Gouverner plus que la rosée

 
Jacques Roumain, « Haïti et toute la terre »

Gilles Bounoure

Le fait est déjà connu des lecteurs de ContreTemps : André Breton, venu donner à Port-au-Prince une série de conférences à l’invitation de Pierre Mabille qui y avait créé l’Institut français d’Haïti, prononça auparavant, le 7 décembre 1945, un discours de remerciement aux jeunes intellectuels haïtiens venus l’accueillir. Ils en furent à ce point enthousiasmés qu’ils décidèrent de le reproduire dans un numéro spécial de leur hebdomadaire La Ruche, largement diffusé dans la jeunesse de la capitale, et vite saisi par la police. Bien que Breton ait toujours minimisé l’influence de ce discours sur les événements qui allaient suivre, recommandant de « ne pas l’exagérer », nombre de témoins, d’acteurs et de commentateurs y ont vu « l’étincelle » à l’origine des « Cinq Glorieuses » de Port-au-Prince (7-11 janvier 1946). Ces journées déterminèrent la fuite du président Lescot, l’élection d’une nouvelle Assemblée nationale et l’adoption en novembre d’une Constitution protégeant mieux les droits individuels1.

Breton avait choisi de clore ce discours en évoquant « l’émotion grandissant de page en page » qui l’avait saisi « à la lecture de ce chef-d’œuvre qui s’appelle Gouverneurs de la rosée » dont il citait à dessein les mots les plus frappants de son héros Manuel Jan-Josef : « Nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force : tous les habitants, tous les nègres des mornes et des plaines réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. » Et Breton, observant que ce grand projet débordait « les limites géographiques et ethniques » du pays, concluait en saluant ses auditeurs « en l’exemple de Jacques Roumain qui vaut pour Haïti et toute la terre ».

L’expérience du monde

Une nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée, des œuvres complètes de ce poète, romancier, journaliste et activiste communiste haïtien, né en 1907 et mort en 1944, vient de paraître à Paris2. Elle devrait recueillir plus d’audience dans l’« espace francophone » que la précédente éditée il y a trois lustres à Madrid et passée à peu près inaperçue, sauf peut-être dans la Caraïbe. Les éditeurs font eux-mêmes le rapprochement, ce volume s’apparente à ceux de la « Bibliothèque de la Pléiade », en plus imposant, avec une typographie plus aérée et deux différences notables : les notes éclairant le texte sont données en bas de page, et la dernière partie de l’ouvrage réunit des dossiers documentaires, des analyses et des essais historiques qui se lisent séparément.

Qu’il s’agisse de sa correspondance inédite avec son épouse, des articles retrouvés depuis la précédente édition, ou de ses récits plusieurs fois réédités en France, lire ou relire Jacques Roumain impose une plongée dans l’histoire récente d’Haïti, et quelque connaissance des malheurs qui continuent de frapper ce pays, largement du fait de ce passé, déterminant néanmoins des situations nouvelles. Ainsi, en juillet dernier, « profitant que la population était mobilisée pour suivre le quart de finale de la coupe du Monde Russie 2018 et afin de respecter le Programme contrôlé par le FMI “Staff-Monitored Program” (SMP) signé en février dernier, le Gouvernement a publié un avis officiel d’augmentations du prix des carburants à la pompe. Dès que l’information a été connue sur les réseaux sociaux, et devant l’importance des hausses (entre 40 et 50 %), les gens ont pris le béton et les violences ont éclaté dans la capitale [Port-au-Prince] où la situation est devenue rapidement très difficile et confuse. »3 Événements impensables du vivant de Roumain, et pourtant déjà sans doute en germe…

Pendant très longtemps, la population fut essentiellement rurale : selon de rares statistiques, sommaires et d’une fiabilité qui paraît faible, elle l’était encore à 80 % en 1960, pour n’être plus que de 39 % en 20174. Le nombre total d’habitants, estimé à 3 millions lors du recensement de 1950, est passé à 11 millions en 2015, avec une densité moyenne de 400 h/km2, et beaucoup de prévisionnistes évoquent le chiffre de 16 millions en 2050, avec une densité de 600 h/km2, en dépit d’une très importante émigration5. L’autosuffisance alimentaire était encore à peu près assurée – par nécessité – du temps de Roumain, et il eût été peut-être possible de la prolonger et de l’améliorer si le pouvoir avait été entre les mains de petits paysans propriétaires résolus à s’unir et à travailler ensemble pour le bien commun, car telle est « l’utopie », ou plutôt la proposition, de Gouverneurs de la rosée.

