Voies et moyens de la transition écologique

LE PRÉSENT ARTICLE PART DU PRÉSUPPOSÉ SUIVANT : la conversion écologique implique une phase de transition, qu’il s’agit de définir et qui implique des propositions en matière de contenu et de stratégie.

La nécessité de ce type de transition est liée au fait que la conversion écologique (voir encadré), partie intégrante du projet d’émancipation, nécessite un changement radical de système économique, donc de rapports sociaux. Dans ce cadre, une phase de transition est nécessaire pour rendre possible la conversion progressive de la société. Cette proposition repose sur l’hypothèse fondée sur l’histoire et l’actualité : le changement du monde ne se fera ni par « l’érosion » douce du capitalisme, contrairement à ce que défendent dans deux ouvrages récents Erik Olin Wrigh1/ ou Rutger Bregmanh2/, ni par la somme des « micro révolutions » ou par le développement des « communs », quelle qu’en soit la définition retenue.

Approche de la transition

Essai de définition

Définir la « transition écologique » implique de combiner la nature et l’ampleur du changement à réaliser avec les définitions de base du terme « transition » : « passage d’un état de chose à un autre » (Dictionnaire de la langue française), « passage lent, graduel, d’une transformation progressive » (Petit Robert). Le terme « transition » évoque bien un passage, lequel ici ne concerne rien moins que le passage d’une société capitaliste dans sa forme actuelle à la possibilité de réaliser une société écologique (voir encadré). Pour y parvenir, il s’agit, au cours de la transition, de préparer le remplacement d’un système productiviste, fondé sur les énergies fossiles, néolibéral et mondialisé, aux moyens de production, pour l’essentiel, de propriété privée, reposant sur la logique de profit par croissance et concurrence et marchandisation maximale, avec domination du politique par l’économie et conduisant à des sociétés fortement et de plus en plus inégalitaires.

Une telle définition diffère d’usages fréquents et discutables ne prenant pas en compte l’ensemble du processus de transformation, peut-être pour en masquer la complexité et la radicalité. Trois travers principaux peuvent être notés : un travers techniciste, comme par exemple dans le domaine énergétique pour désigner un changement dans le « mix », sans évoquer l’ensemble des conditions de ce changement ; un travers institutionnaliste, dans lequel des changements dans les orientations et les décisions politiques seraient suffisants ; un travers idéaliste qui privilégie les initiatives locales et concrètes.

Le terme de transition s’applique donc ici à un « passage » de grande ampleur rarement pris en considération dans l’évocation des changements écologiques. Il s’agit aussi d’un changement complexe en raison de la caractéristique de toute question écologique, de la diversité de ces questions, au cœur de l’activité humaine et de la nature. De plus, la culture politique alternative porte surtout sur le volet politique de la transition, la vision écologique se limitant « souvent quant à elle » à des changements dans le « faire ».

Inscrite au cœur de l’activité humaine, l’écologie concerne tous les actes de production, d’échange, de consommation. Son approche, analytique et normative, implique de mobiliser les trois champs de natures différentes mais complémentaires et dialectiquement liées, à un moment donné et dans leur évolution : 1) Un champ technique et scientifique regroupant l’ensemble des connaissances et des techniques disponibles, utilisées ou non dans la réalisation/utilisation/destruction d’un bien ou d’un service et dans la prise en compte des conséquences écologiques de ces trois phases ; 2) un champ économique et social, constitué de l’ensemble des formes sociales qui réalisent ces processus de production, d’échange, de consommation et des rapports sociaux qui en résultent ; 3) un champ institutionnel comprenant l’ensemble des institutions, des règles… qui font « tenir » ensemble, y compris de façon provisoire et conflictuelle, les acteurs de l’activité et la société, qui peuvent aussi contribuer à son changement.

L’écologie concerne toutes les activités, toutes les échelles de territoire et leurs relations avec à chaque fois de très nombreuses questions transversales, de la biodiversité « naturelle » au climat, en passant par les pollutions, la préservation des ressources en eau, en sols…

Dans ce cadre conceptuel, la transition est conçue comme un processus rendant possible à terme la conversion écologique (voir encadré) : il s’agit, au cours d’une phase relativement longue et difficile, connaissant des avancées et des reculs, de combiner des luttes et des actions contre le système en place avec la mise en œuvre d’autres formes de production, d’échange, d’organisation. L’engagement de cette transition nécessite une « rupture », et son achèvement la construction d’une nouvelle « hégémonie ».

