Geoffrey de Sainte-Croix, Karl Marx et l’interprétation de l’Histoire

Karl Marx et l’interprétation de l’Histoire ancienne et moderne

Geoffrey de Sainte-Croix

Geoffrey de Sainte-Croix (1910-2000) est un historien marxiste britannique, spécialiste de l’Antiquité. Si ses contributions sont largement reconnues dans le monde anglophone, elles n’ont guère été reçues en France. Le présent texte a été publié en anglais dans les Actes du colloque « Marx en perspective » (édités par B. Chavance). Il est ici traduit pour la première fois en français par Victor Gysembergh (*). Qu’il soit remercié de nous en avoir confié la publication.

I. En guise d’introduction

J’ai été invité initialement à rédiger une contribution sur « la théorie marxiste de la crise du mode de production antique ». Cependant, j’ai obtenu la permission de traiter un autre sujet, parce que je ne crois pas qu’il soit utile de raisonner en termes de crise du mode de production antique, lequel persista pendant bien des siècles dans le monde grec et romain, et même (de mon point de vue) un peu après la fin de l’histoire « ancienne » à laquelle il est fait référence dans le titre de ce texte : approximativement du septième siècle avant notre ère au septième siècle de notre ère.

J’ai été amené à me concentrer avant tout sur une question, celle de la classe et de l’exploitation dont elle est l’expression sociale (voir mon livre, The Class Struggle in the Ancient Greek World, from the Archaic Age to the Arab Conquests [dans la suite du texte CSAGW], 1981, réimpression corrigée en 1983, p. 31-69 et p. 205-208, en particulier les définitions, p. 43-44 (1)). Si j’ai fait cela, c’est parce que je crois que le concept de classe de Marx a été très mal compris par de nombreux auteurs ces dernières années, y compris certains qui n’hésitent pas à se décrire comme marxistes. Je ne vois pas comment nous pourrions commencer à discuter utilement de Marx tant que ce sujet n’aura pas été minutieusement clarifié. Dans un colloque dédié à Marx, rien ne peut être plus important – que nous soyons d’accord ou non avec ses idées – que de commencer par s’assurer que nous connaissons bien ses conceptions fondamentales (2).

Certains des points essentiels de la méthode historique de Marx sont exposés tels que je les comprends, sous une forme très condensée, dans une série de propositions dans la IIe partie ci-dessous. Nous devons garder à l’esprit une considération de première importance, à savoir que Marx a développé cette méthode dans le cadre d’un effort continu, sur une période d’environ quarante ans, visant à comprendre le monde suffisamment pour le changer. Comme il l’écrivait lui-même dès le printemps 1845, dans la onzième de ses Thèses sur Feuerbach, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » (3) Avant de pouvoir changer le monde, toutefois, il faut d’abord le comprendre, et le meilleur endroit pour entamer ce processus de compréhension est le monde contemporain (4). Afin de comprendre pleinement le capitalisme, Marx estimait nécessaire d’étudier ses origines de manière historique, et même de remonter plus loin encore (mais avec beaucoup moins de détail), jusqu’au monde gréco-romain et à d’autres formations sociales du passé. L’étendue des recherches qu’il fit en ce sens, lesquelles commencèrent à recevoir plus d’attention suite à la publication des Grundrisse (en pratique, suite à l’édition de Berlin-Est en 1953) (5), n’apparut pleinement qu’au moment où furent connus les Manuscrits ethnologiques (6).

Dans le monde moderne, de nombreux historiens qui ne sont pas complètement hostiles à Marx sont gênés par le fait que l’œuvre de Marx visait résolument à changer le monde, et donc à « mettre un terme à la préhistoire de la société humaine » (comme il le dit lui-même dans une formule magnifiquement optimiste de la Préface de 1859). Je dirais que cette gêne est déclenchée en particulier par un concept fondamental chez Marx qui pour bon nombre de ces historiens semble « explosif » et même absolument « menaçant » (voir CSAGW, p. 31, 45 ; cf. p. 22) : celui de classe, dont l’acceptation en tant qu’instrument de l’analyse historique crée tôt ou tard des difficultés pour qui refuse d’arriver à des conclusions désagréables à propos du monde capitaliste des années 1980, parce que le concept de classe est universellement applicable. Je fus particulièrement heureux quand un éminent historien de la Rome antique (qui n’est pas marxiste), dans un compte-rendu de mon livre CSAGW, conclut en demandant si on pouvait trouver mes « catégories d’analyse convaincantes sans en tirer des inférences dérangeantes sur la société contemporaine » – et j’en ai tiré (7).

Je voudrais suggérer que la marque d’une analyse historique qui mérite le qualificatif de « marxiste », plutôt que « néo-marxiste », « soi-disant marxiste », « pseudo-marxiste », etc. (8), est l’acceptation théorique et, chaque fois que possible, l’application pratique cohérente de la catégorie de classe, au sens fondamental que prend ce terme chez Marx et qui est spécifié dans la proposition 3 de la IIe partie ci-dessous.

La raison pour laquelle je considère que la classe est de première importance tient précisément au fait qu’elle est « l’expression collective du fait de l’exploitation » (comme je l’ai dit dans CSAGW, p. 43), et que c’est l’exploitation, l’élément constitutif essentiel de la classe, qu’on peut considérer comme le point de départ de Marx et comme le mal dont il espérait par dessus tout qu’il serait écrasé dans la société sans classes à laquelle il aspirait profondément.

Je dois maintenant soulever une question importante, bien que je ne puisse pas lui accorder le long développement qu’elle nécessite et que je doive m’en occuper très sommairement. Dans une bonne partie de ce texte, j’emploierai des termes comme « esclavage », « société esclavagiste » et « mode de production esclavagiste » en référence à la très longue période de l’histoire « ancienne » à laquelle je m’intéresse. Pour des raisons qui sont expliquées brièvement ci-dessous (voir IVe partie) et plus longuement dans CSAGW, je suis d’avis qu’il serait préférable dans certains cas d’y substituer les termes « travail non-libre » et « société qui dépend du travail non-libre » ; mais par commodité j’ai conservé partout la terminologie de l’esclavage.

J’ajouterai ici quelques mots pour expliquer la manière dont je cite les travaux de Marx et Engels. J’ai si souvent été exaspéré par des citations de traductions modernes difficiles à identifier (et souvent impossibles à obtenir à Oxford ou à Londres quand elles ne sont pas en anglais) que j’essaie de toujours citer l’édition de référence Werke de Berlin-Est (abrégée MEW), sauf dans quelques cas où il est souhaitable de citer la seconde édition de la Gesamtausgabe (abrégée MEGA 2), actuellement en cours (par exemple pour les Grundrisse et pour la Préface de 1859), la première édition de cet ouvrage (abrégée MEGA 1), ou l’édition parisienne des Œuvres, éd. M. Rubel, pour les textes écrits originellement en français. Une ou deux autres abréviations sont comme dans CSAGW, p. 684-685, cf. p. 661.

II. Quelques propositions

Je vais maintenant présenter un ensemble de propositions qui englobent les plus importants principes du « matérialisme historique » de Marx, tels que je les conçois, dans une formulation qui tient compte en particulier à la fois de l’histoire grecque et romaine et du monde contemporain. Certaines de ces propositions se trouvent dans mon livre CSAGW (pas nécessairement sous une forme tout à fait identique). Elles sont très concentrées, et donc peut-être un peu abruptes. (Je les considère comme généralement vraies, dans la mesure où l’on peut espérer inclure des vérités générales dans de telles déclarations sans nuances).

1. a) Dans les termes de Marx, ce sont « les rapports de production », constituant « la structure économique de la société », qui sont l’élément le plus fondamental de toute société humaine, au sens où sur le long terme ils sont une cause plus effective des autres traits importants de la société en question que n’importe quel autre élément, et contribuent plus à les expliquer à condition d’être correctement identifiés (9).

b) Ces rapports de production entrent en correspondance, quoique vaguement, avec le stade de développement atteint par les forces productives (10). (ils n’y correspondent que vaguement parce que dans différentes sociétés qui disposent de forces productives à peu près semblables, les rapports de production ont souvent été très différents en pratique en termes de faits historiques).

c) Les rapports de production dans leur totalité dans une société donnée peuvent être appelés le « mode de production » (11). (Je ne m’intéresse pas dans ce texte à la classification générale des modes de production : je ne dépasserai guère les modes ancien, féodal et capitaliste (12).)

2. Dans les sociétés divisées en classes (au sens de Marx, tel que défini dans le § 3a ci-dessous), les rapports de production existent par-dessus tout en tant que rapports de classe pour les individus d’une société donnée. Dans la préface à la première édition du vol. 1 du Capital (1867), Marx dit explicitement que dans son ouvrage « ces personnes n’interviennent que comme personnification de catégories économiques, comme porteurs de rapports de classe et d’intérêts déterminés » (13). Il y a de très nombreuses preuves que les classes et leurs rapports étaient au cœur des intérêts de Marx et d’Engels : voir IIIe partie ci-dessous.

3. a) Il devient maintenant essentiel de fournir une définition de la classe à la fois au sens général en tant que catégorie sociale, que rapport (14), et de la classe individuelle. Dans la pensée de Marx, la classe est apparue au début des années 1840 principalement comme un rapport d’exploitation, ce qu’elle est toujours restée par la suite (cf. CSAGW, p. 43-44, 49-57 etc.). C’est la formulation la plus succincte possible, et c’est ainsi que je considèrerai la classe dans la suite (au risque, peut-être, de trop simplifier à l’occasion), car c’était le sens fondamental de « classe » pour Marx, bien qu’il ait parfois été amené à employer le terme de différentes manières (voir IIIe et IVe parties ci-dessous). Voilà pour le concept général de classe. Une classe (une classe en particulier) est un groupe de personnes dans une communauté, identifié par leur position dans l’ensemble du système de production sociale, laquelle est définie avant tout par leur rapport (principalement en termes du degré de propriété et de contrôle) avec les conditions de production (c’est-à-dire les moyens de production et le travail productif) et avec les autres classes (voir CSAGW, en part. p. 43-44). Les classes des sociétés individuelles sont donc produites par les modes de production de leurs sociétés (15).

b) L’exploitation (l’extraction d’un surplus, au sens de Marx) peut être ce que j’ai appelé « directe et individuelle » (comme pour les salariés, esclaves, serfs, locataires ou débiteurs exploités par des employeurs, maîtres, propriétaires fonciers ou prêteurs particuliers) ou « indirecte et collective » (comme quand un État qui représente principalement les intérêts d’une ou plusieurs classes supérieures impose des taxes, une conscription militaire, du travail forcé ou d’autres services uniquement ou d’une façon disproportionnée à une ou plusieurs classes exploitées particulières : voir CSAGW, p. 205-208, cf. p. 44). Certaines classes mineures dans des sociétés particulières peuvent échapper à l’exploitation jusqu’à un certain point, voire entièrement – par exemple, certains commerçants dans le monde grec et même dans le monde romain. Mais de telles exceptions mineures ne doivent pas occulter la règle générale qui est que dans la grande majorité des cas, la marque d’une classe donnée, qui dérive de sa position dans le système de production sociale dont elle fait partie, est l’exploitation qu’elle pratique ou subit : d’où ma définition sommaire de la classe comme « un rapport d’exploitation ».

4. Le conflit de classe (16) est essentiellement le rapport fondamental d’antagonisme entre classes, qui comporte l’exploitation et la résistance à celle-ci, mais pas nécessairement a) la participation collective régulière à une activité politique en commun, ni b) la conscience de classe impliquant un antagonisme envers les membres d’autres classes en tant que tels, même s’il est probable que ces traits apparaissent quand une classe a atteint un certain stade de développement. Il est probable qu’une classe qui en exploite d’autres emploie contre elles des formes de domination politique et d’oppression quand elle le peut ; la démocratie peut atténuer ce processus (17).

5. Le trait distinctif essentiel de chaque « mode de production » n’est pas tant la manière dont est effectuée la majeure partie de la production, mais la manière dont les classes qui contrôlent les conditions de production assurent, pour l’essentiel, l’extraction du surplus qui rend possible leur propre position privilégiée (18). Dans ce sens spécifique, on peut dire que le monde grec et romain était une « économie esclavagiste », même si, pour des raisons évoquées dans la IVe partie de ce texte, je préférerais parler d’une économie dépendant du « travail non-libre », un terme qui englobe les serfs et les esclaves pour dettes aussi bien que les esclaves au sens strict.