Mais était-il encore temps, ou était-ce mieux qu’une « vue de l’esprit » ? Roumain était l’émanation parfaite de l’élite mulâtre qui avait confisqué le meilleur des ressources du pays : grand-père ancien président de la République, père grand propriétaire terrien, études chez « les frères » à Port-au-Prince puis dans un pensionnat en Suisse, formation d’agronome poursuivie en Espagne en s’intéressant surtout à la tauromachie… Retour en Haïti en 1927, à vingt ans, vie mondaine dans la capitale, premiers essais littéraires dans la presse, nomination à vingt-trois ans au ministère de l’Intérieur comme « chef de division »

C’est pourtant ce « retour au bercail » qui fut à l’origine de sa « radicalisation ». Le pays était occupé depuis 1915 par les marines américains, Washington craignant à l’époque l’influente colonie allemande de Port-au-Prince, mais surtout le non-remboursement de la « dette » contractée auprès de « ses » banques par les autorités haïtiennes6. Les gouvernements successifs et les finances publiques restèrent sous tutelle américaine jusqu’en 1934, avec des dispositions garantissant l’impunité aux troupes d’occupation. Dans ses articles de presse et ses premiers récits, Roumain déploya un « patriotisme » allant bien au-delà de la seule « haine de l’étranger » yankee (selon ses mots en 1925) : il dénonçait aussi ses complices du gouvernement et de la bourgeoisie commerçante de Port-au-Prince, leur mode de vie parasitaire et leur lâcheté, et il appelait à l’union des « Haïtiens nègres » pour les renverser.

Sans doute influencées par ses lectures de Nietzsche, ses références étaient alors le fascisme mussolinien, la poésie futuriste de Marinetti, le nationalisme à la Barrès, voire l’anticommunisme d’un Paul Morand mettant « en garde contre les idées d’exportation qui comme certains arbres inacclimatables, ne font que pourrir la terre où on les a plantés. » De telles idées n’avaient rien pour heurter les autres collaborateurs de la Revue indigène, dont Roumain fut l’un des fondateurs, et dont François Duvalier fut un fervent soutien, avant de se réclamer du « moi nègre » et du « noirisme haïtien ». Mais l’âpreté du combat journalistique que mena Roumain contre les occupants américains, « brutes à visage pâle » opprimant les Noirs chez eux comme ailleurs, et qui lui valut des emprisonnements à répétition, le conduisit en l’espace de quatre ans (1928-1932) à défendre un anti-impérialisme plus large, d’abord inspiré de Gandhi, puis à se déclarer « communiste, non militant pour l’instant, parce que les cadres d’une lutte politique n’existent pas encore en Haïti », mais s’appliquant à la «préparer »7

En juin 1934, Roumain publiait, probablement avec la collaboration de Christian Beaulieu et d’Étienne Charlier, mais sous son seul nom, une Analyse schématique 32-34 marquant la fondation du Parti communiste haïtien. Le texte marquait « l’écroulement du mythe nationaliste » en Haïti – d’autant que les troupes américaines étaient en train de s’en retirer8 –, et prônait, « contre la solidarité bourgeoise-capitaliste noire, mulâtre et blanche », un « front prolétarien sans distinction de couleur », avec ce mot d’ordre « La couleur n’est rien, la classe est tout ». Quelques semaines après, Roumain était arrêté pour complot avec l’étranger, importation d’armes, préparation d’attentats. Condamné en octobre, il fut incarcéré jusqu’en juin 1936, contractant en prison des maladies sans doute à l’origine de son décès précoce, et « autorisé » à gagner l’Europe en août, expulsion déguisée, avant l’interdiction, en novembre, du Parti communiste haïtien (PCH).

