de dette publique bien plus élevés ». En réalité, il est peu probable que les « coronabonds » ou les                      « eurobonds » deviennent une possibilité concrète dans un avenir proche. En témoignent ces jours-ci les interminables discussions au sein de l’Eurogroupe. Il serait naïf de croire que le coronavirus agisse en moteur inattendu d’une nouvelle unité européenne. Ce qui risque de se jouer, c’est un match dans lequel le « souverainisme » (l’idiot de service, sous toutes ses formes) obtiendrait un assouplissement des mesures fiscales de chaque État membre, en échange du renforcement du principe même de la construction européenne actuelle, la souveraineté intangible des États membres.

La rhétorique, qui régit depuis longtemps le débat public et selon laquelle les acteurs du psychodrame continental seraient, d’une part les « européistes », et d’autre part les « populistes » (hier Tsipras, aujourd’hui les « souverainistes »), ne considère pas que ce prétendu conflit se déploie au sein d’un espace institutionnel strictement intergouvernemental ; que l’UE fonctionne comme une gigantesque chambre de compensation, régie par des règles certes contraignantes mais toujours inspirées par l’objectif premier, celui de promouvoir une négociation entre sujets souverains ; et enfin que sans doute l’UE est liée à l’épuisement de la souveraineté classique des États, mais en ce sens qu’elle a été conçue, et mise en œuvre, comme le gardien de la subordination de la politique aux impératifs de l’économie néolibérale, une surveillante monstrueuse jamais vue auparavant. Si tel est le cadre général de référence, on aurait tort de sous-estimer ce qui se passe depuis le Conseil européen du 23 avril : se fait jour non seulement une volonté d’augmenter le montant des ressources à allouer à la           « relance », mais on assiste également à une première tentative d’esquisser des mécanismes d’intervention dépassant une gestion purement financière de la crise (voir l’intéressant document préparé par le gouvernement espagnol). Nous ne sommes bien sûr qu’au début d’un jeu politique très délicat, fortement conditionné, en outre, par un déséquilibre manifeste des rapports de force : mais c’est aussi dans les espaces ouverts par ces processus que l’intelligence et la puissance d’un éventuel sujet antagoniste doivent pouvoir s’insinuer.

Aujourd’hui, à un moment où le « politique » retrouve sa forme originelle (s’affirmant comme le protecteur de la vie et de la liberté), l’État, qui n’est qu’en partie prisonnier du cadre de médiation des institutions européennes, tente de regagner du terrain, en profitant de l’énorme marge de manœuvre que lui offre la constitution supranationale. En étant un peu lucide, on devrait jeter aux oubliettes la lutte entre européistes et souverainistes et rendre visible le lieu du conflit véritable. Celui, d’une part, entre les souverainistes de 1ère division (Allemagne et États satellites) et ceux de 2ème division (éparpillés sur tout le continent), dont le seul véritable objectif est d’occuper une meilleure place à la table des négociations. Et, d’autre part, celui vraiment décisif mais encore virtuel, entre le Capital, dans sa forme la plus récente, et les populations déjà en situation de pauvreté et de précarité, désormais frappées par la maladie. En résumé, le coronavirus n’a pas grand-chose à voir avec l’esprit du Manifeste de Ventotene, dans lequel, en 1941, Altiero Spinelli formula l’utopie d’une Europe unie et démocratique, et il n’est pas aussi subversif que veulent bien le croire la « droite » et la « gauche ».

Le risque très élevé que nous courons en Europe apparaît donc clairement : alors que les États semblent difficilement en mesure de faire face seuls aux conséquences de la crise mondiale et à la demande de protection qui s’élève des sociétés, les institutions européennes avancent dans l’incertitude et avec lenteur, prisonnières de leur paradigme fondateur. Ainsi, l’aversion croissante face à l’administration antidémocratique de l’UE risque de provoquer une explosion ; seules les droites radicales et néofascistes pourraient en profiter : entend-on les voix d’une réelle opposition au coup d’État d’Orban en Hongrie ?