6. a) Les « rapports de production » (ou la « structure économique ») peuvent à bon droit être appelés la « base » d’une société (19). Les rapports de production sont « économiques » au sens le plus large, lequel inclut bien sûr toutes les institutions (y compris sociales, politiques et juridiques, comme le pouvoir d’État et la Rechtsstellung (2) qui contribuent de manière significative à faire des rapports de production ce qu’ils sont dans chaque cas particulier. C’est sans aucun doute en ce sens que Marx appela une forme particulière de Rechtsstellung, à savoir l’esclavage, « une catégorie économique » (20) . Bien que l’esclavage soit un ensemble d’institutions juridiques, il peut être une partie essentielle des rapports de production eux-mêmes ; et dans ce cas il est effectivement une catégorie économique, et les esclaves (dont le rôle dans la société antique est strictement comparable à celui de la classe laborieuse sous le capitalisme : voir IVe partie ci-dessous) doivent être considérés comme une classe au sens technique du terme.

b) Les éléments légaux, politiques, religieux et les autres éléments idéologiques, du moins autant qu’ils ne déterminent pas la nature des rapports de production (cf. le paragraphe précédent), peuvent être désignés comme la « superstructure ». Les traits superstructurels réagissent évidemment à leur tour sur la base économique et peuvent la modifier (voir les lettres d’Engels).

III. La classe

Les idées qui devaient dominer la pensée de Marx pour le restant de sa vie apparurent à la fin 1843 et au cours de l’année 1844, et de toute évidence elles étaient déjà plutôt bien développées quand il rencontra Engels pour la première fois en août 1844 (je me propose de traiter ce sujet très brièvement. Des matériaux supplémentaires se trouvent dans CSAGW, p. 55-57).

Dans un manuscrit non publié, la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (21), qui fut rédigé pendant le printemps et l’été 1843, aucun signe n’annonce l’explosion de pensée nouvelle qui apparut chez Marx dans un article écrit à la toute fin de cette année et en janvier 1844, et publié dans les Deutsch-französische Jahrbücher en 1844 sous le titre « Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel. Introduction » (Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, trad. A. Baraquin, p. 197-212 = MEW, vol. 1, p. 378-391). Dans les quatre dernières pages, on trouve le premier emploi sérieux chez Marx de la catégorie de classe, au sens qui devint dès lors essentiel pour lui. Le prolétariat est explicitement appelé une classe (p. 208-211) (22), et il est dit avoir la tâche d’émanciper toute la société en s’émancipant lui-même (p. 210 et 212) ; nous trouvons aussi la phrase : « chaque classe, dès qu’elle engage la lutte avec la classe au-dessus d’elle, est déjà empêtrée dans la lutte qui l’oppose à la classe du dessous » : les classes en question semblent être la monarchie, la noblesse, la bureaucratie, les bourgeois (ou classe moyenne), et le prolétariat (p. 210). Ensuite, entre avril et août 1844, Marx écrivit les très remarquables Manuscrits économiques et philosophiques (23), qui ne furent pas publiés avant 1932. Nous y trouvons sous une forme bien développée les concepts liés d’exploitation et de classe, en particulier dans le premier tiers des manuscrits (24). Nous entendons parler de « la classe asservie des travailleurs » (p. 82), du capital comme « propriété privée sur les produits du travail étranger » (p. 89, etc.), et de « la lutte hostile entre capitaliste et travailleur » (p. 77) ; on nous dit que « la rente foncière est fixée par la lutte entre fermiers et propriétaires fonciers », et que « nous trouvons partout dans l’économie nationale l’opposition hostile des intérêts, la lutte, la guerre, reconnues comme la base de l’organisation sociale » (p. 105) ; « le propriétaire foncier exploite tous les avantages de la société » (p. 107) ; « l’intérêt du propriétaire foncier s’oppose à celui des travailleurs agricoles d’une façon exactement aussi hostile que l’intérêt du patron de manufacture à celui de ses travailleurs » (p. 109) ; à la fin, « il ne subsiste plus en tout que deux classes de la population : la classe des travailleurs et celle des capitalistes » (p. 111) ; et pour Marx, « il est nécessaire que le rapport entre propriétaire et travailleur se réduise au rapport national-économique de l’exploiteur et de l’exploité » (p. 113) ; plus bas se trouve un long passage sur l’aliénation (p. 116-129).

En 1845-1846, Marx et Engels écrivirent un ouvrage en commun, pour leur propre édification, l’Idéologie allemande (25), lequel ne fut intégralement publié qu’en 1932. La classe et la lutte de classe y jouent un rôle important ; et dans la section rarement lue et souvent ennuyeuse qui est consacrée principalement à attaquer « Max Stirner », il y a des réflexions intéressantes sur l’exploitation et la classe dans les quelques pages intitulées « Morale, échanges, théorie de l’exploitation » (26) . Dans Misère de la philosophie (1847), Marx parle de la société en tant que « rapports sociaux basés sur l’antagonisme de classe. Ces rapports sont, non pas des rapports d’individu à individu, mais de travailleur à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier, etc. » (27). À l’ouverture du Manifeste du Parti communiste, écrit par Marx et Engels en 1847-1848, nous trouvons les paroles célèbres : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes » (28). Suite à quoi il n’est pas nécessaire de citer plus de passages sur l’exploitation ou sur la classe dans les travaux de Marx et d’Engels, tant ils sont nombreux. Mais il vaut peut-être la peine d’insister particulièrement sur un ou deux textes. Dans un compte-rendu de la Critique de l’économie politique datant de 1859, Engels présentait comme un fait expliqué pour la première fois dans son intégralité par Marx que « les sciences économiques ne s’intéressent pas aux choses mais aux rapports entre personnes et, en dernière analyse, entre classes » (29). C’était en effet la position adoptée par Marx, comme le confirme un passage particulièrement significatif (déjà mentionné au § 2 de la IIe partie ci-dessus) de la Préface à la première édition du vol. 1 du Capital, dans lequel Marx dit : « Il ne s’agit ici des personnes, qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classe déterminés ». Et dans une importante lettre à Bebel et à d’autres, écrite les 17 et 18 septembre 1879, Marx et Engels disaient : « Depuis près de quarante ans, nous avons fait ressortir au premier plan la lutte des classes comme la force motrice directe de l’histoire » (30). La définition de la classe (à propos de laquelle voir le § 3 dans la IIe partie ci-dessus) prend dès lors la plus grande importance. Idéalement, elle doit être adéquate pour l’examen non seulement du monde contemporain mais aussi de l’histoire ancienne et médiévale, et même de toute société de classe. En principe, il n’est peut-être pas absolument obligatoire d’admettre une seule définition valable pendant toute la durée de la société de classe, depuis ses débuts jusqu’à nos jours. À n’en pas douter, les classes individuelles qu’on peut observer en fait sur la scène de l’histoire présentent de grandes différences à des époques différentes. Les tentatives manquées d’identifier des classes qui n’avaient pas d’existence réelle peuvent aussi discréditer les récits prétendument marxistes de l’histoire ancienne (voir CSAGW, p. 41). Mais je ne vois aucun signe que Marx lui-même ait imaginé quelque changement que ce soit de la nature même de la classe pendant la période historique ; et pour ma part, en tant qu’historien, je ne ressens pas le moindre besoin d’admettre un tel changement. Ce me semble une vertu manifeste du matérialisme historique marxiste (pour lequel la théorie de l’exploitation et de la classe et l’importance du conflit de classe constituent des éléments centraux) que ses catégories générales, pourvu qu’elles soient conçues correctement, peuvent être appliquées avec fruit sur une vaste étendue de l’histoire humaine, depuis les premiers temps historiques jusqu’à nos jours, quelle que soit la variabilité des caractéristiques constitutives des classes particulières qui existent à un moment donné.

Bien sûr, Marx n’a jamais produit la définition des « trois grandes classes sociales » (les classes particulières de son temps) qu’il laissa inachevée à la fin du Livre 3 du Capital (vol. 8, p. 259-260 = MEW, vol. 25, p. 892-893). Et il n’a jamais essayé ailleurs de définir le concept général de classe, qu’il s’est toujours senti autorisé, semble-t-il, à considérer comme allant de soi. J’insiste à présent sur une définition particulière de la classe : celle donnée dans le § 3 de la IIe partie ci-dessus, dont on peut montrer qu’elle est la définition générale requise par le cours principal de la pensée de Marx (voir CSAGW II.i-iii, v) et peut être appliquée avec fruit à l’analyse de toute forme de société de classe, ancienne ou moderne, qui soit apparue à ce jour. Je plaiderai pour le rejet – ou je devrais peut-être dire, pour la restriction à un petit nombre de cas particuliers – d’une conception très différente de la classe qui peut à première vue sembler sous-entendue dans quelques passages aberrants de Marx, mais n’est pas une définition généralement applicable et qui, comme nous le verrons, ne s’applique qu’à une classe ayant exceptionnellement connu un développement considérable et étant devenue ce que Marx a appelé (quoiqu’une seule fois), en une formulation hégélienne, « une classe pour soi ». Résoudre ce problème est plus important qu’il ne semble, car cela peut avoir des conséquences pour les positionnements politiques dans le monde contemporain, et je vais devoir y consacrer un temps qui semblera peut-être disproportionné jusqu’à ce que j’aie fait valoir mon argument.

Je suis tout excusé de revenir au fait que l’étude de l’histoire par Marx avait délibérément pour objectif de comprendre le monde de son temps afin de le changer. Comme je partage ses perspectives générales sur l’Histoire, je refuse également de placer une limite définitive entre les temps modernes et la période précédente à laquelle je m’intéresse particulièrement : disons, d’environ 700 avant notre ère jusqu’au milieu du septième siècle de l’ère chrétienne. Dans la présente étude, je commencerai par le monde capitaliste, comme le fit Marx, avant de remonter à l’Antiquité (dans la IVe partie ci-dessous). Ma première tâche est d’établir que Marx emploie quelquefois le terme de classe en un sens très spécial, étroit et peu caractéristique, ce qui a donné à certains de ses lecteurs les moins attentifs l’impression gravement erronée que la classe comporte nécessairement l’une ou l’autre de ces caractéristiques, ou les deux : A) la participation régulière à une activité politique en commun, et B) la conscience d’une identité commune, la conscience de classe, qui implique un sentiment reconnu d’hostilité envers les adversaires de classe, avec pour conséquence qu’un groupe auquel manquent ces caractéristiques – ou la première en tout cas, qui est la plus importante – ne peut être considéré comme une classe. De tels lecteurs tendront peut-être à refuser le titre de « classe » en l’absence, à tout le moins, d’activité politique commune. Ils ont évidemment tout à fait le droit de définir la « classe » différemment de Marx, s’ils le souhaitent, à condition de ne pas prétendre que leur définition est aussi la sienne.

Est-ce vraiment important ?, pourrait-on demander. Comment une définition précise de la classe peut-elle avoir une telle importance, en particulier si des spécifications divergentes peuvent être trouvées jusque dans les écrits de Marx lui-même ? La réponse est que résoudre ce problème correctement est de la plus haute importance : cela a des conséquences aussi bien pour les marxistes que pour les non-marxistes. Généralement, ces derniers présument à tort que les deux caractéristiques indiquées ci-dessus par A et B sont des éléments nécessaires du concept de classe ; ils pointent ensuite le fait (car c’est un fait) que ces caractéristiques n’existent absolument pas à une échelle tant soit peu importante, pour la classe laborieuse en tout cas, dans la plupart des pays du monde aujourd’hui, en particulier dans les pays avancés, et encore moins aux États-Unis (31) (cf. CSAGW, p. 57). Ils en concluent que le concept de classe lui-même n’a guère de valeur heuristique ou explicative et ne nous permet pas de comprendre le monde contemporain, et que l’analyse marxiste de la société moderne peut donc être rejetée en bloc (en Grande-Bretagne, leur position a été grandement renforcée récemment par le fait qu’une proportion remarquablement importante de la classe laborieuse anglaise parmi les votants de la dernière élection générale en juin 1983 – environ un tiers ou plus, selon la définition de la « classe laborieuse » – donna sa voix au Parti conservateur, dirigé par une femme aux opinions très à droite et tout à fait opposées à leurs intérêts). La position de ces non-marxistes est difficilement attaquable, d’après moi, tant qu’on adopte un concept de classe qui comporte nécessairement les deux éléments A et B que j’ai évoqués.

Et les marxistes eux-mêmes, dirais-je, nuisent beaucoup à leur propre cause en adoptant la position que je viens de décrire, comme ils le font parfois, car, s’ils acceptent la représentation faussée de la classe que j’ai esquissée, et qui comporte les deux éléments A et B, alors, même s’ils sont capables par quelque acrobatie intellectuelle de se satisfaire eux-mêmes, ils ne peuvent pas réussir auprès des non-marxistes les plus intelligents, qui leur signaleront à bon droit que Marx insistait énormément sur la classe et le conflit de classe (voir les premiers paragraphes de cette partie de mon texte), tandis que la classe apparaît à présent comme un phénomène dont l’importance est toujours plus réduite ; quant au conflit de classe, il disparaît tout à fait d’une bonne partie de l’Histoire ! Au mieux, il fait des apparitions sporadiques, ne se manifestant fortement que lors de rares périodes de paroxysme. Dire que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes » devient alors une exagération si ridicule qu’elle constitue un grave mensonge. S’il m’est permis d’introduire ici une note personnelle, j’ai moi-même été longtemps incapable de répondre efficacement à de telles attaques contre l’analyse de classe marxiste aussi bien du paysage contemporain que (pour des raisons qui apparaîtront tout à l’heure) du monde antique, jusqu’à ce que, au début des années 1970, j’en sois arrivé à me rendre compte que les deux traits A et B spécifiés ci-dessus ne sont pas en fait des éléments nécessaires du concept marxiste de classe, et que le conflit de classe, avant d’être bien développé, n’est pas nécessairement plus que l’exploitation et la résistance à celle-ci. Ce fut pour moi un progrès intellectuel majeur, faisant apparaître que les critiques du marxisme que je viens d’esquisser sont fondées sur un sophisme, et permettant donc de les rejeter résolument. D’après des commentaires qu’on m’a faits à propos de mon livre CSAGW, je crois comprendre que d’autres personnes qui ont saisi mon argument font l’expérience d’un semblable changement de perspective.