Séjournant à Bruxelles puis à Paris jusqu’en mai 1939, Roumain, tout «secrétaire général du PCH » qu’il était, ne paraît guère avoir entretenu d’autres relations « politiques » qu’avec les intellectuels antifascistes, et majoritairement communistes, réunis dans leur éphémère Comité de vigilance (CVIA), et plus durablement autour de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), de son organe Commune, ou de journaux plus proches encore du PCF comme Regards. C’est dans cet hebdomadaire qu’il publia, en novembre 1937, une dénonciation du récent massacre de plusieurs milliers de paysans haïtiens ordonné en sous-main par le dictateur dominicain Trujillo. L’article lui valut la première condamnation pour « outrage à chef d’État étranger » jamais prononcée en France…

Regards publia également, l’année suivante, un bref « récit haïtien de Jacques Roumain », intitulé déjà « Gouverneurs de la rosée » mais ne laissant en rien prévoir le chef-d’œuvre qui serait publié après sa mort, six ans plus tard. Peut-être s’agissait-il des « bonnes feuilles » d’un roman en préparation, consacré à la « guerre des Cacos », surnom des paysans haïtiens en lutte contre le gouvernement aux mains de l’armée et des grands propriétaires, puis contre les troupes américaines, avec des exécutions sommaires se prolongeant jusqu’en 1921. Dans ses proses et poésies antérieures, Roumain en avait exalté les grandes figures, Charlemagne Péralte et Benoît Batraville, et son texte de Regards faisait dialoguer deux « Cacos », représentatifs de l’état d’esprit de ces «paysans vaincus ».

Ce passé douloureux est absent de son grand roman posthume, où les ennemis sont la sécheresse, l’abandon au fatalisme et la discorde. Mais le récit de Regards comportait une nouveauté, un mélange de parler populaire et de tournures ou de mots créoles dont l’affinement et la généralisation feront une des qualités essentielles des Gouverneurs de la rosée de 1944. Cette manière neuve de camper ses personnages à travers leurs propos et leurs pensées devait sans doute beaucoup à la fréquentation de Paul Rivet, médecin socialiste, l’un des fondateurs de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris et le concepteur du musée de l’Homme inauguré en 1937, mais aussi fondateur et président du CVIA déjà mentionné, élu en 1935 au Conseil de Paris par la gauche unie, posant les premières pierres du Front populaire.

Ethnologie et « socialisme » dans un seul village

Dès le printemps 1939, les menaces de guerre conduisirent Roumain à renvoyer sa famille à Port-au-Prince, tandis qu’il cherchait lui-même à gagner les États-Unis, restant interdit de séjour en Haïti. À New York, il tenta de reprendre ses études d’anthropologie entamées à Paris ainsi que des recherches sur l’histoire haïtienne, mais à la fin de 1940, des difficultés d’argent et de santé le convainquirent de rejoindre Cuba, où l’accueillit son ami le poète Nicolás Guillén. L’élection d’Élie Lescot à la présidence de la République haïtienne, en mai 1941, lui permit de revenir à Port-au-Prince, probablement à la condition de s’abstenir de toute activité politique.

En octobre suivant, un décret-loi annonçait la création du « bureau d’ethnologie de la République d’Haïti » sous la direction de Roumain, également chargé d’enseignement à l’Institut d’ethnologie fondé la même année par Jean Price-Mars. Au travers de trois longs articles à l’ironie ravageuse, il prit part en mars 1942 à la dénonciation de la « campagne anti-superstitieuse » lancée par le «clergé concordataire », majoritairement « breton » et plus ou moins ouvertement « vichyste » contre les cultes vaudous, sans qu’on puisse déterminer aujourd’hui encore s’il allait ou non à l’encontre des vues de Lescot. Le nouveau président s’était d’abord montré favorable à cette « campagne », faisant escorter les curés par des gendarmes, mais l’entrée des États-Unis dans le conflit mondial lui avait peut-être fait mesurer le risque de soutenir ce clergé « vichyste » dans un pays officiellement rangé aux côtés des Alliés9.