Cependant, l’urgence ronge de l’intérieur l’équilibre apparemment inébranlable de l’ordre européen. L’exigence de contenir la catastrophe sanitaire, de ne pas laisser trop de gens mourir, de soulager de quelque façon la souffrance des citoyens-électeurs-consommateurs suffit à introduire une contradiction dans le dispositif hégémonique. Cette contradiction doit être portée jusqu’à sa rupture : le pacte de stabilité, aujourd’hui seulement suspendu, doit être rejeté ; il appartient désormais au passé, à un monde dépassé, submergé par la pandémie. Et le coût énorme de la catastrophe économique doit être assumé par ceux qui ont profité, depuis les années 1980, de la déstructuration des systèmes de protection sociale, de la mondialisation financière, des délocalisations et de l’appauvrissement drastique du travail.

C’est au Capital qui a tiré profit de l’ordolibéralisme et de la financiarisation des échanges de payer les dégâts de la crise, et non aux travailleurs et travailleuses affaiblis par des décennies de précarité. C’est aux gros patrimoines et aux gros profits, en Italie comme dans d’autres pays, protégés jusqu’à présent par des États incapables de faire respecter le principe d’universalité, de financer les services publics et les nécessaires transferts financiers. C’est précisément dans la réponse à la question « qui va payer la dette ? » que se trouve le seul véritable critère discriminant entre une gauche qui n’aurait pas peur d’être de gauche et les autres forces politiques, souverainistes ou euro-libérales.

Dans le bouleversement de l’ordre néolibéral, le Capital et la vie s’imposent à nouveau comme les termes d’une contradiction irrémédiable. Mais seule une force à la dimension d’un continent semble en mesure d’y faire face.

Traduction de Laure Raffaëlli-Péraudin

Les auteurs:

Lorenzo Coccoli

Philosophe, il donne de cours d’histoire du droit à la Link campus university. Il a dirigé le livre collectif Commons/Beni comuni. Il dibattito internazionale (goWare 2013), et les éditions italiennes du livre de Michel Senellart, Machiavellisme et raison d’État (ombre corte 2014) et, avec Antonello Ciervo et Federico Zappino, de Commun de Pierre Dardot e Christian Laval (DeriveApprodi 2015).

Igor Mineo

Historien, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Palerme. Il dirige la revue Storica et il est membre de la rédaction de Critica marxista.

Luca Nivarra

Juriste, professeur de droit civil à l’Université de Palerme. Il est militant dans le mouvement pour les biens communs ; il était membre de la commission dirigée par Stefano Rodotà  qui a élaboré le projet de modification des normes du Code civil relatives à la propriété publique (2007-2008).

Vincenzo Ostuni

Éditeur dans la maison d’édition « Ponte alle Grazie » (Milan), et poète. Il a participé, comme membre du collectif C17, à l’organisation de la conférence sur le communisme  (Rome, janvier 1917) ; il a  dirigé ensuite la publication des actes : Comunismo necessario (Mimesis, 2020). Il a publié aussi une nouvelle éditon du Manifeste des communistes di Engels e Marx (Ponte alle Grazie, 2018).

Gabriele Pedullà

Essayiste et narrateur, professeur de littérature italienne à l’Universite de Roma Tre. Ses derniers livres : Machiavelli in Tumult: The ‘Discourses on Livy’ and the Origins of Political Conflictualism (Cambridge University Press, 2018) et le recueil de contes Biscotti della Fortuna (Einaudi, 2020).

[Cet article est apparu en italien dans la revue OperaViva, le 20 avril 2020 :
https://operavivamagazine.org/e-il-conto-chi-lo-paga/; une version plus courte dans il Manifesto, le 18 avril 2020 : https://ilmanifesto.it/il-capitale-paghi-la-crisi/ ]

 

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