*

Je dois maintenant m’occuper des passages aberrants chez Marx, dont j’ai trouvé au moins une douzaine, datant principalement des années 1840 (il se peut que quelques autres aient échappé à mon attention). Marx y parle des classes comme si elles étaient nécessairement des entités politiques. Parfois, en effet, il semble que ce soit précisément l’activité politique en commun qui soit nécessaire pour en faire des classes ; et la lutte de classe est conçue précisément comme une activité politique. Pourtant, la plupart de ces passages, voire tous, n’ont aucune valeur indépendante, ce que chacun peut vérifier par soi-même, soit parce qu’ils ne sont clairement pas destinés à être pris à la lettre (ce qui est le cas du premier que je citerai), soit parce qu’ils sont contredits, ou que leur poids est neutralisé, par d’autres affirmations dans le même ouvrage ou ailleurs.

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, écrit en 1851-1852 et publié la même année, Marx dit vraiment que la bourgeoisie française « en abolissant le suffrage universel, en avait fini elle-même avec la lutte des classes » (32) (une loi restreignant le droit de vote avait été adoptée le 31 mai 1850). C’est un passage bien extraordinaire, qui traite la lutte de classe comme si elle était purement politique, et qui plus est strictement parlementaire ! La phrase n’est évidemment pas censée être prise au pied de la lettre. Ailleurs, un passage du Manifeste du Parti communiste assigne comme but aux communistes « la constitution des prolétaires en classe », et dans un autre il parle de « l’organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique » (33) – comme si le prolétariat n’était pas déjà une classe, ce qu’évidemment il était sans aucun doute aux yeux de Marx ; en effet, il y est fait référence comme à une classe existante à plusieurs reprises dans le Manifeste lui-même. Semblablement, Marx dit dans une lettre à Kugelmann, le 9 octobre 1866, que ses propres efforts au premier congrès de la « Première Internationale » à Genève du mois précédent avaient été dédiés « aux besoins de la lutte des classes et à l’organisation des travailleurs en classe » (K. Marx, J. Marx, F. Engels, Lettres à Kugelmann, E.S., 1971, p. 50 = MEW 31.529). Pourtant, personne ne prétendra qu’en 1866 Marx supposait encore que les travailleurs n’étaient pas une classe ! Il y a plusieurs passages semblables, tous datant des années 1840, dans lesquels Marx parle soit du prolétariat soit de la bourgeoisie « prenant forme politique comme classe » ou « se constituant politiquement comme classe » (34). Dans chacun de ces textes aussi, il ressort du passage lui-même ou d’autres dans la même œuvre que Marx emploie le terme de classe au sens particulier mentionné précédemment, selon lequel la classe concernée s’est développée au point d’avoir une activité politique commune et probablement une sorte de conscience de classe.

À côté de tous ces passages je voudrais en rapporter deux autres, bien connus et souvent cités. L’un, quelques pages avant la fin de Misère de la philosophie, dit d’abord que « la domination a créé » pour la masse des travailleurs « une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est » déjà une classe vis-à-vis du capital, « mais pas encore pour elle-même ». Dans la lutte contre le capital, « cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même » (35). Viennent ensuite deux phrases : « Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique ». Avec ce passage de Misère de la philosophie nous devons en donner un autre, un paragraphe brillant et célèbre quelque dix pages avant la fin du 18 Brumaire, dans lequel Marx décrit la petite paysannerie française de son temps, dans des phrases successives, comme formant une classe eu égard à certaines conditions économiques d’existence (« dans la mesure où… »), mais ne formant pas une classe eu égard à certaines autres conditions (encore « dans la mesure où… », p. 104-105 = MEW 8.198-9).

Dans ces deux passages (et dans bien d’autres dans les deux ouvrages concernés), il est parfaitement clair que les individus concernés – le prolétariat dans Misère de la philosophie et les petits paysans dans Le 18 Brumairesont depuis longtemps constitués en classe du fait de leur condition économique, essentiellement de « la domination du capital », mentionnée explicitement dans le premier cas et implicitement dans le second. Cela mérite d’être souligné. Pourtant, dans le passage du 18 Brumaire c’est l’affirmation que la paysannerie française ne forme pas une classe qui se trouva souvent prévaloir auprès des lecteurs, à tel point qu’elle effaça parfois le souvenir de l’autre, qui évidemment est d’une importance au moins égale (un historien de l’Antiquité très réputé, citant ce passage dans un article publié en 1968, oublia complètement l’autre phrase et l’omit purement et simplement ) (36). Peut-être est-ce dû à la manière dont l’ensemble du passage est écrit – dans le but, évidemment, d’insister sur la désunion entre les paysans, qui eut pour résultat que Louis-Napoléon devint à leurs yeux le champion de leur cause (ce texte est cité presque en entier, en traduction anglaise, dans CSAGW, p. 60-61). La première partie sous-entend que les petits paysans constituent un ensemble très peu intégré, et culmine avec une image remarquablement vive : « Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre ». C’est l’apogée des huit premières phrases du paragraphe. Nous trouvons ensuite une seule phrase reconnaissant que les paysans forment bien une classe (celle qui commence avec le premier « dans la mesure où ») ; mais celle-ci est immédiatement suivie par cinq autres qui expliquent en quel sens les paysans ne forment pas une classe, soulignent l’absence de classe (en ce sens) des paysans et en tirent des conclusions politiques.

Comme je ne peux pas expliquer cette situation plus clairement que dans CSAGW 61, j’espère qu’on m’excusera de reproduire un extrait de ce que j’y ai dit : « Marx dit que si nous définissions une classe d’après tel ensemble de caractéristiques, les travailleurs au début du capitalisme ou les paysans français de son temps correspondraient à cette définition, mais que si nous y substituions un autre ensemble de caractéristiques, ils n’y correspondraient pas. On pourrait s’attendre à ce qu’une classe au sens le plus complet (« pour elle-même » ou autre) remplisse la seconde définition, et Marx estimait qu’autrement il lui manquerait une partie de l’ensemble complet d’attributs qu’une classe est susceptible d’avoir, mais cela ne doit pas nous cacher que pour Marx, une classe pouvait très bien exister en tant que telle avant de développer le second ensemble de caractéristiques – en effet, c’est bien ce qu’il dit dans nos deux passages. »

Je crois qu’à chaque occasion où Marx parle de classe en un sens particulier, comme il le fait dans une partie seulement de chacun des deux passages que je viens d’évoquer, et ailleurs à l’occasion, il est évident qu’il emploie effectivement le terme non pas avec son sens normal et propre, mais en un sens rehaussé qui attribue à la classe en question une conscience de soi et un caractère délibérément politique qui ne sont pas des attributs nécessaires d’une classe, bien qu’ils puissent être réalisés au cours de la lutte de classe.

IV. Les esclaves comme classe

Un problème fondamental de l’emploi du concept de classe dans l’Antiquité est de savoir s’il faut considérer que les esclaves antiques constituent une classe. Cette question a souvent reçu une réponse capricieusement négative, faite de simples expressions d’opinion sans beaucoup d’argumentation. Évidemment, personne ne peut ignorer que les esclaves appartiennent à un statut, Stand, état ou « ordre » qui était défini par la loi : cela ne demande pas de discussion. Il se pourrait bien que dans certains cas nous devions considérer les esclaves sous l’aspect du statut plutôt que sous l’aspect de la classe ; mais dans l’ensemble, c’est ce dernier qui aura le plus d’importance pour les marxistes, et c’est sur lui que je me pencherai ici. Après un bref coup d’œil sur les traitements non-marxistes du sujet, je me concentrerai entièrement sur la question de savoir si les esclaves doivent être considérés comme une classe au sens que Marx donnait à ce terme. Je n’ai connaissance d’aucun examen de cette question qui soit même à peu près adéquat : mon propre traitement du sujet dans CSAGW était très bref (voir p. 63-66, et cf. p. 40 et 91). Je ne perdrai pas de temps avec les auteurs qui ont refusé aux esclaves le titre de classe au sens de Marx, puisque je n’ai pas trouvé chez eux d’arguments dignes d’être pris au sérieux : une seule note suffira (37). Afin de traiter cette question convenablement nous devons descendre jusqu’aux fondamentaux. Je donnerai les arguments décisifs en faveur d’une réponse positive à notre question, en établissant d’abord, en deux étapes, que Marx et Engels étaient nécessairement engagés par leurs propres principes à concevoir les esclaves antiques comme une classe ; puis je citerai des preuves tirées de leurs œuvres qui montrent qu’ils considéraient habituellement ces esclaves comme une classe.

Encore une fois, la définition de la classe que nous adoptons est cruciale. La grande majorité des historiens de l’Antiquité s’en sont peut-être encore moins souciés que la plupart des autres historiens. Or, plusieurs définitions non-marxistes de la classe impliquent que la question de savoir si les esclaves en constituaient une doit inévitablement recevoir une réponse négative. Max Weber, par exemple – pour prendre le cas qui sera peut-être le plus familier de tous pour les sociologues – maintenait que les esclaves doivent être considérés comme un groupe statutaire (Stand) et pas comme une classe « au sens technique du terme » (c’est-à-dire selon la définition particulière de la classe selon Weber), parce que « le destin des esclaves n’est pas déterminé par la possibilité d’utiliser des biens ou des services pour eux-mêmes sur le marché » (38). Pour Weber, « situation de classe » = « situation sur le marché » ; évidemment, les esclaves ne sont pas actifs sur le marché. C’est tellement éloigné de la pensée de Marx qu’il est clairement superflu d’en discuter (je ne peux que réitérer mon étonnement, exprimé dans CSAGW, p. 87, face à l’impossibilité de trouver où que ce soit dans l’œuvre de Weber une prise en compte sérieuse du concept de classe selon Marx. Si j’ai manqué quelque chose, j’espère qu’on m’éclairera). Les non-marxistes qui, comme Weber lui-même et Sir Moses Finley (39), rejettent la classe en faveur du statut comme instrument d’analyse de la société antique peuvent suivre leur propre chemin : il est peu probable que la suite de ce texte leur soit très agréable.

Je dois réaffirmer que ma définition de la classe, exposée dans CSAGW et résumée dans la IIe partie, § 3 ci-dessus, représente ce que je crois être le fond de la pensée de Marx : la classe est principalement (pour le dire peut-être de manière un peu rudimentaire) un rapport d’exploitation, au sens que Marx donnait à ce terme, et que je n’ai certainement pas besoin d’expliquer ici.

Marx commença son étude de la société par le système capitaliste, qui était assez bien développé à son époque, à partir des années 1840 ; et nous-mêmes devons noter, c’est la première étape de notre enquête, comment il concevait ceux des traits essentiels de cette société qui sont pertinents pour notre propos, avant de passer à la seconde étape et de regarder en arrière vers les époques anciennes. Cette première étape de notre enquête, qui peut être résumée très rapidement, est indispensable et ne doit pas être omise, car, afin de faire ressortir dans la seconde étape la situation des classes dans l’Antiquité (40), et de montrer pourquoi les esclaves, d’après les principes de Marx, doivent inévitablement être considérés comme une classe, il est important de faire la comparaison avec la situation des classes sous le capitalisme. Marx en est venu rapidement à considérer la société capitaliste comme comportant une division fondamentale entre une classe capitaliste, la « bourgeoisie », et une classe laborieuse, le « prolétariat » ; et à partir du début de 1844 il avait accepté l’idée d’un conflit de classe dans son monde entre la bourgeoisie et le prolétariat (cf. les premiers paragraphes de la IIIe partie ci-dessus). Dans certaines des premières œuvres de Marx, comme nous l’avons vu dans la IIIe partie ci-dessus, il y a de nombreuses références à des rapports antagoniques non seulement entre le bourgeois et le prolétaire, mais aussi entre le propriétaire et le locataire, entre le propriétaire foncier et le travailleur agricole : le facteur commun à tous ces rapports de classe est qu’ils existent entre exploiteur et exploité (41). Dans son œuvre postérieure, quand il se fut saisi de l’idée de la vente de la « force de travail » au capitaliste par le travailleur, Marx considéra cette vente comme le trait spécifique de l’exploitation capitaliste : elle produisait le « surtravail » et la « plus-value » appropriés par le capitaliste (42). Ceci était pour Marx le signe cardinal de la société capitaliste, du mode de production capitaliste – car dans sa pensée, c’était précisément la méthode d’extraction du surplus qui distinguait les différents modes de production (« les différentes époques économiques de la structure sociale », « les différentes formes économiques revêtues par la société ») : voir IIe partie, § 5 ci-dessus. Le trait essentiel du contrat entre capitaliste et salarié était pour Marx le fait que le travailleur avait juridiquement le droit de vendre sa propre force de travail, en tant qu’homme techniquement libre (43). Évidemment, cette liberté apparente du travailleur est partiellement illusoire en pratique (44) mais Marx se rendait compte qu’elle représentait une grande avancée par rapport aux formes d’organisation sociale antérieures.