En septembre 1942, Lescot décidait de nommer Roumain « chargé d’affaires d’Haïti à Mexico », haut lieu de l’opposition au franquisme et au nazisme, et là encore historiens et biographes hésitent : éloignement déguisé d’un pamphlétaire redouté ou promotion pour services rendus ? On ignore la manière dont il s’acquitta de cette mission diplomatique, acceptée, écrivait-il à sa femme, « comme un grand sacrifice, un service à rendre à la cause de mon pays»10, tout comme le détail des rencontres qu’il put faire durant son séjour mexicain, ponctué par de graves ennuis de santé. Du moins sa correspondance intime montre-t-elle qu’il avait conservé ses convictions de communiste.

Elles étaient « orthodoxes », c’est-à-dire staliniennes. Ses lettres offrent par exemple, en août 1939, une ardente et captieuse défense du pacte germano-soviétique et de « la politique stalinienne inflexible de défense concrète de la paix et des intérêts du peuple russe et du prolétariat international », ou encore cette réflexion de février 1943, à l’occasion de la reprise de Kharkov par l’Armée rouge : « Quel dommage que cet animal de Trotsky ait été tué au cours d’une querelle de famille. Vivant, il serait actuellement parfaitement cadavre, moralement, politiquement. Tout l’édifice de ses mensonges, toute sa trahison rageusement ourdie s’est écroulée devant l’œuvre, éblouissante aujourd’hui pour le plus aveugle, du général Staline »

Tel est le contexte complexe, et souvent ambigu, voire contradictoire, dans lequel Roumain écrivit ce qu’il appelait son « roman paysan » appelant à former le « grand coumbite des travailleurs de la terre ». Il n’eut pas le temps de le voir édité. De santé toujours fragile et las de ses obligations officielles à Mexico, il avait obtenu un congé pour venir se reposer à Port-au-Prince : arrivé le 6 août 1944, il y décédait brutalement le 18 suivant, à 37 ans, « par empoisonnement selon certains, de paludisme selon d’autres, ou encore d’un ulcère au duodénum ou d’une anémie pernicieuse », voire « d’une cirrhose du foie », selon le diagnostic supposé du médecin appelé à son chevet…

« Son œuvre a ouvert un nouveau chapitre de la pensée haïtienne, celui de la modernité », estiment les éditeurs de ce volume. Elle l’a assurément tirée de son folklorisme et de son provincialisme mêlé d’admiration aveugle pour tout ce qui venait de la « capitale », non pas Port-au-Prince, mais Paris. Traduisant des poèmes de l’allemand, de l’espagnol, voire de l’anglais, Roumain a pratiqué un « internationalisme » littéraire précédant de plusieurs années ses prises de position anti-impérialistes. La véhémence de ses derniers poèmes rejoint parfois les accents de ceux d’Aimé Césaire, dont par ailleurs il ignorait l’existence, s’intéressant davantage à ceux du Cubain Guillén ou de l’Afro-américain Langston Hughes. Les quelques travaux ethnologiques qu’il eut le temps de rédiger dans ses dernières années ont aussi contribué à renouveler le regard sur les cultes vaudous ou les anciennes civilisations caraïbes…

On retrouve cet « internationalisme » dans les Gouverneurs de la rosée de 1944. Manuel, le héros « christique » de ce récit (sa mort en « martyr » mettra fin aux querelles villageoises, permettant à son projet de « coumbite » et de «régénération de la terre » de voir le jour), est revenu à son hameau natal après quinze années de travail agricole dans les grandes canneraies de Cuba, et c’est de son expérience des grèves et des luttes quotidiennes contre les planteurs et leurs sous-fifres qu’il tire sa combativité et son refus de céder à la résignation générale. À lui de chercher et de trouver la source salvatrice qui fournira «l’arrosage » (c’est-à-dire l’irrigation), à lui de réconcilier les familles ennemies pour qu’elles en creusent les canaux ensemble, car « l’eau, c’est pas une propriété, ça ne s’arpente pas, ça ne se marque pas sur le papier du notaire, c’est le bien commun, la bénédiction de la terre »

« Gouverneurs de la rosée » n’est pas une expression créole, mais une trouvaille de Roumain, pour une fonction localement dénommée Met lawouse, « maître de l’arrosage », et dont le rôle est ainsi défini par Manuel : « Il serait bon aussi de nommer un syndic, avec la confiance de tous les habitants, pour la distribution de l’eau d’après le besoin de chaque nègre ». Il en existait dans beaucoup de villages de petits propriétaires (et bien sûr très au-delà des seules campagnes haïtiennes), où l’on pratiquait aussi les échanges de services et les séances de travail collectif (« coumbite ») entourées d’un certain cérémonial, et dont les personnages du roman cultivent la nostalgie, attendant sans le dire leur «résurrection ».