La rupture, ou le déclenchement de la sortie de la « normalité » actuelle, est à envisager comme le « moment » où, en plus d’importants « déjà là » à valoriser, se concrétise un changement significatif des conditions politiques (victoire électorale ou bon résultat des forces de transformation écologique et sociale), porté par un mouvement social, par exemple dans un contexte de crise du système capitaliste. Ce changement permet d’engager un changement plus important, de modifier un certain nombre de règles et d’impulser des changements dans des secteurs significatifs et mobilisateurs. Cette rupture, ce « moment », doit préparer les conditions de la transition : idéologiquement (les forces du mouvement pensent : « on est capable d’avoir un projet et de battre le système »), politiquement (mobilisation, nouveau rapport de force), techniquement (des équipes sont au travail et compétentes). Sans une telle rupture, le système demeure en capacité de reprendre le dessus.

Cette rupture rendra alors possible la transition, définie comme un processus, comportant des avancées et des reculs, sur une période relativement longue. Cette période devra combiner un ensemble de processus de transformations significatives et progressives, de ruptures antiproductivistes et anticapitalistes sur les plans politique, économique et social, permettant un effacement progressif, quoique encore incomplet, du système actuel. Cet affaiblissement du système nécessite et produit une modification du rapport de force : renforcement des forces de changement (mobilisation, projet mobilisateur) et affaiblissement des forces dominantes…

… Jusqu’à ce que les forces de transformation, sans pour autant occuper en totalité les champs de décision, soient hégémoniques, c’est-à-dire en capacité (et en légitimité) de penser et de conduire le changement jusqu’à la conversion complète. Cette hégémonie devra bien sûr dépasser le champ institutionnel (idéologie, organisations, décisions politiques) pour s’appliquer aux champs des connaissances et de l’économie/social3/.

Enjeux et difficultés de la transition écologique face au capitalisme mondialisé

Résoudre les difficultés de « méthode » pour définir un possible processus de transition (une « expérience de pensée ») relève de l’intelligence collective. En revanche, réaliser la transition, c’est-à-dire modifier significativement les façons de produire et affaiblir le capitalisme, nécessitera une bataille longue et difficile, en l’absence d’un projet révolutionnaire complet. Sans être sûr d’une victoire, il est possible d’y réfléchir utilement autour de deux points : l’ampleur des tâches et la solidité du capitalisme.

L’ampleur des tâches à accomplir lors de la rupture et de la transition est impressionnante, notamment en économie, mais aussi dans les champs technique/scientifique (mobilisation des connaissances pour les nouvelles façons de produire recherche participative…), et institutionnel (nouvelles réglementations, innovations en matière de démocratie et de planification décentralisée…). De nombreuses questions seront à résoudre dans le champ économique, en lien avec le champ politique et institutionnel. Notamment : comment engager le passage d’une logique productiviste et/ou financière à une logique écologique et collective, en prenant en compte la diversité des conditions selon les branches et les formes sociales (entre le nucléaire et l’agriculture pour prendre deux cas extrêmes) ? Comment assurer le pilotage de l’économie au sein d’une situation relevant de plus en plus d’une « économie plurielle » ? Quel mode de financement en phase de modification du régime de croissance… Comment développer la prise en compte des coûts complets ? Comment résister à la concurrence extérieure dans un monde libéralisé ? Comment réussir la transition énergétique face aux grandes firmes du secteur et avec un fonctionnement économique très énergivore à tous les stades ? À l’articulation de l’économie et du social, comment traiter la question de l’emploi (un emploi pour tous et nouvelle répartition) et celle du travail : finalités, organisations, conditions de travail, nouveau statut du travail salarié en lien avec les mutations de l’emploi ?

La capacité du capitalisme à se maintenir constitue la difficulté majeure de la transition, jusqu’à conduire beaucoup de groupes à ne pas « penser » la transition ou à la penser impossible. En effet, pour rendre possible la conversion écologique par l’installation progressive d’un autre mode de production, il faut, dès la phase de transition, affaiblir le système en place et construire progressivement autre chose. Ce passage, ample et complexe, se heurte à un système capitaliste fondamentalement anti-écologiste par sa stratégie fondée sur le profit, donc sur le court-termisme, la marchandisation et l’exploitation des ressources « gratuites ». Ce système, dominant dans le champ économique, l’est aussi, à des degrés divers, dans les deux autres, celui des connaissances et celui des institutions. Ce système est capable de résister à ses propres crises, de modifier ses stratégies pour s’adapter, ou faire semblant, en récupérant des aspirations émergentes et en les intégrant à son système d’exploitation et de domination, comme avec le capitalisme vert4/ et avec « l’économie verte »5/. Le capitalisme est également en mesure de limiter le poids des résistances, des luttes et des alternatives en l’absence de changement significatif du contexte politique et social. Les capitalistes détiennent l’essentiel des moyens de production, une grande part de la capacité d’innovation, la finance… Ces difficultés sensibles au sein d’un espace national, le sont bien davantage dans un espace régional du type Union européenne, et a fortiori mondial, dans lequel, grâce au libéralisme mondialisé, toutes les formes d’opposition et de concurrence entre les pays et les groupes sociaux sont amplifiées, permettant aux firmes multinationales d’optimiser leur développement. Ce capitalisme se réalise néanmoins dans des conditions concrètes, sources de contradictions, de conflits… Les pays dominés, victimes d’une double ou triple peine avec le dérèglement climatique, les paysanneries, les consommateurs pauvres, les salariés aux conditions de travail dégradées, parties intégrantes du capitalisme mondialisé, constituent bien sûr la base de nouvelles alliances à construire ou à renforcer.