« C’est un des aspects civilisateurs du capital que la manière dont il extorque ce surtravail et les conditions dans lesquelles il le fait sont plus favorables au développement des forces productives, des rapports sociaux et à la création des éléments d’une structure nouvelle et supérieure, que ne l’étaient les systèmes antérieurs de l’esclavage, du servage [Leibeigenschaft], etc. » (Le Capital, Livre 3, vol. 8, p. 198 = MEW, vol. 25, p. 827).

Ce n’est que maintenant que nous sommes prêts pour la deuxième étape de notre enquête et pour revenir au mode de production précapitaliste particulier qui nous intéresse au premier chef : celui qui prévalait dans le monde grec et romain et que Marx appelait « antique » ou « classique » ou « antique classique » (45). Nous avons déjà vu dans la première étape de notre étude que si nous souhaitons identifier le principal trait distinctif d’un mode de production d’après les principes de Marx, nous devons chercher la méthode d’extraction du surplus. Personne ne peut douter que pour Marx la principale méthode dans la société antique était l’esclavage : les passages qui le démontrent sont si nombreux que les exemples sont superflus. Toutefois, pour des raisons qui sont apparues suffisamment dans CSAGW (46), et vu la nature de la connaissance effective que Marx avait du monde antique, laquelle était concentrée sur certaines périodes, je préférerais pour ma part employer un terme plutôt large, que Marx emploie d’ailleurs lui-même dans les Grundrisse (47) : non pas le terme plus étroit d’esclavage, mais « direkte Zwangsarbeit » (48), le travail forcé direct, dont je pense que la meilleure traduction aujourd’hui (49) est « travail non-libre » – pour inclure non seulement l’esclavage au sens strict mais aussi le servage et la servitude pour dettes. De ces trois formes de travail non-libre, l’esclavage était certainement la plus importante, du moins jusqu’à ce que le colonat romain d’époque tardive ne fasse probablement du servage la forme prédominante d’extraction du surplus à partir de la fin du troisième siècle (voir CSAGW, p. 158-160 et 249-255), et dans le monde romain l’esclavage au sens technique demeura toujours extrêmement important (voir CSAGW, p. 255-259 avec p. 140-147). Je continuerai, ne fût-ce que par commodité, à parler principalement en termes d’esclavage du travail non-libre dans l’Antiquité.

Le parallélisme entre sociétés antique et capitaliste est désormais complet. L’esclave, dans la société antique, occupe précisément la position du salarié libre sous le capitalisme (et celle du serf à l’époque médiévale) : l’esclave est à l’esclavagiste ce que le prolétaire est au capitaliste (et ce qu’est le serf au seigneur féodal). Dans chaque cas, le rapport est un rapport de classe, dont l’essence est l’exploitation : l’appropriation d’un surplus auprès du producteur primaire (l’esclave, le serf ou le prolétaire). La condition juridique (la Rechtsstellung) de chaque type de travailleur est un trait essentiel de la structure économique de la société dans laquelle il opère, dans la mesure où elle affecte le type et le degré de l’exploitation qu’il subit et contribue donc à déterminer quelle doit être son rapport fondamental aux autres dans cette même structure économique.

Le parallélisme dont je parle ressort particulièrement bien dans deux documents écrits par Engels en 1847 : son esquisse d’une Profession de foi communiste, approuvée au premier congrès de la « Ligue communiste » à Londres au début de juin 1847 ; et plus encore ses Principes du communisme, écrits à la fin octobre de la même année (juste avant le Manifeste du Parti communiste) (50). Le second de ces deux traités, dans la réponse à sa propre question 6, « Quelles classes laborieuses y avait-il avant la révolution industrielle ? », établit un parallèle clair entre trois ensembles de « classes laborieuses » : les esclaves à l’époque antique, les serfs au Moyen Âge et les prolétaires sous le capitalisme. Puis, les questions 7 et 8 traitent des différences techniques entre le prolétaire d’une part et l’esclave ou serf (Leibeigene) de l’autre. Dans Misère de la philosophie, écrit par Marx pendant la première moitié de l’année 1847, nous lisons : « La féodalité aussi avait son prolétariat – le servage » (51). Dans Travail salarié et Capital, des conférences données à la fin de l’année 1847 et publiées en 1849, Marx fait un parallèle très clair entre l’esclave, le serf et le travailleur libre (52). Ce parallèle apparaît à nouveau dans un ensemble de discours au Conseil général de la « Première Internationale » (généralement connu aujourd’hui sous le titre de Salaires, prix et profits), qui furent prononcés en anglais en juin 1865 mais pas publiés avant 1898 (53); et nous trouvons la même idée bien exprimée dans deux œuvres mineures d’Engels : le dernier paragraphe du premier des deux articles sur le vol. 1 du Capital de Marx, publié dans un hebdomadaire allemand le 21 mars 1868 (MEW, vol. 16, p. 238), et un bref récit de la vie et de l’œuvre de Marx écrit en 1877 et publié en 1878 (MEW, vol. 19, p. 105-106). De nombreux passages du Capital montrent que Marx conserva tout du long l’opinion que j’ai décrite, selon laquelle il y eut successivement trois modes de production majeurs en Europe, depuis l’esclavage de la Grèce antique et de Rome jusqu’au capitalisme de l’époque moderne. Dans CSAGW, p. 50-52, j’ai cité des textes (tirés des trois volumes du Capital) qui sont de la plus haute importance pour l’idée que Marx se faisait de la classe et de l’exploitation, et dont deux desquels, tirés des Livres 1 et 3 (54), disent avec une clarté absolue que c’est la méthode d’extraction du surplus qui constitue aux yeux de Marx le trait distinctif de chacun des différents modes de production (cf. IIe partie, § 5 ci-dessus) : non seulement le capitalisme, mais aussi les systèmes qui reposent sur l’esclavage ou le servage au lieu du travail salarié. Le passage du Livre 1 du Capital mentionne explicitement « la société de l’esclavage » aussi bien que celle du travail salarié (voir CSAGW, p. 51 et 52). À présent j’ajoute en note une sélection d’autres passages pertinents du Capital (55). Dans toutes les citations que j’ai faites ici, le rapport entre les propriétaires des conditions de production et les producteurs directs dans chacune de ces trois situations – l’esclave dans l’Antiquité, le serf au Moyen Âge, le salarié libre sous le capitalisme – est un rapport de classe (tantôt explicitement, tantôt sans l’emploi du mot « classe »), et l’essence de ce rapport est l’exploitation, l’appropriation d’un surplus.

J’ai montré que dans cette sphère nous avons affaire aux fondements mêmes de la pensée de Marx, et que d’après ces principes nous ne pouvons pas plus refuser l’appellation de « classe » aux esclaves antiques qu’aux salariés modernes sans complètement tourner le dos à sa pensée. Ceux qui ne se considèrent pas comme marxistes ne sont évidemment pas obligés de suivre une argumentation menée dans ces termes. Partant, s’ils ne souhaitent pas considérer que les esclaves sont une classe, j’imagine qu’ils peuvent être divisés en deux groupes : ceux qui préfèrent abandonner le concept de classe dans son ensemble pour toutes les fins utiles, et le remplacer par le statut ou quelque autre catégorie tout aussi lâche, et ceux qui sont prêts à continuer à penser en termes de classe, et peut-être même de lutte de classe, mais qui refusent néanmoins, pour leurs propres raisons, d’accepter que les esclaves constituent une classe (56). Aux premiers je n’ai rien de plus à dire, vu que j’ai déjà suffisamment souligné la faiblesse de leur position dans CSAGW, p. 63-66 et 85-96. De l’autre groupe j’exigerais seulement qu’ils produisent une nouvelle définition claire de la classe telle qu’ils la conçoivent.

Je voudrais rappeler maintenant la proposition 6a dans la IIe partie de ce texte, et insister qu’il est légitime, et même essentiel, de prendre en compte dans l’évaluation de la position de classe des esclaves leur trait distinctif particulier, à savoir le fait qu’ils sont des esclaves. Clairement, ce serait mettre la charrue avant les bœufs que de dire que des travailleurs non-libres de l’Antiquité étaient transformés en esclaves par le fait de subir l’extraction de travail obligatoire. Au contraire, ils pouvaient subir, et subissaient de fait, l’extraction de travail obligatoire justement à cause de leur condition juridique d’esclaves, une condition dans laquelle bon nombre d’entre eux étaient nés tandis que d’autres y furent projetés par une capture, une conquête ou d’autres moyens. L’essentiel de mon argumentation est quelque chose qui est exprimée en termes généraux dans le cadre de ma définition d’une classe (une classe particulière) dans CSAGW, p. 43-44 : que la Rechtsstellung (la position juridique, le statut constitutionnel) est un des facteurs qui peut contribuer à déterminer la classe, en fonction de son effet sur le type ou le degré de l’exploitation infligée ou subie. C’est justement parce que la Rechtsstellung de l’esclave le rendait potentiellement susceptible d’être exploité plus intensément que d’autres que cet élément doit être pris en compte pour déterminer sa position de classe. C’est une généralisation valable universellement, malgré d’apparentes exceptions. Même un esclave extrêmement favorisé – le secrétaire d’un grand homme, son gestionnaire, sa concubine bien-aimée – pourrait être en mesure de profiter d’un mode de vie que bien des hommes libres auraient envié ; mais cela aurait toujours été complètement précaire, et la perte de la faveur du maître, ou la mort, la ruine ou la proscription du maître pouvaient mener à la perte de tous les précieux privilèges, qui dépendaient totalement de la bienveillance du maître, de même que le pécule de l’esclave et ses espoirs d’affranchissement.

Cela s’accorde parfaitement avec ma définition de la classe comme un rapport d’exploitation. L’esclave était susceptible d’être exploité au plus haut point parce qu’il était juridiquement un esclave. Personne ne cherchera à nier que nous sommes absolument obligés de reconnaître la Rechtsstellung de l’esclave quand nous évaluons ce que Weber appelait sa ständische Lage, sa situation statutaire : les esclaves formaient un groupe statutaire distinct, l’un des plus clairs et des plus saillants de tous (ou peut-être plutôt une série de tels groupes), justement parce qu’ils étaient dans la condition juridique de l’esclavage. Nous ne pouvons pas négliger obstinément ce trait fort important, et même décisif (parce que constitutif) de la condition servile quand nous considérons sa situation de classe, d’autant plus que sa Rechtsstellung affectait directement le degré d’exploitation auquel il pouvait être soumis.

Les principes généraux que j’ai formulés ne sont pas affaiblis par le fait indéniable (souligné dans CSAGW, p. 44-45, 65 et 143) qu’une poignée d’esclaves – parmi lesquels un bon nombre étaient membres de la famille impériale à Rome – pourraient à bon droit, sauf au sens étroitement technique, être considérés comme ayant appartenu à ce que j’appelle la « classe possédante » (voir la définition dans CSAGW, p. 4 et 114-117), même avant leur affranchissement ; mais il n’en demeure pas moins que le pécule de ces hommes, que leurs maîtres les avaient autorisés à accumuler et qui comprenait parfois des sous-esclaves (vicarii), demeurait la propriété juridique de leurs maîtres, et que leur possession du pécule, qui n’équivalait même pas à la possession en droit romain, était complètement précaire. J’ajouterai que je n’ai aucune objection à ce qu’on traite de tels esclaves (ou d’autres occupant une position spéciale, comme le servus quasi colonus mentionné dans CSAGW, p. 237-238) comme une « sous-classe », une « fraction », une « section » ou une « strate » de classe, autant d’expressions parfois employées par Marx lui-même, bien que ce ne soit pas à propos des esclaves, à ce qu’il me semble.