Plusieurs critiques l’ont observé, ce récit est littérairement et ethnographiquement très estimable, beaucoup moins du point de vue agronomique, économique ou politique. « D’un strict point de vue technique, l’histoire que nous raconte Roumain ne tient pas », estime ainsi dans ce volume l’anthropologue Gérard Barthélémy, parce qu’en son temps les zones rurales souffrant de sécheresse étaient très peu nombreuses, et que l’occupation des sols déjà très dense excluait qu’on pût découvrir une source jusqu’alors inconnue. Du point de vue social et politique, les limites du projet sont encore plus flagrantes.

S’agissait-il d’établir le « socialisme » dans un seul village ? Seulement de retrouver la toute petite prospérité d’antan – comme dans Colline, 1929, ou Regain, 1930, ces romans de Giono qui paraissent avoir inspiré Roumain – pour que les femmes aient de quoi vendre et acheter sur les marchés et que les hommes puissent payer leurs dettes de clairin… Dans la meilleure des hypothèses, le romancier a pu considérer que « les cadres d’une lutte politique » n’étaient pas suffisamment constitués dans ce qu’il nommait « le prolétariat paysan » pour y parler de coopératives et de collectivisation des moyens de production, et y diffuser le projet d’« assemblée générale des gouverneurs de la rosée » qui avait paru si révolutionnaire à Breton.

Illusoire « indépendance »

Si désolante, si révoltante qu’elle soit, la situation actuelle d’Haïti doit faire réfléchir « toute la terre ». On ne saurait trouver plus éloquent « cas d’école » que ce pays qui fut le premier à s’affranchir de l’esclavage colonial en conquérant son « indépendance ». Les historiens haïtiens sont de plus en plus nombreux à le montrer, elle fut rarement plus que nominale, une vitrine ou un cirque pour des politiciens servant le plus souvent d’autres intérêts que ceux du pays11. Sur le plan économique, Haïti importait en 2015 près de 3,5 fois plus en valeur qu’elle n’exportait, soit 5 % de produits agricoles, contre 22 % importés, et 92 % de produits manufacturés, contre 82 % importés, qui représentaient une valeur deux fois supérieure…

Ridiculement bas par rapport à ceux des autres pays de la Caraïbe, le budget «exceptionnellement ambitieux » de l’État haïtien pour 2017-2018, l’équivalent de 2,2 milliards de dollars obtenus notamment en « taxant les pauvres »12 n’égalait même pas les transferts de fonds des expatriés (11,2 % de la population) vers Haïti, déjà supérieurs de quelques centaines de millions en 2016, et eux-mêmes inférieurs à la « dette publique » officielle. La « dépendance » du pays à l’aide internationale – aide en net déclin, notait en 2017 la Banque mondiale – se montait encore annuellement à 345 millions de dollars de dons, non sans une « démarque inconnue » continuant de s’égarer dans diverses poches. Pire, «l’aide internationale » ne serait « qu’un vaste mensonge », selon le sociologue haïtien Franck Seguy, pour qui « le pays est en voie d’être recolonisé par le capital transnational », ainsi que le montrent des exemples consternants13.