Face à cette complexité et à cette solidité, la capacité des forces sociales et des institutions à changer les choses est évidemment inconnue, au-delà de ces deux points : elles ne sont pas absentes de la lutte et des innovations pour une transformation écologique et sociale, et elles doivent atteindre un autre niveau de mobilisation et d’organisation pour qu’existe un espoir de victoire.

Pour rendre possible la transition, en penser la nécessité, le contenu et les conditions de sa réalisation

La phase de transition peut être imaginée sous la forme d’un immense chantier de construction de longue durée, comportant plusieurs chantiers articulés entre eux à un moment donné et dans la durée, chaque chantier appelant à la mobilisation continue et à la participation de chacun. La transition écologique sera sans doute longue, compliquée et conflictuelle. Les transformations devront être conduites en cohérence entre elles et arrachées aux pouvoirs en place. Elle suppose un affrontement idéologique et des actions pour imposer des transformations. Sur un plan concret, les changements devront découler de propositions et d’initiatives émanant du haut et du bas, et combiner, par exemple pour les déplacements et l’alimentation, de nouvelles offres et de nouveaux comportements.

Cette transition implique donc à la fois et de façon articulée des changements politiques et réglementaires de rupture (énergie, économie…) en lien avec la constitution progressive d’un fort mouvement social, porteur d’une nouvelle culture, réunissant des travailleurs avec des citoyens/consommateurs et liant objectifs sociaux et écologiques. En économie, il faut à la fois réduire très nettement le pouvoir et le poids économiques des grandes firmes, notamment de l’énergie, et une intervention, avec du capital socialisé, dans les secteurs clefs pour constituer des unités productives et des formes d’échange favorables aux nouvelles orientations. Cette intervention implique bien sûr une évolution du système financier au service de la transition. Elle implique aussi la transformation des rapports internationaux, qui n’est pas la moins nécessaire et la moins difficile. Elle nécessite notamment par rapport aux accords actuels de nouvelles protections aux frontières dérogatoires : hausse de certains droits de douane, caractérisation des produits pouvant être importés…

Ces changements nécessitent la compréhension de l’importance de la transformation à opérer qui touche toute la société et pas seulement la sphère de la consommation : modification du rapport capital/nature avec passage de la domination et du pillage à une relation de conservation, réduction de la place des rapports marchands, modification culturelle pour penser autrement le changement, pour changer de mentalités et de comportements, pour penser autrement le rapport entre individu et collectivités…

L’État et l’ensemble des pouvoirs publics ont un rôle important à jouer dans la préparation et dans la réalisation de toutes ces transformations, dans la préparation de la rupture et dans la réalisation de la transition, cela dans ses différentes fonctions et structures, centrales et décentralisées. Ces rôles des pouvoirs publics impliquent bien sûr leur transformation dialectique qui ne peut être détaillée ici au-delà de l’évocation de deux axes de changement : celui dans la finalité de l’intervention avec une autre notion de « l’intérêt général », changement dans les modes de décision avec davantage de décentralisation et d’autogestion. Ces changements dans le cadre national devant aussi être réalisés à l’échelle de l’Union européenne.

Au niveau central par son pouvoir législatif, réglementaire et budgétaire, l’État dispose de la capacité de contribuer à l’élaboration du projet de changement et de le faire appliquer, notamment en mobilisant l’administration centrale et les services publics, dans le cadre d’une planification globale et écologique. L’État a également un rôle essentiel dans la négociation au sein de l’Europe et de la communauté internationale pour proposer de nouvelles règles ou accords en matière climatique et écologique, et pour contribuer à leur élaboration/application. Il peut aussi de lui-même, ou en lien avec d’autres pays, en appliquer de nouvelles en matière de protection, de commerce, de coopération…

Les pouvoirs publics décentralisés, régions, départements, communes et leur groupements, ont du fait de leurs contacts avec le terrain et les groupes sociaux un rôle important en matière d’appui à l’innovation, à la construction de structures adaptées aux initiatives, le tout dans des politiques donnant la priorité, la transition écologique et sociale. Par exemple, une région, des départements et des groupements de communes, pourraient, ensemble et complémentairement, orienter leurs politiques autour de cette transition, avec l’appui de l’État central.