*

J’imagine que quelques marxistes – des philosophes, des sociologues ou des économistes plutôt que des historiens – qui considèrent la Préface de 1859 comme l’unique formulation définitive du matérialisme historique de Marx se sentiront peut-être quelque peu opposés au départ aux positions que je défends dans ce texte, pour deux raisons. Premièrement, l’absence totale dans la Préface de toute référence à la classe et au conflit de classe pourrait les amener à sous-estimer l’importance de ce sujet dans la pensée de Marx ; et deuxièmement, s’ils ont une interprétation stricte de la dichotomie entre « base » et « superstructure » (Basis et Überbau) établie dans la Préface, ils seront peut-être réticents à accepter une catégorie « superstructurelle », ce dont la Rechtsstellung peut leur sembler relever, comme un des déterminants de quelque chose d’aussi « basique » que la classe, laquelle était pour Marx un trait essentiel des « rapports de production » qui constituent la « base ». Toutefois, les persuader ne devrait pas être difficile. Tout d’abord, dans un article fort utile de 1969 (voir CSAGW, p. 67), Arthur M. Prinz a montré de manière convaincante que l’ouvrage de Marx en question (la Contribution à une critique de l’économie politique), à cause du Code pénal prussien en vigueur en 1859 qui criminalisait la publication de toute incitation à la haine de classe, se devait nécessairement d’éviter tout ce qui pouvait tomber sous le coup de cette loi et d’être très prudent dans son traitement de la classe. Marx lui-même, alors en Angleterre, n’était pas en danger personnellement, mais son éditeur à Berlin ne pouvait pas se permettre de prendre le moindre risque. La seconde objection que j’ai évoquée trouve une réponse tout aussi facilement. Je n’ai besoin que de signaler que Marx lui-même disait avec emphase, à plus d’une reprise, que l’esclavage est « une catégorie économique » (voir IIe partie ci-dessus, § 6a), et l’identifiait ce faisant à juste titre, pour ceux pour qui la distinction « base/superstructure » est essentielle, comme un trait de la « base économique ».

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Maintenant que j’ai montré pourquoi Marx et Engels étaient nécessairement engagés par leurs propres principes fondamentaux à concevoir les esclaves de l’Antiquité comme une classe, il est temps de produire une partie des preuves montrant que dans les faits, ils adoptèrent cette position de manière tout à fait explicite à partir des années 1840. Avant d’y venir, toutefois, il sera bon de faire ressortir ce que j’ai appelé (dans CSAGW, p. 66) « une erreur méthodologique et conceptuelle mineure » dans trois des premiers ouvrages de Marx et d’Engels (datant de 1845-1848) (57), quand ils représentent les esclaves comme une classe impliquée dans des luttes de classe, mais en désignant comme leurs adversaires dans ces combats non pas les esclavagistes qui auraient dû occuper ce rôle d’après leurs propres principes, mais les « hommes libres » ou les « citoyens » (ces formulations sont peut-être toutes dues principalement à Engels : l’une est dans un article de lui, et les deux autres dans des ouvrages écrits en commun par lui et Marx. Mais Engels ne répéta pas cette erreur ultérieurement, autant que je sache, pas plus que ne le fit Marx). La distinction entre esclave et libre, ou entre esclave et citoyen, est une distinction de statut et d’ordre – à laquelle on peut souvent trouver une utilité, comme je l’ai dit, mais dans le contexte du conflit de classe, car, dans l’Antiquité, de très nombreux hommes libres (la grande majorité d’entre eux, à vrai dire), et même la plupart des citoyens, ne possédaient pas d’esclaves. Dans ce qui suit immédiatement, je laisserai au lecteur le soin d’apporter les corrections opportunes et, là où les esclaves en tant que classe sont opposés aux « hommes libres » ou aux « citoyens », de remplacer ces dernières catégories par les « esclavagistes ».

Dès l’Idéologie allemande, Marx et Engels parlèrent des esclaves comme de « la classe directement productrice » dans « le système antique », et ils pouvaient même dire que « les rapports de classe entre citoyens et esclaves ont atteint leur complet développement (58). Dans un passage ultérieur du même ouvrage, ils abordent les esclaves de l’Antiquité dans un contexte qui est sans erreur possible celui de la classe (59), quand ils disent : « La société a toujours évolué dans le cadre d’un antagonisme (60), celui des hommes libres et des esclaves dans l’Antiquité, des nobles et des serfs [Leibeigenen] au Moyen Âge, de la bourgeoisie et du prolétariat dans les temps modernes » (p. 474 = MEW, vol. 3, p. 417).

Encore une fois, dans l’ouverture du Manifeste du Parti communiste, les esclaves du monde antique sont explicitement traités comme une classe impliquée dans les luttes de classe (61). Par la suite, Marx n’eut guère l’occasion de s’occuper spécifiquement des esclaves sous l’aspect de leur classe, même si bien évidemment il employait souvent des expressions comme « mode de production fondé sur l’esclavage », « production esclavagiste », « société fondée sur le travail servile », « le système esclavagiste », « l’économie esclavagiste », ou « là où l’esclavage constitue la large base de la production sociale » (62) – des expressions employées de manière plus ou moins équivalente. Toutefois, il ne peut y avoir le moindre doute sur le fait que Marx, comme Engels, ne cessa jamais de concevoir les esclaves comme une classe. Comme je l’ai montré auparavant, il est apparent à de nombreuses reprises que les deux hommes continuèrent à concevoir l’esclave de l’Antiquité, aussi bien que le serf du Moyen Âge, comme remplissant le rôle de producteur primaire, qui produit un surplus pour la classe dominante, parallèle au rôle du prolétaire dans la société capitaliste. Ils parlent souvent de l’esclave dans des contextes où il occupe une position correspondant précisément à celle du travailleur salarié dans le monde capitaliste : pour eux, l’esclave est à l’esclavagiste ce que le prolétaire est au bourgeois (et le serf au seigneur féodal). Un peu plus haut, j’ai cité de nombreuses preuves en ce sens. Il est vrai que parfois le terme de « classe » n’est pas appliqué à l’esclave dans ces cas ; mais il serait absurde de prétendre que dans ces contextes l’omission ait quelque signification que ce soit : il se trouve que Marx ne parle des prolétaires sous le capitalisme comme de « la classe laborieuse » que dans un seul des près de 20 passages du Capital que j’ai répertoriés (63).

La preuve définitive de ce que je viens de soutenir (s’il en faut une) est qu’Engels, dans son livre L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, publié en 1884, l’année qui suivit la mort de Marx, fait à plusieurs reprises explicitement référence aux esclaves comme à une classe, dans un contexte qui implique l’exploitation. Par exemple : « De la première grande division sociale du travail naquit la première grande division de la société en deux classes : maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités » (E.S., coll. « Essentiel », p. 269 = MEW 21.157). Et : « Avec l’esclavage (…) s’opéra la première grande scission de la société en une classe exploitante et une classe exploitée. (…) L’esclavage est la première forme de l’exploitation, la forme propre au monde antique ; le servage lui succède au Moyen Âge, le salariat dans les temps modernes » (E.S., coll. « Essentiel », p. 288-289 = MEW 21.170) (64).

Toute divergence d’opinion sérieuse entre Engels et Marx sur un sujet aussi important est impensable, d’autant plus que les deux hommes avaient été en contact presque quotidiennement depuis qu’Engels avait déménagé de Manchester à Londres en septembre 1870 (certains d’entre nous croyons pouvoir parfois détecter des différences sensibles entre la pensée d’Engels et celle de Marx, mais à n’en pas douter personne ne pourrait supposer que de telles différences existaient au début des années 1880 sur le sujet en question).

Il reste quelques passages de Marx qui, si on les prend au pied de la lettre et qu’on les accepte au premier abord, semblent plaider contre la position que j’adopte ici. Mais en les examinant, nous devons toujours garder à l’esprit que, quand nous examinions les écrits de Marx à propos de son temps, dans Le 18 Brumaire et ailleurs, nous avons découvert certains « passages aberrants » dans lesquels Marx utilisait les termes de « classe » et de « lutte de classe » en un sens étrangement étroit, qui ne convient qu’à ce qu’il appela à une seule reprise (dans Misère de la philosophie) « une classe pour soi », c’est-à-dire une classe unie, consciente d’elle-même et surtout dotée d’une activité politique. Nous pouvons nous attendre à trouver des passages semblablement « aberrants » dans les affirmations que de temps en temps Marx fait en passant au sujet du monde antique. Ceux-ci tendent à être ce que les juristes anglais appellent des obiter dicta, fondés qui plus est sur des connaissances historiques bien moins étendues que ne l’étaient les connaissances de Marx à propos de la situation contemporaine. Une affirmation de cette sorte se trouve dans le premier volume du Capital : « La lutte de classe dans l’Antiquité par exemple se déroule principalement sous la forme d’une lutte entre créanciers et débiteurs et prend fin à Rome avec la disparition du débiteur plébéien, remplacé par l’esclave. Au Moyen Âge, la lutte prend fin avec la disparition du débiteur féodal qui perd son pouvoir politique en même temps que la base économique qui le soutenait. Néanmoins la forme-argent – et le rapport créancier-débiteur à la forme d’un rapport monétaire – ne reflète ici que l’antagonisme de conditions de vies économiques plus profondes. » (trad. J.-P. Lefebvre, p. 153 = MEW, vol. 23, p. 149-150).

Bien que la dernière phrase sauve l’honneur, ce n’est pas un des meilleurs passages de Marx. Il commence par une référence au « monde antique » qui, en termes de faits historiques, est loin d’être tout à fait vraie, même si des crises de la dette se produisaient occasionnellement et se trouvaient pendant un moment au centre des préoccupations dans les cités grecques et dans la République romaine (65), et – ce qui est bien plus important – même si, comme le fait Marx ici, nous ne remarquons que les luttes de classe politiques de citoyens et oublions les non-citoyens et les esclaves. Il apparaît alors que Marx doit penser en réalité à une période particulière à propos de laquelle il avait lu des sources primaires, comme Tite-Live et Appien : la République romaine. Si, comme je le soupçonne, il avait principalement à l’esprit une période de l’histoire romaine qui ne dépassait guère la moitié du deuxième siècle avant notre ère, il pouvait facilement oublier les esclaves, qui ne jouaient pas encore de rôle politique visible : les deux premières grandes révoltes d’esclaves, en Sicile, appartiennent au dernier tiers du deuxième siècle avant notre ère. Voilà un exemple supplémentaire de la tendance qu’avait Marx, comme nous l’avons remarqué dans la IIIe partie ci-dessus, à concevoir parfois la classe et le conflit de classe dans des circonstances historiques particulières en termes purement politiques.

Un autre passage, tiré de la Préface à la deuxième édition (1869) du 18 Brumaire, est encore plus étrange. Il fait partie d’une attaque contre la tendance historique dans cette période que Marx appelle « le terme couramment employé aujourd’hui, particulièrement en Allemagne, de césarisme ». « Dans cette analogie historique superficielle, dit Marx, on oublie le principal, à savoir que, dans l’ancienne Rome, la lutte des classes ne se déroulait qu’à l’intérieur d’une minorité privilégiée, entre les libres citoyens riches et les libres citoyens pauvres, tandis que la grande masse productive de la population, les esclaves, ne servait que de piédestal passif aux combattants. » (66).

Et il poursuit par une affirmation au sujet des « luttes de classe anciennes et modernes » que je n’ai pas besoin de citer au delà de la première phrase, « On oublie la phrase célèbre de Sismondi : “Le prolétariat romain vivait aux dépens de la société tandis que la société moderne vit aux dépens du prolétariat”. » – un dicton qui fait simplement écho à des suppositions erronées du dix-neuvième siècle à propos de la plebs urbana à Rome : voir CSAGW, p. 371-372, cf. p. 192-197 (67).

Dans les deux textes que je viens de mentionner, comme dans certains des autres passages aberrants que nous avons remarqués dans la IIIe partie ci-dessus, nous voyons Marx concevoir la lutte de classe comme quelque chose de purement politique. Ces quelques passages vont à contre-courant de toute son œuvre et on ne doit pas les laisser supplanter l’ensemble beaucoup plus important de preuves qui démontrent qu’il reconnaissait les esclaves comme la classe exploitée de producteurs primaires par excellence dans le monde grec et romain. Tout ce que nous ayons vraiment à faire pour les deux passages que je viens de citer et pour certains des autres textes est de compléter l’expression « luttes de classe » par l’adjectif « politiques ».