Constatant que l’État n’y avait plus de souveraineté ni d’indépendance, il ajoutait : « ce n’est pas grâce à la “communauté internationale” ni au gouvernement national et aux classes dirigeantes qui collaborent avec elle qu’Haïti pourra s’en sortir. Pour sortir de cette situation, il faudrait plutôt chercher du côté des mouvements sociaux, des luttes sociales. Mais ce côté semble également peu praticable, pour l’heure, car les mouvements sociaux qui existent à Haïti vivent grâce au financement étranger, en passant par les ONG qui se disent de gauche » mais sont évidemment bridées par leurs bailleurs de fonds. Qui plus est, les mouvements sociaux font fuir les investisseurs étrangers14, aggravant le chômage (selon France Diplomatie, en 2018 « deux tiers des Haïtiens sont touchés par le chômage et le sous-emploi ») et la misère (78 % de la population sous le seuil de pauvreté, selon l’UNICEF)…

À y regarder de plus près, cette « histoire » de restauration d’une «indépendance», d’une souveraineté, voire d’une autosuffisance d’Haïti « tient »-elle mieux que celle de Roumain et de son petit village censé résumer l’état de cette « nation » ? On pouvait encore y croire un peu en 1944, mais la mondialisation de la guerre préparait déjà celle de l’économie, de la finance, de la crise écologique, des catastrophes climatiques… multipliant les relations d’interdépendances et aggravant le plus souvent les situations de dépendances de toutes sortes. À Haïti comme ailleurs, la « question sociale », celle du bien-être général, de l’équitable répartition des ressources, du plein épanouissement des individus, ne se pose plus depuis longtemps au niveau local ou national.

Après d’autres, Jean Batou l’a récemment posée en ces termes : « Le produit intérieur brut du monde d’aujourd’hui, à parité de pouvoir d’achat, représente la contrevaleur de 20 000 dollars par habitant, soit 15 à 20 % de plus, en termes réels, que celui de la France de 1968. Il s’agit là, bien sûr, d’une moyenne qui fait abstraction des inégalités de répartition des revenus… Autrement dit, tous les pays pourraient avoir un niveau de vie supérieur à celui de la France de la fin des années 60, pour autant que leurs revenus soient plus également répartis. Ce calcul permet de donner un ordre d’idée du potentiel à disposition. Mais il ne tient pas compte des choix très différents d’allocations de ressources et de travail qui pourraient être effectués, ne serait-ce qu’en supprimant les énormes gaspillages que représentent l’obsolescence programmée de la plupart des produits, l’industrie d’armement, la publicité, etc. »15 Voilà qui serait « gouverner » non plus seulement « la rosée », mais « toute la terre ».

1 Voir par exemple Haïti, 7-11 janvier 1946, actes du colloque réuni à la Maison de l’Amérique latine, Paris 29 novembre 1996 à l’occasion du 50e anniversaire des évènements de janvier 1946 en Haïti, Coulonges-les-Sablons, La Flèche du temps, 1998, et Gérald Bloncourt et Michael Löwy, Messagers de la tempête, André Breton et la révolution de janvier 1946 en Haïti, Pantin, Le Temps des cerises, 2007. La Constitution de 1946 fut remplacée en 1950 par un texte inspiré par la Junte au pouvoir, renforçant les pouvoirs de la police, ne restreignant plus les droits des propriétaires fonciers étrangers, etc.

2 Jacques Roumain, Œuvres complètes, édition critique coordonnée par Léon-François Hoffmann et Yves Chemla, Paris, 2018, CNRS éditions, collection «Planète libre », 1587 pages, 45 euros. Enseignant-chercheur à Princeton, L.-F. Hoffmann, qui a consacré l’essentiel de ses travaux à la littérature haïtienne, est mort au moment même de la parution de ce volume. Il avait déjà «coordonné » l’édition de 2003, parue dans la collection « Archivos » de l’UNESCO, jusqu’alors dévolue à la littérature hispanophone.

3 HaïtiLibre, 7 juillet 2018.

4 Données de la Banque mondiale, 2018. Mais selon le précieux rapport « Profils des moyens d’existence en milieu rural », publié conjointement en mars 2015 par plusieurs ONG dont Oxfam, la population rurale haïtienne comptait encore pour 50 % en 2012.

5 Pour comparaison, en 2011, la densité était en France métropolitaine de 116 h/km2, de 96 h/km2 en excluant l’Île-de-France, et de 238 h/km2 en Guadeloupe.

6 Cette dette a pour origine l’exigence par Charles X, en 1825, de 150 millions de francs-or en « dédommagement » des pertes occasionnées par la déclaration d’indépendance de 1804, somme ramenée à 90 millions par Louis-Philippe, et qu’Haïti finira de régler à la France en 1883, mais en contractant des emprunts auprès de banques françaises et américaines, avec des intérêts qui ne seront soldés qu’en 1952.