Cette transition exige une planification écologique souple et décentralisée, intervenant sur le court terme et sur le long terme, notamment pour la transition énergétique. Elle doit permettre d’établir et d’appliquer les divers changements en fonction de priorités définies politiquement, socialement, techniquement et économiquement. Ces changements doivent progressivement, sans pour autant être complets, concerner tous les aspects du système productif (produits, technologies, investissements, emplois, organisation), des échanges, de la consommation et de l’organisation territoriale (aménagement et urbanisme).

Aux choix propres à chaque secteur, cette planification doit assurer une cohérence sur plusieurs plans : 1) sur le plan des temporalités entre décisions prises en début de période et celles à prendre plus tard ; 2) sur le plan technique, par exemple entre les évolutions des différentes sources d’énergie et leurs usages, comme entre modifications du système productif agricole et les débouchés, ou encore entre fiscalité et mesures techniques dans le domaine des transports ; 3) sur le plan économique entre le système de financement et la politique des prix qui doivent être stables, notamment pour l’énergie, pour accompagner la planification ; 4) sur le plan politique entre adhésion active des couches populaires aux changements et décisions politiques. Sur ce plan, le projet élaboré et sa mise en œuvre doivent clairement exprimer en quoi chaque catégorie est concernée, avec un bilan précis à l’avantage des catégories prioritaires. Les prix doivent progressivement couvrir les coûts réels en éliminant toute forme de low cost, notamment pour les importations, dans le cadre de nouvelles relations avec les pays exportateurs de ces produits. Globalement, la transition doit favoriser la prise en compte de la situation des pays pauvres, de leurs salariés, et de leurs paysans, notamment dans le cadre d’une modification des rapports internationaux. De même, doivent être prises en compte de façon autogestionnaire, à l’échelle de chaque unité et de chaque territoire, les conditions de changement de production et de conditions de travail (durée, organisation…).

Comment avancer ?

Pour le cas de la France, les forces sociales mobilisées sur la question écologique, incluant les changements climatiques, sont diverses et pour certaines efficaces. Elles ne constituent pas globalement une force importante ni du côté de la mobilisation ni de celui d’un changement dans les politiques. Regroupées comme lors de la COP 21, elles ont un certain poids, mais lequel retombe dès la fin de la mobilisation. Des victoires comme celle contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le blocage de l’usage des OGM, des gaz de schistes constituent des points forts en combinant des formes nouvelles de lutte, la contre expertise, la mobilisation… Elles s’ajoutent à diverses résistances comme l’agriculture paysanne, et à des alternatives concrètes. Mais l’absence de perspectives et de projet au plan politique en limite la portée.

Les institutions internationales onusiennes, comme certains groupements (GIEC ou des variantes), ont pu être porteuses d’avancées dans les domaines de la biodiversité, du climat, grâce à des réseaux scientifiques et citoyens, dont la portée est largement réduite par les groupes de pression et les États. Les mobilisations citoyennes au niveau international, fortes dans les années 1990, dans le cadre du FSM, de la revendication de la souveraineté alimentaire ont besoin de reprendre force.

L’extension du capitalisme6/, malgré sa récente crise, doit interroger et devrait conduire, parallèlement à la lutte générale contre cette extension, à fédérer davantage les forces actuellement mobilisées et susceptibles de l’être conjointement contre le dérèglement climatique, contre la destruction des ressources, pour la justice climatique et pour la souveraineté alimentaire.

En guise de conclusion partielle et provisoire

Les forces de transformation écologique et sociale ont à assumer, aux plans local, national, européen et international et à conduire, en lien avec d’autres chantiers, un très grand travail sur la transition écologique. Ce travail comporte plusieurs dimensions : intellectuelle, politique, idéologique, organisationnelle et militante.

L’ampleur et la complexité de la tâche ont de quoi faire peur, incitant à rendre inactif ou à choisir des voies très incomplètes. Il est vrai qu’aucune force, qu’aucun regroupement sur une thématique, ne peut seul y parvenir. La réponse ne tombera pas du ciel. Elle implique plusieurs étapes, dont peut- être en priorité un travail de définition mené par plusieurs forces, pour contribuer à combler ce qui apparaît comme un vide intellectuel et politique entre l’alternative concrète au niveau local et l’idéalisme au niveau global. Ce travail pourrait être conduit sur l’ensemble de la question de la transition et sur des secteurs ou des domaines particuliers, en particulier à propos de l’agriculture, sujet abordé dans l’article spécifique qui suit. Comment rendre possible la rupture dans la situation actuelle pourrait aussi constituer une question pertinente

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