*

Avant de conclure, je voudrais revenir à l’expérience personnelle à laquelle j’ai fait allusion dans la IIIe partie ci-dessus. Ce qui m’a empêché pendant des années d’accepter pleinement une analyse marxiste de l’histoire n’était pas simplement mon mécontentement à l’égard de ce qui me semblait être une explication peu satisfaisante du monde contemporain, où « la classe laborieuse » ne se comportait manifestement pas comme j’imaginais alors qu’elle le devrait, si la position de Marx était correcte. En plus, ce que la théorie marxiste me semblait exiger du monde antique, quand je devins historien antique (à un âge plutôt avancé), était tout aussi erroné pour le monde grec et romain. Il y avait certes bien du conflit de classe, au sens de luttes politiques, principalement entre citoyens riches et pauvres, aussi bien dans de nombreux États grecs que dans la République romaine ; et je trouvais intéressantes les affirmations de Marx comme celle tirée d’une lettre à Engels en date du 8 mars 1855, disant que l’histoire intérieure de Rome jusqu’à l’époque augustéenne « se résume tout simplement dans la lutte entre la petite et la grande propriété foncière, avec naturellement la modification spécifique due à l’existence de l’esclavage » (K. Marx et F. Engels, Correspondance, trad. J. Molitor, vol. 4, Paris : A. Costes, 1931, p. 110 = MEW, vol. 28, p. 439) – bien que je n’aie jamais pu décider ce que Marx voulait dire exactement dans la dernière partie de cette phrase (« natürlich spezifisch modifiziert durch Sklavereiverhältnisse »). Mais ce que je savais en termes de faits historiques à propos du conflit entre esclaves et libres ou entre citoyens riches et pauvres, si on le prenait au sens d’une lutte politique ouverte, était loin de justifier la position adoptée dans le Manifeste du Parti communiste en particulier, selon laquelle le conflit de classe devait être l’essence de l’histoire ! Mon revirement d’opinion au début des années 1970 au sujet de la nature du conflit de classe, que j’ai déjà évoqué dans la IIIe partie ci-dessus, supprima mon inquiétude par rapport au monde ancien comme au monde moderne.

Les révoltes serviles à une échelle de masse ont toujours été très rares dans les sociétés esclavagistes, et le monde grec et romain ne constituait pas une exception à cet égard (68). Même les éruptions locales étaient peu fréquentes, semble-t-il, elles ne menaient pas à grand chose et étaient facilement écrasées. Mais c’est sans importance pour le but de notre étude : l’essence du conflit de classe entre esclaves et esclavagistes était l’exploitation incessante à laquelle les esclaves étaient assujettis. Encore une fois, les classes possédantes ont toujours exploité la population modeste libre, du moins quand ils n’étaient pas retenus (surtout à l’égard des citoyens) par des institutions démocratiques. Pendant le Principat romain et l’Empire tardif, quand l’activité politique des classes inférieures était au plus bas, à part des émeutes occasionnelles et du brigandage, l’exploitation augmenta fortement, en particulier celle de la paysannerie, comme j’ai essayé de le montrer dans CSAGW (69), où j’ai aussi exposé la plupart des témoignages que j’aie pu trouver à propos des révoltes paysannes, entre autres (70). Ce n’est qu’en prenant en compte l’exploitation et l’oppression infligées par les classes possédantes aux esclaves et aux ordres inférieurs de la population libre que nous pouvons justifier, pour l’histoire romaine en particulier, l’attitude adoptée par Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste et ailleurs, selon laquelle les luttes de classe seraient vraiment ce dont l’histoire est faite. J’ai affirmé que l’exploitation de la paysannerie (serve et libre) était peut-être plus complète à certains égards dans l’Empire romain tardif qu’à aucune autre période connue de l’Histoire – à tout le moins, les témoignages de ce qui se produisait en cas de famine étayent cette conclusion (71). Et enfin, j’ai soutenu que la désintégration de l’Empire romain entre le quatrième et le septième siècle, à part un noyau byzantin qui survécut jusqu’au quinzième siècle, était due avant tout aux fardeaux insupportables et grandissants imposés aux paysans en particulier, et qui eurent pour effet que nombre d’entre eux – même sans prendre part à la lutte strictement « politique » – se montrèrent indifférents, voire franchement soulagés, à la perspective d’un effondrement du régime impérial (72).

(*) : Un autre article du même auteur, « classe et lutte de classes dans l’antiquité », également traduit par Victor Gysembergh, a été publié par la revue en ligne Période.

(http://revueperiode.net/classe-et-lutte-de-classes-dans-lantiquite/

1) Voir le dernier paragraphe de la première partie pour quelques précisions sur ma méthode de citation. Une partie des matériaux traités ici a fait l’objet d’un traitement plus simple et moins détaillé dans ma conférence pour la Isaac Deutscher Memorial Lecture de 1983, réimprimée sous le titre « The nature of class in Karl Marx’s conception of history, ancient and modern », New Left Review 146, juillet-août 1984, p. 94-111. [NdT : trad. fr. par V. Gysembergh, « Classe et lutte de classes dans l’Antiquité », revue en ligne Période (http://revueperiode.net/classe-et-lutte-de-classes-dans-lantiquite/).]

2 J’espère que cela ne me vaudra pas l’accusation d’avoir une « approche quelque peu scripturale des textes de Marx », comme dans le récent ouvrage d’un auteur qui fait la démonstration de son attitude cavalière envers mon livre CSAGW quand il dit que ce dernier révèle mon « dédain de toute la production européenne non insulaire » ! – alors qu’en réalité j’ai rapporté dans ma bibliographie nettement plus de 300 titres de cette production, dont bon nombre que j’ai cités avec approbation dans le texte principal, dans lequel j’ai d’ailleurs utilisé d’autres ouvrages de la même sorte.

3 R. Cartelle), Paris : Éditions sociales, 1968, p. 34 = MEW, vol. 3, p. 7 et 535 ; voir aussi p. 585, n. 1.

4 Voir Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse ») (trad. dirigée par J.-P. Lefebvre), Éditions sociales, vol. 1, p. 39-40 = MEGA 2 II.i.40.

5 Voir à présent MEGA 2 II.1, Text 1 (1976) et 2 (1981), avec l’Apparat (1981).

6 Voir The Ethnological Notebooks of Karl Marx (Studies of Morgan, Phear, Maine, Lubbock), édité avec introduction (de 90 p.) par Lawrence Krader (Assen, 1972). Toutefois, pour les extraits et commentaires particulièrement intéressants faits par Marx à partir du livre de M.M. Kovalevsky publié à Moscou en 1879 sous un titre qu’on transcrit habituellement comme Obščinnoe zemlevladenie et que Marx lut la même année, il faut se tourner vers un autre livre de Krader, The Asiatic Mode of Production (Assen, 1975) : pour les extraits et commentaires de Marx, voir la Deuxième Partie, p. 343-412, avec le chapitre 4 de la Première Partie, p. 190-213 : « Kovalevsky sur la communauté villageoise et la propriété foncière en Orient ». À propos du travail de Marx sur Kovalevsky, il existe deux ouvrages récents de Hans-Peter Harstick : 1) son livre Karl Marx über Formen vorkapitalistischer Produktion. Vergleichende Studien zur Geschichte des Grundeigentums 1879-1880 (Francfort/New-York, 1977) ; et 2) sa thèse de doctorat de Munster de l’année 1974 : Vergleichende Studien zur Geschichte des Grundeigentums im Nachlass von Karl Marx – Exzerpte aus M.M. Kovalevskij… Un appendice de 121 p. dans ce dernier ouvrage contient un utile « Verzeichnis des Marxschen Lesefeldes im Bereich der Historie » [NdT : « Recension du champ des lectures faites par Marx dans le domaine historiographique »] ; cette partie est sans doute répétée dans l’ouvrage ultérieur, que je n’ai pas pu consulter. Pour une prise en compte détaillée du champ immense des lectures faites par Marx, voir S.S. Prawer, Karl Marx and World Literature (1976).

7 T.D. Barnes, Phoenix 36 (1982), p. 363-366, ici : p. 366.

8 Je ne partage pas le scepticisme de Pierre Vidal-Naquet, « Contribution au débat », Opus. Rivista internazionale per la storia economica e sociale dell’antichità, 1 (1982), p. 81-83, ici : p. 81, quant à la possibilité de distinguer les marxistes des non-marxistes. Pour ce qui est de Sir Moses Finley, auquel il se réfère en l’occurrence, voir n. 39 ci-dessous. À ma connaissance, l’exemple le plus criant d’ouvrage qui se prétende marxiste mais qui, en réalité, transgresse de nombreux principes fondamentaux de l’œuvre de Marx est peut-être celui de Barry Hindess et Paul Q. Hirst, Pre-Capitalist Modes of Production (1975). Quiconque souhaite décider si ce livre mérite l’attention peut commencer par lire sa « Conclusion » (p. 308-323), en part. le premier paragraphe, p. 312 : « L’étude de l’histoire est dépourvue de valeur non seulement scientifique, mais aussi politique. L’objet de l’histoire, le passé, de quelque manière qu’on le conçoive, ne peut affecter les conditions présentes. Les événements historiques n’existent pas et ne peuvent avoir aucune effectivité matérielle dans le présent. » Marx doit se retourner dans sa tombe.

9 C’est ma propre formulation de ce que je crois avoir été la position de Marx et d’Engels, exprimée par dessus tout dans la Préface de 1859 de Marx et dans cinq lettres importantes d’Engels. Par « Préface de 1859 », j’entends évidemment le « Vorwort » de la Contribution à une critique de l’économie politique (1859), disponible dans MEW, vol. 13, et dont le texte de référence doit désormais être MEGA 2 II.ii, Text et Apparat (1980), Text p. 95-245, ici : p. 99-103, en part. p. 100 (trad. G. Fondu et J. Quétier, p. 61-65, en part. p. 63). Les cinq lettres d’Engels sont celles du 5 août 1890 à Conrad Schmidt, du 21-22 septembre 1890 à Joseph Bloch, du 27 octobre 1890 à Conrad Schmidt encore une fois, du 14 juillet 1893 à Franz Mehring et du 25 janvier 1894 à W. Borgius (MEW, vol. 37, p. 435-438, p. 462-465 et p. 488-495 ; vol. 39, p. 96-100 et p. 205-207, traduction française dans K. Marx et F. Engels, Études philosophiques, E.S., coll. « Classiques du marxisme », p. 236-255). Six autres ouvrages valent la peine d’être mentionnés dans ce contexte : 1) la lettre de Marx à P.V. Annenkov en date de décembre 1846, original en français dans Karl Marx, Œuvres, éd. M. Rubel, vol. 1, Paris, 1965, p. 1437-1451 ; 2) divers passages de l’Idéologie allemande, en part. p. 65 (et p. 49-52) = MEW, vol. 3, p. 36 (et p. 25-27) ; 3) un passage du chapitre 3 du 18 Brumaire (E.S., p. 30 = MEW, vol. 8, p. 139 = trad. revue par G. Cornillet, p. 103-104) ; 4) un paragraphe vers la fin de l’Introduction, chapitre 1, d’Engels, Anti-Dühring (trad. E. Bottigelli, p. 57 = MEW, vol. 20, p. 25 ; répété vers la fin du chapitre 2 de Socialisme utopique et socialisme scientifique, MEW, vol. 19, p. 208) ; une longue phrase du discours d’Engels aux funérailles de Marx le 17 mars 1883 (trad. sur https://www.marxists.org/francais/engels/works/1883/03/fe18830317.htm = MEW, vol. 19, p. 335-336) ; et 6) une phrase d’Engels, L’origine de la famille, chapitre 9 (E.S., coll. « Essentiel », p. 277-278 = MEW, vol. 21, p. 162-163). Sur mon insistance sur la « base économique » en tant qu’elle fournit l’explication des traits « superstructurels », voir une partie du n° 4 dans la liste ci-dessus.

10 Voir la Préface de 1859 (n. 9 ci-dessus), qui affirme que les rapports de production « correspondent à un stade de développement de leurs forces productives matérielles ». Marx croyait que c’étaient surtout les changements dans les forces de production qui constituaient la cause ultime des changements dans la société. Pour un soutien sans réserve à cette position, voir G.A. Cohen, Karl Marx’s Theory of History : A Defence (1978 ; éd. corr. 1979), et « Reply to Elster on ‘Marxism, Functionalism and Game Theory’ », Theory and Society 11 (1982), p. 483-495. (Sa position agrée peut-être aux philosophes, mais il faut soigneusement la nuancer pour qu’elle soit acceptable par l’historien pratiquant.) J’accepte cela pour l’avènement du capitalisme et son déclin, mais je ne suis pas certain quant à son application à la longue période de l’histoire « ancienne » prise en considération dans le présent article. Si peu de changements importants eurent lieu dans les forces productives pendant cette période que je me sens exempté de prendre en compte ici les forces productives au sens propre. Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels constataient à propos des Romains que « tout leur mode de production restait le même » (trad. H. Auger et al., p. 106 = MEW, vol. 3, p. 62-63). Il ne m’apparaît pas clairement pendant combien de temps ils faisaient continuer ce mode de production, mais c’est vraisemblablement au delà de la fin de ma période, ce qui nous empêche peut-être de prendre en un sens plus large et de donner plus d’importance pour notre propos à un passage antérieur du même ouvrage, selon lequel « un mode de production ou un stade industriel déterminés sont constamment liés à un mode de coopération ou à un stade social déterminés, et que ce mode de coopération est lui-même une “force productive” » (trad. H. Auger et al., p. 58 = MEW, vol. 3, p. 30 ; italiques miens) – ce que je veux dire, c’est que Marx et Engels ne considéraient manifestement pas que les changements dans le « mode de coopération » des Romains (pouvons-nous parler de leurs « rapports de production » ?) constituaient un changement important dans leurs forces productives.