7 Brouillon d’une lettre de Roumain saisi à son domicile par la police en décembre 1932 et communiqué à la presse ; son auteur se livre quelques jours plus tard et ne sort du Pénitencier national qu’en février, au prix d’un grève de la faim.

8 Devenu président des États-Unis en 1933, Roosevelt avait rapidement signé un traité de désengagement, au nom de sa « politique de bon voisinage », et après que la presse haïtienne d’abord, internationale ensuite, eut décrit diverses exactions des troupes d’occupation. Leur évacuation prit fin le 15 août 1934.

9 L’hypothèse développée par André-Marcel d’Ans dans un important article annexé à ces Œuvres complètes de Roumain, ici p. 1236-1244, est légèrement différente : à en croire le « livre-bilan » rédigé par Lescot « vers la fin de sa vie », le président, ancien ambassadeur à Washington et « catholique zélé », aurait voulu implanter en Haïti des « Oblats franco-américains », déclenchant « un bras de fer sournois entre la hiérarchie catholique et le chef de l’État ».

10 Jean-Claude Fignolé, dont l’essentiel de sa perçante critique de Gouverneurs de la rosée, parue en 1974, se trouve reproduit dans le dossier critique de ces Œuvres complètes, et dont quelques arguments sont repris plus loin, suggère que Roumain a pu accepter ce poste diplomatique « dans le cadre de la politique générale de l’Internationale communiste de l’époque : alliance avec les démocraties libérales et bourgeoises contre le fascisme. »

11 Exemple de recherche récente tordant le cou à un cliché, Haïti déforestée, paysages remodelés, Port-au-Prince, CIDIHCA 2015) de l’agro-économiste Alex Bellande montre que la déforestation et le ravinement des mornes n’ont pas pour principaux responsables les petits producteurs de charbon de bois (70 % des ressources énergétiques d’Haïti !), mais la grande bourgeoisie terrienne et commerçante exportant à vaste échelle, depuis le XIXe siècle, des essences précieuses comme l’acajou, le gayac, le campêche, etc.

12 Voir par exemple Haïti économie, 5 septembre 2017, « Le coût social et économique de la taxation des pauvres et la diaspora », ou encore Le Nouvelliste, 28 août 2017, « Impôt sur le revenu, 10 000 gourdes : la diaspora et les plus pauvres ne sont pas visés, selon le ministre des finances ».

13 Voir À l’encontre, 26 avril 2014 : Carlos Orsi, « Haïti : L’aide internationale n’est qu’un vaste mensonge ». Le parc industriel de Caracol n’est pas le seul exemple de «zone franche » sur « fonds d’aide internationale » servant des intérêts principalement américains.

14 Note de la Coface (Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur) de janvier 2018, relevant ces « points faibles » d’Haïti : « Faible niveau de développement et extrême pauvreté (classé 163e sur 188 en termes d’indice de développement humain) ; forte vulnérabilité aux catastrophes naturelles (séismes, ouragans…) ; déclin de l’aide internationale depuis le séisme de 2010 (de 16,5 % du PIB en 2011 à 5,6 % en 2015) : déficit d’infrastructures ; instabilité politique et insécurité ; dépendance énergétique ; dépendance aux transferts des migrants et aux dons internationaux ; gouvernance et environnement des affaires défaillants ». Et son « appréciation du risque » ajoute ces remarques : « L’investissement domestique, privé comme public, resterait faible, et les investissements étrangers resteront découragés par le risque politique, les troubles internes et la corruption. Le secteur textile resterait le principal bénéficiaire des investissements, mais un certain nombre d’entreprises étrangères menacent de quitter le pays depuis le développement des grèves des employés du secteur en mai 2017. »

15 Jean Batou, Nos années 68 dans le cerveau du monstre, éditions de L’Aire (Vevey, Suisse) 2018, postface, « Lettre à une jeune personne née en 2000 ».

Previous post Travail et émancipation
Next post SYRIE – Entretien avec Farouk Mardam Bey