11 Pour ma définition du « mode de production », voir par exemple Travail salarié et Capital (trad. revue par M. Fagard, p. 75 = MEW, vol. 6, p. 408), où Marx parle des « rapports de production dans leur totalité » (« die Produktionsverhältnisse in ihrer Gesamtheit ») qui sont caractéristiques d’une société donnée, avant d’en donne trois exemples, à savoir « la société antique, la société féodale, la société bourgeoise », qui font partie des quatre « modes de production » explicitement désignés comme tels dans la Préface de 1859.

12 Sur la question très débattue du mode de production asiatique (ou oriental), voir CSAGW, p. 29 et 155-157, avec les notes, en part. p. 544, n. 15. Parmi les nombreux ouvrages qui ne sont pas cités, je mentionnerai seulement Hal Draper, Karl Marx’s Theory of Revolution, I. State and Bureaucracy (New York, 1977), ii.515-571 et 629-664 ; les travaux de Hans-Peter Harstick, cités dans la n. 6 ci-dessus ; Lawrence Krader, cité dans la même note ; Marion Sawer, Marxism and the Question of the Asiatic Mode of Production (La Hague, 1975) ; Stephen P. Dunn, The Fall and Rise of the Asiatic Mode of Production (1982).

13 K. Marx, Capital, Livre I (trad. J.-P. Lefebvre), p. 6 = MEW, vol. 23, p. 16. Cf. p. 97 = MEW, vol. 23, p. 100 : « Nous verrons d’une manière générale dans le cours du développement que les masques économiques dont se couvrent les personnes ne sont pas autre chose que la personnification des rapports économiques, et que c’est en tant que porteurs de ces rapports qu’elles se rencontrent. »

14 J’ai relevé une dizaine de passages chez Marx dans lesquels il est dit que le capital est « un rapport », « un rapport de production », « un rapport social de production », etc.

15 Voir Engels, cité dans la n. 9, § 4 ci-dessus.

16 Voir CSAGW, p. 44, 46-47, 57, 58 et 62-63. « Conflit de classe » me semble à présent constituer une meilleure traduction de Klassenkampf dans bien des contextes que l’expression plus traditionnelle « lutte de classe » (cf. CSAGW, p. 57).

17 Sur le rôle de la démocratie dans l’atténuation de l’exploitation et de l’oppression des classes inférieures, voir CSAGW, en part. p. 44, 72-73, 96-97, 141, 284, 287-288, 315 et 317.

18 Voir CSAGW, p. 52-54, pour la preuve que tel était l’avis de Marx ; cf. aussi p. 3-4, 133, 172-173, 209 et 226.

19 La Préface de 1859 est bien sûr le texte principal ; voir aussi la n. 9 ci-dessus.

20 Marx, Misère de la Philosophie, chapitre 2, § 1, 4e Observation = MEGA 1, I.vi.181 (version originale française). Cf. la lettre de Marx à Annenkov du 28 décembre 1846 : version orignale française dans K. Marx, Œuvres (éd. M. Rubel), vol. 1, p. 1446 (cf. n. 9, § 1 ci-dessus).

2 Cf. K. Marx, Critique de la Philosophie du Droit (trad. A. Baraquin) = MEW, vol. 1, p. 201-333.

22 Les références sont à la pagination du texte d’A. Baraquin.

23 K. Marx, Les manuscrits économiques et philosophiques de 1844. Économie politique et philosophie (trad. E. Bottigelli) = MEW, vol. supplémentaire 1 (1968), p. 465-588.

24Sur la classe, voir par exemple p. 8-9, 12, 50 et 55 ; sur l’exploitation, p. 48, 49 et 51. Je ne connais pas d’empli antérieur du terme « exploitation » par Marx, sauf dans l’avant-dernier paragraphe d’une de ses lettres à Ruge de mai 1843 : K. Marx, Œuvres philosophiques (trad. J. Molitor), Éd. Champ Libre, vol. 1, p. 599 = MEW, vol. 1, p. 343.

25 K. Marx, L’idéologie allemande (trad. H. Auger et al.), Paris : Éditions sociales, 1968, p. 35-397 = MEW, vol. 3, p. 9-530.

26 Ibid., « Morale, échanges, théorie de l’exploitation », p. 449-455, ici : p. 450-454 = MEW, vol. 3, p. 393-399, ici : p. 395-398.

27 MEGA 1 I.vi.173 (version originale française).

28 K. Marx, Manifeste du Parti communiste (trad. revue par M. Kiintz), p. 31 = MEW, vol. 4, 462. Engels, dans son édition anglaise de 1888, ajouta une note aux premiers mots de cette phrase : « Ou plus exactement l’histoire transmise par les textes ».

29MEGA 2 II.ii. (1980), p. 253 = MEW, vol. 13, p. 476.

30 MEW, vol. 34, p. 394-408 (ici : p. 407) = vol. 19, p. 150-166 (ici : p. 165), trad. dans Marx-Engels, Œuvres choisies, 2 vol., Éd. du Progrès : « Wir haben fast 40 Jahre den Klassenkampf als nächste treibende Macht der Geschichte, und speziell den Klassenkampf zwischen Bourgeoisie und Proletariat als den grossen Hebel der modernen sozialen Umwälzung hervorgehoben ». Voir aussi MEW, vol. 34, p. 608, n. 507 : le brouillon de la lettre fut écrit par Engels mais ensuite révisé par tous les deux. Et dans une lettre à Serge du 19 septembre 1879 Marx pouvait dire que dans la lettre à Bebel et aux autres « unsere Ansicht ohne Rückhalt auseinandergesetzt wird » [NdT : « notre point de vue est exposé sans retenue »] (MEW, vol. 34, p. 410-414, ici : p. 413).

31 Dès septembre 1857 (avant la Guerre de Sécession), Marx reconnaissait les États-Unis comme « la forme la plus moderne des sociétés bourgeoises » : Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse ») (trad. dirigée par J.-P. Lefebvre), vol. 1, p. 39 = MEGA 2 II.i.39.

32 K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, E.S., c. 5, p. 68 = MEW, vol. 8, p. 165 : « Die Bourgeoisie mit der Abschaffung des allgemeinen Wahlrechts den Klassenkampf zunächst abgemacht hatte ».

33Trad. revue par G. Kliitz, p. 67 et 59 = MEW, vol. 4, p. 474 et 471. Dans le deuxième passage, les mots « et donc en parti politique » montrent clairement que dans les deux passages, « classe » est employé au sens étroitement politique.

34 Voir par exemple K. Marx, Œuvres philosophiques (trad. J. Molitor), Éd. Champ Libre, vol. 1, p. 321 et p. 333 (dans « La critique moralisante, ou la morale critique ») = MEW, vol. 4, p. 337-338 et 351 ; MEGA 1 I.vi.191 et 226 (version originale française).

35 MEGA 1 I.vi.226 (version originale française) ; italiques miens. Cf. Manifeste du Parti communiste, Chapitre 1, p. 57 (= MEW, vol. 4, p. 471) : « Toute lutte de classes est une lutte politique ».

36 P. Vidal-Naquet, « Les esclaves grecs étaient-ils une classe ? », dans Raison présente 6 (1968), p. 103-112, ici : p. 112, réimpr. dans Ordres et Classes (Colloque d’histoire sociale, Saint-Cloud, 24-25 mai 1967), éd. D. Roche (Paris, 1973), p. 29-36. En réimprimant à nouveau cet article sous forme révisée dans son livre Le chasseur noir (Paris, 1981), p. 211-221, Vidal-Naquet, en réponse à des critiques (dont la mienne, dans un article publié en 1975), a inséré la phrase essentielle qu’il avait omise dans la version d’origine (la première qui commence par « dans la mesure où »), apparemment sans se rendre compte que ce faisant il démolissait son propre argument concernant Marx, puisqu’il n’apportait pas d’autre correction importante dans ce passage et faisait toujours commencer le paragraphe en question par les mêmes mots, « Enfin, une classe sociale suppose la prise de conscience d’intérêts communs, l’emploi d’un langage commun, une action commune dans le jeu politique et social. Cela aussi, nous le devons à Marx » – ignorant toujours la phrase même qu’il citait désormais, qui suffit à elle seule à détruire son raisonnement, lequel est fondé sur une partie seulement d’un seul passage ! Pourtant Sir Moses Finley a par deux fois cité cet article avec approbation, dans L’économie antique (trad. M.P. Higgs), Paris, 1975, p. 60 et n. 32, et dans Esclavage antique et idéologie moderne (trad. D. Fourgous), Paris, 1981, p. 100 et n. 29. Voir aussi CSAGW, p. 60-66. Dans CSAGW, je me suis occupé de l’argument de Vidal-Naquet, selon lequel les esclaves de l’Antiquité ne pourraient pas être considérés comme une classe parce que leur situation variait très fortement. Voir aussi la Quatrième Partie de ce texte.

37 Je me suis occupé d’un auteur de cette espèce, P. Vidal-Naquet, dans la note précédente. Ici je ne ferai d’observations que sur Andrea Carandini, L’anatomia della scimmia (Turin, 1979), p. 158-159 et 172-173. Je dois d’abord souligner que quand il dit ne pas pouvoir être d’accord avec moi, « perché non è lecito confondere le diverse condizioni della servitú, piu o meno oppressive, con quella della schiavitú nella forma schiavistica » (p. 173) [NdT : « parce qu’il n’est pas permis de confondre les diverses situations de servage, plus ou moins oppressantes, avec celle de l’esclavage sous la forme esclavagiste »], il écrit seulement à propos d’une traduction italienne d’un bref article que j’ai originellement publié en anglais en 1975, et de premières ébauches de deux chapitres de mon livre CSAGW (II.iv et III.vi) que je ne m’attendais pas à voir citer. Loin de « confondre » les diverses formes de travail non-libre dans mon livre, j’ai pris grand soin de les distinguer. L’argument de Carandini pour ne pas traiter les esclaves comme une classe (p. 158-159) ne prend en compte qu’une proportion minuscule des témoignages : il semble ignorer non seulement les passages décisifs d’Engels, L’origine de la famille, mais aussi toute la masse du matériau tiré de Marx et d’Engels que j’ai cité dans le texte ci-dessus et dans les n. 50-55 et 62-64 ci-dessous. (Je dois admettre que je n’ai pas su identifier le passage que Carandini (p. 158-159) cite à partir d’une trad. italienne de Théories sur la plus-value, même dans MEGA 2 II.iii.2-4.)

38 Voir CSAGW, p. 85-91, en part. p. 88-89.

39 Sur Weber, voir CSAGW, p. 80 et 85-91 ; sur Finley, CSAGW, p. 59-59, 80, 91-96, 137-138, 141-142 et 462-463. Je me sens obligé de dire quelques mots de l’œuvre de Finley, qui est désormais bien connue et favorablement accueillie en tant qu’antidote utile au marxisme. (Je me réfère ici surtout à ses livres L’économie antique (trad. M.P. Higgs), Paris, 1975, dorénavant EA, et Esclavage antique et idéologie moderne (trad. D. Fourgous), Paris, 1981, dorénavant EAIM.) Parfois, de manière assez étonnante, Finley est considéré comme une sorte de marxiste, même par ceux qui devraient mieux savoir à quoi s’en tenir : cf. P. Vidal-Naquet, art. cit., p. 81, à partir de « Je me sens un peu gêné quand j’entends Liverani [ibid., p. 3-9] opposer les marxistes à Finley. Qui donc définit qui est marxiste et qui ne l’est pas ? » (On comparera le commentaire de W. Schüller sur Finley dans son compte-rendu de mon livre CSAGW dans la Historische Zeitschrift, 230 (1983), p. 405.) Dans le présent article, j’espère avoir répondu au moins en partie à la question de Vidal-Naquet. Depuis au moins 1973, Finley a explicitement rejeté la classe au sens de Marx comme catégorie de l’analyse historique, fût-ce pour des raisons qui ne sauraient être qualifiées que d’entièrement inadéquates en ce qu’elles révèlent une grave ignorance de certains des éléments les plus basiques de la pensée de Marx. Inutile de reprendre cette question : qu’il suffise de renvoyer à CSAGW, p. 58-59 (avec p. 504-505) et 91-94 ; cf. p. 80 (avec p. 551, n. 30), 141-142, 462-463. Au lieu de la classe, Finley adopta en 1973 la notion de statut, en fait, dans le sens bien connu que lui donnait Weber : un concept qui peut bien entendu être très utile pour le sociologie travaillant en synchronie, en particulier pour établir des schémas de « stratification sociale », mais qui est nettement inférieur à celui de classe pour l’analyse historique en diachronie, comme je l’ai montré dans CSAGW, p. 85-96 (en part. p. 85-91 sur Weber et p. 92-94 sur Finley). Finley évite aussi le mot exploitation – intimement lié à classe, comme nous l’avons vu – dans EA et EAIM (voir en part. EA, p. 210-211), sauf en ce qui concerne l’impérialisme ou en un sens strictement « neutre » (par exemple « unité d’exploitation » : EAIM, p. 179). Ce mot s’insinue néanmoins dans son article « Problems of Slave Society : Some Reflections on the Debate », Opus. Rivista internazionale per la storia economica e sociale dell’antichità, 1 (1982), p. 201-211, ici : p. 207 (« the rate of exploitation » [NdT : « le taux d’exploitation »]), et même le mot classe parvient à se frayer un chemin par exemple dans EAIM, p. 144 (sur les « classes supérieures et inférieures » dans ce passage, cf. CSAGW, p. 456-463). Le refus de Finley de penser en termes de classe et d’exploitation est le point sur lequel son œuvre s’éloigne le plus clairement de Marx, mais ce n’est pas tout. L’impression générale qui se dégage de son livre EA est bien résumée par la remarque citée dans CSAGW, p. 553, n. 23a : son point de départ se trouve dans les Bewusstseinsstrukturen [NdT : « les structures de la conscience »]. Prendre pour point de départ des constructions psychologiques plutôt que des « rapports de production », c’est démarrer à l’extrême inverse de Marx. Dans son ouvrage plus récent, EAIM, Finley s’intéresse moins aux catégories de statut, mais pour sa définition centrale de « la société esclavagiste » il recourt à un autre terme relatif au statut : les « élites » – terme malheureusement imprécis, et commodément inoffensif, puisqu’il n’engage à aucune réflexion « menaçante » sur le monde des années 1980. Dans EA, sauf erreur de ma part, il ne donnait aucune définition de la sorte, se contentant de dire que « la Grèce et l’Italie classiques étaient des sociétés esclavagistes au même sens large que les États du Sud » (p. 102, cf. p. 90-91), sans plus de précisions à ce sujet non plus. Dans EAIM, p. 106-107 (cf. p. 200) et dans « Problems of Slave Society… », art. cit., p. 206 (cf. p. 210), il dit que « les esclaves fournissaient le gros des revenus directs découlant de la propriété (…) pour les élites économiques, sociales et politiques ». Ce qui illustre le tort que l’emploi de concepts inadéquats peut faire à l’analyse historique : de nombreux paysans et artisans qui vivaient en grande part du travail de leurs esclaves n’avaient aucun titre à être considérés comme des « élites ». (On comparera CSAGW, p. 3-4, 52-54, 209 et 226 : ce sont les classes possédantes, une catégorie identifiable que je définis, qui obtiennent du travail servile et non-libre la plupart de leur excédent.) Inutile de s’étonner que dans le dernier chapitre de EAIM, Finley n’apporte aucune solution au problème qu’il se pose : « le déclin de l’esclavage antique ». (Quant au dernier livre de Finley, L’invention de la politique (trad. J. Carlier), que je n’ai vu qu’après le colloque, je me contenterai de renvoyer à la n. 55 de mon article dans la New Left Review cité dans la n. 1 ci-dessus. Dans ce livre, Finley s’est mis à employer le concept de classe, le substituant apparemment à celui de statut (voir son Index, quicontient de nombreuses références à la classe mais aucune au statut), mais sans le définir convenablement ; cf. CSAGW, p. 92, sur la prédilection qu’il avait auparavant pour le statut, « ce terme admirablement vague » !)

40 Ainsi que dans la société européenne médiévale, mais cela ne me concerne pas directement.

41 Voir en part. K. Marx, Les manuscrits économiques et philosophiques de 1844. Économie politique et philosophie (trad. E. Bottigelli), p. 42-47 et p. 51= MEW, vol. supplémentaire 1 (1968), p. 499-503 et p. 506.

42 J’espère qu’un simple renvoi à CSAGW, p. 43-44, suffira. La naissance de cet élément dans la pensée de Marx peut être repérée dans les Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), vol. 1, p. 223 = MEGA 2 II.i.204 sq.

43 Parmi de nombreux passages pertinents, j’en donne quelques-uns au hasard de mes notes : Capital, Livre 1 (trad. J.-P. Lefebvre, PUF), p. 188-190, 197-198 et 376-377 = MEW, vol. 23, p. 182-183, 189-190 et 354 ; Livre 3, vol. 8, p. 209 = MEW, vol. 25, p. 839 ; Grundrisse (trad. J.-P. Lefebvre et al.), vol. 1, p. 184, 410, 436-441, 445 et 451 = MEGA 2 II.i.168, 378, 401-406, 409-410 et 415 ; Théories sur la plus-value (trad. G. Badia et al.), p. 510 = MEW, vol. 26/3, p. 424 (voir le livre de G.A. Cohen cité à la n. 9 ci-dessus, p. 185-186). Le processus par lequel est apparue la « liberté » du travailleur sous le capitalisme est décrit par exemple dans Capital, Livre 1 (trad. J.-P. Lefebvre, PUF), p. 803-857 (« La prétendue “accumulation initiale” ») = MEW, vol. 23, p. 741-791 ; cf. des passages comme Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), vol. 1, p. 192-193 = MEGA 2 II.i.175.

44 Voir par exemple Le Capital, Livre 1 (trad. J.-P. Lefebvre, PUF), p. 643-644 = MEW, vol. 23, p. 598-599 ; et le sarcasme des p.  197-198 = MEW, vol. 23, p. 189-190. Parfois, comme dans la lettre à Annenkov citée à la n. 9, § 1 ci-dessus (Œuvres (trad. Rubel), vol. I, p. 1446 = MEW, vol. 4, p. 553 = vol. 27, p. 458), Marx applique au prolétariat sous le capitalisme une expression comme « esclavage indirect », par contraste avec l’« esclavage direct » des sociétés comme le Vieux Sud américain. (Cf. n. 48 ci-dessous).

45 Parmi de nombreux passages, il suffira de citer la Préface de 1859, dans Contribution à la critique de l’économie politique (trad. M. Husson et G. Badia), p. 3-6 (= MEGA 2 II.ii.101-102) ; Travail salarié et Capital iii, p. 75 (= MEW, vol. 6, p. 408) ; et Engels, L’origine de la famille ix (p. 232 = MEW, vol. 21, p. 170).

46 Voir CSAGW, p. 3-5, 14-16, 52-54, 112-114 ; III.iv (en part. p. 133-140, 147-162, 162-170 et surtout 172-173) ; p. 209 ; IV. iii (en part. p. 226-228, 244-247, 249-255 et surtout 255-259).

47 Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), vol. 1, p. 185 = MEGA 2 II.i.168.

48 Marx décrivait parfois le travail salarié comme du « travail forcé indirect », comme dans les Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), vol. 1, p. 265 = MEGA 2 II.i.242.

49 Voir CSAGW, p. 134, qui cite C.W.W. Greenidge, Slavery, p. 25 : ce qui explique pourquoi j’évite l’expression « travail forcé ».

50 Les Principes du communisme se trouvent entre autres dans F. Engels, Textes (trad. J. Kanapa), p. 35-61, et dans K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Préfaces du “Manifeste”, Principes du communisme, Projet de profession de foi communiste (éd. M. Kiintz). Pour la version originale en allemand des Principes du communisme, voir MEW, vol. 4, p. 363-380.

51 MEGA 1 I.vi.188 (version originale française).

52 Travail salarié et capital, trad. revue par M. Fagard, p. 66-67 et 75 = MEW, vol. 6, p. 401 et 408.

53 Voir Salaire, prix et profit ix, trad. revue par M. Fagard, p. 141-142 = MEW, vol. 16, p. 134-135.

54 K. Marx, Le Capital, Livre 1 (trad. J.-P. Lefebvre, PUF) p. 243 = MEW, vol. 23, p. 231 ; Livre 3, vol. 8, p. 172 = MEW, vol. 25, p. 799-800.

55 Les textes les plus clairs que j’aie relevés sont sans doute (outre ceux cités dans la note précédente) Le Capital, Livre 1 (trad. J.-P. Lefebvre, PUF), p. 295-298, 376-377, 604-605 et 644 (= MEW, vol. 23, p. 279-282, 354, 562 et 599) ; Livre 3, vol. 7, p. 49-51 ; vol. 8, p. 170-172, 198 et 209 (= MEW, vol. 25, p. 397-400, 798-799, 827 et 839). Voir aussi Livre 1, p. 373-374 et 607 (= MEW, vol. 23, p. 351-352 et 564) ; Livre 2, vol. 5, p. 39-40 et 125-126 (= MEW, vol. 24, p. 384-386 et 474-475) ; Livre 3, vol. 6, p. 339-340 ; vol. 7, p. 255 avec p. 258-259 ; vol. 8, p. 183 et 187-188 (= MEW, vol. 25, p. 343, 609 avec p. 612-613, 812 et 817).

56 Des exemples de ce dernier groupe sont P. Vidal-Naquet (voir n. 36 ci-dessus) ; et M. Austin et P. Vidal Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, que je critique dans CSAGW, p. 64-65 et 77-78.

57 Les références sont données dans CSAGW, p. 66 et 549, n. 19-20 : L’idéologie allemande, p. 474 (= MEW, vol. 3, p. 417) ; Manifeste du Parti communiste (trad. revue par M. Kiintz), p. 31 (= MEW, vol. 4, p. 462) ; F. Engels, « La révolution de Juin », dans K. Marx et F. Engels, La nouvelle gazette rhénane (trad. L. Netter), vol. 1, p. 195-198 (= MEGA 2, I.vii.222-225). Il y a peut-être d’autres exemples que j’aurais dû noter.

58K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande (trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle), Paris : Éditions sociales, 1968, p. 48 et 47 = MEW, vol. 3, p. 24 et 23 : « Das Klassenverhältnis zwischen Bürgern und Sklaven ist vollständig ausgebildet. »

59 Bien que le mot classe n’apparaisse pas en fait dans la phrase que je cite, il apparaît cinq fois dans la phrase suivante (« la classe dirigeante », « la classe dominée »), reprenant des idées exprimées plus haut dans le même paragraphe.

60 La traduction conventionnelle est « contradiction », mais le mot allemand est Gegensatz : voir CSAGW, p. 49-50, cf. p. 63.

61 Manifeste du Parti communiste (trad. revue par M. Kiintz), p. 31-32 = MEW, vol. 4, p. 462-3.

62 Voir par exemple Capital, Livre 1 (trad. J.-P. Lefebvre, PUF), p. 220-221, n. 17 (= MEW, vol. 23, p. 210-211, n. 17) ; p. 243 (= p. 231) ; p. 262-263 (= p. 250-251) ; p. 373-374 (= p. 351-352) ; p. 603-604 (= p. 561-562) ; p. 607 (= p. 564) ; Livre 3, vol. 6, p. 51 (= vol. 25, p. 41) ; p. 334 (= p. 337) ; p. 340 (= p. 344) ; vol. 7, p. 49 (= p. 397) ; p. 253-254 (= p. 608-609) ; vol. 8, p. 171 (= p. 799) ; p. 183 (= p. 812) ; p. 187-188 (= p. 817) ; p. 209 (= p. 839).

63 Capital, Livre 1, p. 297 (trad. J.-P. Lefebvre, PUF = MEW, vol. 23, p. 281). Le plus souvent chez Marx nous voyons d’une part le capitaliste (ou « capital ») et le travailleur, l’ouvrier, le salarié, etc., et d’autre part le maître ou esclavagiste et l’esclave.

64 Cf. aussi p. 279 et 283-284 = MEW, vol. 21, p. 164 et 166-167 : dans ces passages, Engels conçoit clairement les esclaves comme une classe.

65 Voir CSAGW, p. 137, 162-169, 190-191, 215, 282, 288, 298 et 608, 609, n. 55.

66 K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, E.S., p. 10 = MEW, vol. 8, p. 560 = vol. 16, p. 359-360.

67 Des remarques étonnamment méprisantes à l’égard des « plébéiens » (ou « prolétaires ») romains se trouvent dans l’Idéologie allemande (MEW, vol. 3, p. 23 – non traduit par H. Auger et al.), et dans la lettre de Marx à l’éditeur d’un journal russe à propos de N.K. Michailovski, en date de novembre 1877 : voir Œuvres (trad. M. Rubel), vol. 2, p. 1551 sq., ici : p. 1555 (« un mob fainéant plus abject que les ci-devant poor whites des pays méridionaux des Etats-Unis »).

68 Voir CSAGW, p. 65-66, 142 et 146 avec p. 562, n. 8 et p. 564, n. 15 (inadéquat) ; M.I. Finley, EAIM (comme n. 39 ci-dessus), p. 110-115.

69 Voir en part. CSAGW, p. 453-463, 465-474, 481, 489-490, 491-493 et 495-503 ; cf. aussi p. 482-483.

70 Voir CSAGW, p. 476-484, 491-493 et 495-503 ; cf. aussi p. 485-488.

71 Voir CSAGW, p. 13-14 et 219-221.

72 Voir CSAGW, Chapitre VIII, en part. p. 497-503.

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